Makery

Voyager plus lentement : nouvelles géographies post-virales en Europe

Image prise depuis un drone de la police arrêtant un plagiste dans la ville de Rimini, Italie, le 16 avril 2020. © page Facebook de la Commune de Rimini

Démarré en 2015 comme un projet de recherche en art et design avec le Srishti Institute de Bangalore en Inde, le curateur et critique indépendant Rob La Frenais dirige aujourd’hui le groupe « Future of Transportation » sur Facebook. Nouvelle chronique sur la mobilité après le confinement.

Récemment, une fondation finlandaise m’a demandé d’écrire un article visant à expliquer aux artistes ce que signifierait le fait de ne pas prendre l’avion pour se rendre à leur résidence, intitulé Slow Travel – A Privilege Not A Sacrifice, et décrivant un voyage de trois jours de la campagne française à la résidence Saari en Finlande, en train, en trottinette électrique et en bateau. Dans les semaines qui ont suivi sa publication, les artistes n’ont pas pu se rendre dans les résidences, ou ont été bloqués dans celles où ils se trouvaient, en raison des restrictions de mouvement causées par le COVID 19. Avec le recul, il semble ironique que l’une des conclusions que j’en ai tirées soit « qu’après avoir voyagé en train et en bateau de nombreuses fois en un an, je commence aussi à remettre en question la nécessité de voyager tout court. Voyager lentement ne signifie pas seulement substituer le train à l’avion, mais changer toute une mentalité. » Je continuais en posant la question « pourquoi voyager tout court ? » J’étais loin de le savoir. Alors qu’aujourd’hui nous avons des « résidences d’artistes à domicile » et que nous sommes submergés par une mêlée en ligne de réunions virtuelles sans fin, de cocktails à distance et de consommation médiatique non-stop, que se passera-t-il en Europe lorsque nous serons enfin libérés ?

L’artiste Sara Morawetz © Sharne Wolfe

Zones rouges et vertes

J’ai écrit dans mon dernier article que nous devrions repenser et réassigner l’industrie de l’aviation après la crise ; je demande maintenant si les nouvelles mobilités post-virales seront déterminées par les endroits où nous pouvons et ne pouvons pas voyager, avec ces zones « rouge » et « verte » qui ouvrent et ferment. Le franchissement rapide des frontières, du moins à l’intérieur de Schengen, n’est plus garanti, étant donné que des secondes vagues imprévisibles peuvent survenir, qui restreindront à nouveau nos déplacements. Peut-être devrions-nous, dans nos futurs projets de voyage, éviter les itinéraires les plus rapides de A à B, et suivre plutôt l’exemple du flâneur de Charles Baudelaire lorsque nous voudrons nous rendre quelque part. Avec très peu de trains Eurostar en circulation, il se peut que nous revenions aux anciennes routes pour nous rendre sur le continent depuis le Royaume-Uni, en ferry, puis en utilisant les trains et les bus locaux, ou bien utiliser des bateaux pour aller d’une destination européenne à l’autre. Il existe déjà un mouvement en faveur des « trains panoramiques », où le voyage est plus important que la destination, comme le montre le Réseau ferroviaire communautaire du Royaume-Uni.

« Green zone travelling: a pan-European approach to save tourism », une proposition datant de début Mai des professeurs Miquel Oliu et Bary Pradelski, ESADE Business School, Barcelone. © ESADE

Il était devenu assez difficile d’éviter les itinéraires balisés bien avant la crise. En voyageant en train régional depuis Londres vers les côtes en direction de la France, comme je l’ai fait récemment, puis comme « passager à pied » dans le ferry, on se sent comme un paria par rapport à ceux qui utilisent la voiture ou le tunnel, et on se trouve tout à coup plus proche des mécanismes mis en place pour décourager les migrants. En France, des pans entiers du réseau ferroviaire sont réservés au TGV. Il est pratiquement impossible, par exemple, en utilisant plusieurs trains TER, de se rendre de Paris à Bordeaux. Toute l’approche du voyage en train est axée sur la vitesse et la concurrence avec les compagnies aériennes. J’aime à penser qu’un scénario d’après-crise pourrait consister à éviter ces itinéraires (plus sûrs aussi en terme de non exposition au virus) et à voyager en vélo électrique ou en trottinette, voire en charrette à cheval. En 2013, un couple de retraités, Michael et Jacqui Burden, a fait la une des journaux britanniques, utilisant leur carte Freedom (carte de bus gratuite pour les retraités) pour parcourir plus de 500 miles en montant et descendant de 24 bus entre le Devon et le Cumbria, pour s’arrêter ensuite à la frontière écossaise, la carte n’étant pas valable pour l’Écosse. Il s’agit peut-être d’une vision prémonitoire de ce qui va se passer lorsque les gens renégocieront leur sortie de confinement.

