Makery

Hackathons, piège à cons?

Hackathon du festival Music Tech Fest, à Berlin, en 2016. © Elsa Ferreira

Les hackathons sont-ils une nouvelle forme d’exploitation? La culture hacker sert-elle de fabrique du consentement, comme le suggèrent deux sociologues américains? Makery a mené l’enquête auprès de ceux qui participent à ces marathons de prototypage rapide.

De « l’exploitation » dans le hackathon… C’est le magazine américain Wired qui, en mars dernier, a levé le voile sur le monde merveilleux de l’innovation, en présentant le travail d’enquête de la sociologue et enseignante à New York Sharon Zukin, cosigné par le doctorant Max Papadantonakis. Les deux sociologues ont observé pendant un an sept hackathons new-yorkais publics, tous sponsorisés. Conclusion : « Les attentes fictionnelles d’une innovation qui bénéficie à tous sont une stratégie puissante pour fabriquer le consentement des travailleurs à la “nouvelle économie”. (…) Clairement, les sponsors veulent bénéficier financièrement et de manière opérationnelle des prototypes d’API que les participants créent. Les participants affinent quant à eux leurs compétences et en apprennent de nouvelles, réseautent et obtiennent de la reconnaissance pour leur travail et leur talent. Pourtant, pour la plupart, les hackathons reflètent une asymétrie en faveur des entreprises sponsors. »

En d’autres mots, résume le journaliste de Wired, « les institutions utilisent l’attrait des hackathons, avec des sponsors, des prix, des encas et des avancements de carrière potentiels pour que les gens travaillent gratuitement ».

Le travail 24/24

Ce n’est pas la première critique que reçoit ce « modèle » de prototypage rapide que constitue le hackathon, terme issu de la contraction des mots « hacker » et « marathon ». Développeurs, makers ou/et designers se réunissent lors d’un de ces marathons de l’innovation pour résoudre un défi sur un temps donné (souvent entre 24 et 48 heures), et le plus souvent en équipe. Les hackathons sont nés de manière informelle dans les années 1960 et 1970 dans les universités les plus pointues type MIT, quand des étudiants se retrouvaient pour obtenir l’accès à des ordinateurs rares et aux temps de calcul précieux, pour coder ensemble toute la nuit et attendre les résultats afin de s’assurer que leur programme fonctionnait (si la naissance de la culture hacker vous intéresse, L’éthique des hackers, de Steven Levy, est votre nouvelle bible).

Avec une temporalité qui favorise la prise de risque et les solutions rusées, le hackathon s’est révélé particulièrement adapté à l’innovation. Ce format de compétition à la cool a pris de plus en plus de place dans les milieux de la technologie et du design, a été adopté à bras ouverts par les universités, les entreprises, les institutions de recherche et même les gouvernements. En France, près de 200 hackathons ont été organisés en 2016, les trois quarts publics, selon les données récoltées par l’entreprise spécialisée Bemyapp, plaçant ainsi le pays en cinquième position mondiale. Quitte à se perdre en route…

Ainsi en 2016, c’est une presse plutôt admirative qui présente le concept de la hacker house, cette maison start-up où des développeurs vivent et développent des projets en faisant le tour du cadran. Pourtant, le concept a de quoi fâcher : recours aux stagiaires abusif, horaires non réglementaires et un code du travail assez peu respecté. « Start-ups de merde, vous devriez avoir honte », lançait alors le directeur artistique et webdesigner Julien Dubedout dans une tribune largement partagée.

Plus proches encore de l’univers des hackathons, certains organisateurs se sont fait remarquer par des conditions de participation au mieux maladroites, au pire malhonnêtes. En 2015, la banque Capitol One mettait dans ses termes et conditions pour un hackathon à San Francisco « un permis irrévocable, libre de droit et mondial d’utiliser, examiner, évaluer, tester et analyser de quelque façon » les applications produites durant l’événement. Avant de s’excuser et de revendiquer… une erreur.

A Makery, on a largement suivi des hackathons, qu’ils se déroulent à l’Élysée, à la mairie de Paris après les attentats, pour les Wikimédiens ou les adeptes de la music tech. On a même couvert l’émergence du hackacon, cette critique en soi du hackathon. Pour découvrir ce que recouvre l’univers des hackathoniens (sont-ils libres, esclaves ou ubérisés en lumpenprolétariat de la tech ?), on est parti à la rencontre des principaux intéressés.