47 jours en mer

Plusieurs groupes de personnes, ou équipages, ont été complètement isolés en haute mer lors de l’apparition du virus. Parmi eux, deux navires de commerce équitable présentés dans des articles précédents, le Tres Hombres et le Gallant. J’ai demandé à Alexandra Geldenhuys de New Dawn Traders, qui attendait l’arrivée du Gallant à Falmouth au moment où je la contactais, comment l’équipage se sentait d’arriver dans le port vide d’un pays verrouillé après avoir navigué depuis les Caraïbes. « Le capitaine Jeff a dit qu’il était étrange de naviguer dans le port sans le trafic maritime habituel. C’était un tel plaisir de revoir l’équipage après si longtemps. Ils ont passé au total 50 jours en mer sur l’Atlantique, quittant le Mexique avant le confinement mondial du coronavirus. Ils ont reçu quelques nouvelles à ce sujet pendant leur séjour en mer, mais n’ont pas pu trouver facilement des informations sur la sécurité de leurs amis et de leur famille. Au passage des Açores, l’équipage a pu envoyer et recevoir quelques messages pour se rassurer pour le reste du voyage. Heureusement, ils sont tous en bonne santé et heureux et ont passé de bons moments ensemble. » Normalement, l’arrivée du Gallant est l’occasion d’une fête, avec musique et danse, car les marchandises sont déchargées et vendues immédiatement aux fournisseurs et aux clients qui attendent, mais cette fois-ci, ils doivent compter sur la vente par correspondance. Au moins, le Gallant peut encore naviguer. « En tant que navire cargo enregistré, il peut continuer à livrer des marchandises alors que des navires similaires, qui font du transport de passagers, sont immobilisés. Cela signifie que nous pouvons poursuivre notre travail de construction de chaînes d’approvisionnement éthiques. Nous rassemblons un réseau de fermes familiales, de marins, de fabricants et de travailleurs portuaires qui, ensemble, fournissent à nos clients des marchandises transportées à émission carbone quasi nulle, qui ne peuvent pas être facilement cultivées localement, comme l’huile d’olive, les amandes, le café, le chocolat, le vin, etc. »

Le Tres Hombres est également arrivé en France après un voyage similaire, transportant des marchandises équitables à la voile. La capitaine Weibe Radstake a écrit sur son blog mi-avril à propos des incertitudes du retour :  » ‘Vous n’êtes pas seul à avoir des émotions mitigées, vous n’êtes pas le seul navire à la dérive dans l’océan’. Je me souviens que c’était la chanson des Rolling Stones que nous écoutions lors de la première traversée que j’ai faite sur le Tres Hombres il y a sept ans. Et je l’écoute à nouveau maintenant. Nous nous battions pour l’entrée dans la Manche. Les derniers jours étaient froids, avec des vents de nord-est et des navigations toute voile dehors. Il semble que nous ne soyons pas autorisés à rentrer chez nous, mais voulons-nous vraiment rentrer chez nous ? Comment allons-nous trouver l’Europe ? Emotions mitigées. » Le 28 avril, le Tres Hombres est arrivé dans la baie de Douarnenez pour s’abriter de la mer agitée, et a poursuivi sa route vers Amsterdam, suivi pendant 5 jours par un grand dauphin. Radstake : « Maintenant, nous naviguons ou plutôt surfons dans la Manche dans la bonne direction. Comme on dit aux Pays-Bas : Het paard ruikt de stal ! (Le cheval sent l’écurie !) Nous avons tellement hâte de voir nos familles et nos amis, même si nous devrons agir différemment avec la règle du 1,5 m. » Venant de la République dominicaine, l’équipage a passé un total de 47 jours en mer sans toucher la terre ferme, soit la durée de toute la crise.

En dehors du présent

Un autre équipage isolé de la crise est celui des occupants de la Station Spatiale Internationale, qui sont revenus en Russie le 17 avril. Star City, le centre d’entraînement et la base des cosmonautes, a connu un mini-incident, de sorte que l’équipe de récupération a dû rester en quarantaine pendant un mois. Jessica Meir, qui a participé à la première sortie spatiale entièrement féminine (elle avait été retardée parce que la NASA n’avait pas fourni suffisamment de combinaisons EVA de taille féminine !) a témoigné dans l’émission « Late Show » de Steve Colbert en direct de l’ISS juste avant la mission de retour. « C’est très surréaliste parce que nous sommes ici, en train de vivre notre journée normalement. Nous avons bien compris tout le problème parce que nos équipes au sol sont également touchées, mais pour nous c’est une transition sans heurts et nous continuons à faire notre travail ici. Nous parlons à notre famille et à nos amis et nous regardons les nouvelles. Il est donc un peu difficile pour nous de croire que nous retournons vraiment sur une autre planète. Nous sommes les trois seuls humains à ne pas avoir été touchés par cette situation, alors que des milliards d’êtres humains y étaient confrontés, il est donc très étrange de voir tout cela se dérouler. » Bien sûr, les astronautes de l’ISS sont très habitués à l’isolement, ils ont donc donné des conseils aux personnes enfermées sur Terre sur la façon de gérer le confinement. Elle et l’équipage se sont posés en toute sécurité et sont toujours en quarantaine prolongée, car le corps devient plus vulnérable aux virus après une longue mission. Elle a décrit son atterrissage à « Vanity Fair » : « J’ai été en fait assez surprise par la douceur de l’atterrissage. Ce qui est étrange, c’est que la trappe s’ouvre et qu’il y a des équipes de secours, toutes masquées, et que soudain, nous faisons partie de ce nouveau monde de COVID-19. »

Frontières et points de passage

En passant de l’espace orbital à l’Europe et de la science dure à la science-fiction, je me suis retrouvé à lire pendant la crise le livre de 2016, The Fractured Europe de Dave Hutchinson, qui, comme beaucoup de choses de nos jours, semble un étrange présage, non seulement de la crise – dans le livre, qui se déroule après l’effondrement de l’UE, il y a eu une « grippe Xian » qui a tué des millions d’Européens, les frontières se sont fermées et des mini-États se sont formés, dont une ligne de chemin de fer qui est devenue un État-nation – mais aussi du Brexit en ce sens qu’il existe aussi « une autre Europe – une sorte d’univers parallèle de poche, partageant la géographie de notre Europe, accessible d’ici en quelques points seulement, et entièrement colonisée par les Anglais. » Accessible par différents portails, dont un à l’ombre d’Heathrow et par les tunnels sous la ville-État de Brême, « La Communauté » – le nom de cette Europe parallèle – est une société antitechnologique étrangement homogène et nostalgique, où tout le monde est blanc, la nourriture est fade et terrible, les gens s’habillent de vêtements ternes. Ils ont aussi la bombe et l’atmosphère y ressemble à une combinaison de la Grande-Bretagne des années 50 et de l’ancienne Union soviétique. Un peu comme dans le fantasme glauque des fanatiques idéologiques du Brexit, en fait. Il y a aussi une organisation de trafiquants d’êtres humains, appelée Les Coureurs du Bois, qui se spécialise dans le franchissement des frontières et le passage des portails secrets qui relient la nouvelle « Europe » divisée à « la Communauté ». Peut-être que dans les nouveaux méandres de notre Europe fracturée d’après-crise, nous aurons besoin d’un groupe d’experts pour nous aider à nous déplacer.

L’un de ces experts, qui opère sur ce territoire depuis longtemps, est l’artiste/activiste Heath Bunting de irational.org. Provocateur, interdit aux États-Unis pour son « art génétique », Bunting travaille depuis les années 90 sur un projet intitulé BorderXing, dans le cadre duquel il se promène et documente les passages de frontières tels qu’ils se sont déplacés pendant et depuis Schengen, présenté récemment dans une publication collective intitulée l’antiAtlas des frontières et décrite ainsi : « BorderXing est un guide et une base de données en ligne sur la manière de franchir les frontières illégalement, destiné aux militants et aux migrants sans papiers. Heath Bunting a traversé les pays européens à pied dans toutes sortes de cadres, en passant par des forêts, des rivières, des montagnes et des tunnels. Le BorderXings Guide est donc un manuel écrit à pied, un acte de reportage pour ceux qui souhaitent traverser les frontières sans documents officiels. » Bunting pourrait bien avoir un nouveau rôle de guide touristique dans un avenir où nous ne saurons jamais où une frontière pourrait surgir.

« BorderXing », Heath Bunting, 2003. © Heath Bunting

L’ antiAtlas est également une bonne source d’autres artistes qui cherchent à remettre en question la validité des frontières, comme Clio Van Aerde dans son ouvrage de 2018 Online-A Manifestation of the Human Border, dans lequel elle relate comment elle a parcouru à pied toute la longueur du Grand-Duché de Luxembourg. Elle écrit : « Ce projet cherche à éclairer des absurdités comme par exemple les privilèges et les obstacles rencontrés en relation avec la possession d’un certain passeport ou d’un autre. Au sens large, aujourd’hui, alors que certains mènent une vie progressivement nomade comme si les frontières avaient disparu, d’autres perçoivent exactement les mêmes frontières comme des barrières infranchissables. » Pendant la crise, cela s’est manifesté dans la page Facebook antiAtlas des frontières, principalement en français, qui a documenté les nouvelles barrières érigées à la hâte, dans cette nouvelle ère de frontières bio-politiques, entre la France et la Suisse, par exemple. Des frontières différentes, des biologies différentes, des géographies différentes, signifient des choses différentes pour les artistes.

Réalités géographiques changeantes

En 2018, l’artiste australienne Sara Morawetz a parcouru la ligne du Méridien de Dunkerque à Barcelone, en suivant le chemin des deux scientifiques français Pierre Méchain et Jean-Baptiste Delambre (1792-1798), les premiers à mesurer le Méridien. Il leur a fallu six ans et ils ont été emprisonnés à plusieurs reprises en cours de route, au lendemain de la Révolution. Ils ont utilisé leurs mesures ultérieures pour définir la longueur d’un mètre. En suivant la route des scientifiques aussi loin que possible, dans « Marcher de Dunkerque à Barcelone pour mesurer la circonférence de la Terre », Morawetz a mis 112 jours. Elle décrit sa méthodologie dans une interview publiée dans The Art Life : « Nous marchons dans le paysage, marchant d’un endroit à l’autre, en suivant approximativement la ligne du méridien qui coupe Paris. J’ai essayé d’organiser le voyage autour des villes que les premiers scientifiques français ont visitées, bien que cela se soit avéré plus difficile à certains moments qu’à d’autres. Nous avons légèrement dévié de notre route pour trouver un logement, des endroits où l’on peut manger et des endroits faciles à parcourir à pied, mais la promenade est néanmoins façonnée par ce voyage original. Chaque jour – quelles que soient les conditions – nous devons nous arrêter quelque part pour prendre une mesure. Cela se fait avec un récepteur GPS pris à deux points, un télémètre laser et une cible construite qui me permet de mesurer la distance. Ces mesures sont prises entre 300 et 500 mètres, les données sont ensuite traitées en temps réel… Ces rapports sont envoyés au Musée des Arts et Métiers à Paris. » J’ai découvert ce projet d’une manière inhabituelle, car j’habite près de la ligne du Méridien dans le Sud-Ouest de la France en temps normal. Mon voisin qui dirige l’Auberge en face m’appelle parfois pour traduire lorsque ses clients ne parlent pas français. Un jour, à ma grande surprise, sa cliente était une artiste australienne qui marchait sur la ligne du Méridien ! Je me suis présenté en tant que commissaire et écrivain et elle m’a parlé de son projet sur le pas de ma porte. C’est intéressant de découvrir une nouvelle œuvre d’art tout à fait par hasard. »

« étalon », Sara Morawetz, 2018 : marche de Dunkerque à Barcelone, en suivant les créateurs du mètre « étalon ». Le mètre a été proposé à l’origine à la fin du XVIIIe siècle – résultat d’une expédition de reconnaissance à grande échelle entreprise par les astronomes français Delambre et Méchain en 1792. © Sara Morawetz

Ce sont des projets comme celui-ci qui peuvent définir la façon dont nous nous déplacerons dans l’Europe de demain. Avec des réalités géographiques et des attentes changeantes, chacun, artiste ou non, devra peut-être s’adapter et emprunter des chemins moins fréquentés, comme les flâneurs, les troubadours, les moines errants et les pèlerins du passé.

Le groupe « Future of Transportation » sur Facebook.