Le hackathon Wikimédia en 2015, plutôt relax. © Elsa Ferreira

«Les développeurs coûtent cher»

« Absolument, il y a des hackathons dont l’objectif est d’obtenir du travail gratuit », reconnaît sans détour Kevin Lewis, président de Hacksmiths, l’association technologie de l’université de Goldsmiths à Londres qui organise entre autres les Sex Tech Hack ou le Music Hack Day. Kevin Lewis, qui organise aussi des hackathons d’entreprise, est bien placé pour en parler : il a pu observer une soixantaine de hackathons, que ce soit en tant que participant, bénévole ou organisateur. « Peut-être que les intentions ne sont pas aussi malveillantes, mais, hey !, tu as des gens qui travaillent sur ton défi et ça a de la valeur. Les développeurs coûtent cher alors que tu peux organiser un événement avec un petit budget et avoir de nombreuses personnes qui travaillent sur ton problème. »

Les hackathons biaisés sont loin de représenter la majorité de l’écosystème, précise-t-il pourtant. Le hackathon est aujourd’hui devenu un terme parapluie qui regroupe de nombreux types d’événements : « Il y a des hackathons qui ressemblent davantage à des accélérateurs de start-ups, des hackathons pour développer ton business, des hackathons d’entreprise et même des hackathons où les développeurs sont payés pour participer. » Lorsque Lewis organise des hackathons pour le compte d’entreprises, explique-t-il, les règles sont claires : soit les hackers sont payés, soit ils conservent la propriété de leurs créations.

Ambiance bon enfant au Sex Tech Hack#2, hackathon organisé par Kevin Lewis en novembre 2017. © Elsa Ferreira

Les hackathons qu’il organise avec Hacksmiths sont nettement plus informels. « On est là pour apprendre, travailler en groupe et construire des trucs cool. » Cool certes, mais tout de même sponsorisés. Au Sex Tech Hack, les compagnies de sextoys Hot Octopuss et Mystery Vibe ont fourni les produits, que les hackers pouvaient détourner, comme les récompenses (des sextoys au choix) et Samsung Internet a financé et organisé des formations en VR. Au Music Hack Day, c’est l’entreprise Roli, spécialisée dans les technologies musicales (également organisatrice de hackathons en interne), qui régale.

Les organisateurs sont bénévoles et l’argent récolté sert en grande partie à nourrir les hackers, détaille Kevin Lewis. « C’est un évènement gratuit, avec de la nourriture gratuite. Ça a un prix. Parfois, les sponsors veulent faire une présentation au début du hackathon, parfois, ils organisent un challenge. » Au Music Hack Day, les sponsors sont venus avec des défis. « Mais il ne s’agit pas d’obtenir du travail gratuit, davantage d’obtenir un retour sur leur produit. Bien sûr, c’est utile et c’est un service pour lequel ils pourraient payer mais… vous savez… le cynisme doit bien s’arrêter quelque part. »

Des défis précis

Si les hackathons de Hacksmiths sont libres, ouverts à tous et bon enfant, d’autres s’affichent beaucoup plus professionnels. On pense par exemple à ce cabinet d’avocat qui organise un « concours de legaltech » pour développer un outil « susceptible d’apporter de la valeur ajoutée aux clients et au cabinet ». « Nous voulions créer notre propre solution qui répondrait parfaitement aux besoins exprimés par nos clients », justifie l’un des avocats en charge. Les étudiants ayant remporté la compétition ont ensuite développé leur solution au sein du cabinet… durant un stage.

Ou bien au hackathon organisé en France par le gouvernement autour du thème pas vraiment funky du compte personnel d’activité. Un gouvernement récidiviste (bien qu’entretemps les élections aient changé sa physionomie) : au hackathon de lancement de l’Ecole du numérique, sous la présidence François Hollande, les consignes étaient déjà cadrées. « L’idée n’est pas de se dire “chic, ils ont développé ça” gratos, nous rassurait alors Mounir Mahjoubi, à l’époque à BETC Digital et aujourd’hui secrétaire d’Etat au numérique. Si le projet aboutit, avant de le rendre public et qu’il soit utilisé par des milliers d’utilisateurs, il connaîtra une deuxième étape de validation avec des professionnels. Si une équipe le souhaite, elle sera accompagnée par les pros des différents ministères ». A notre connaissance, aucun des projets n’a connu cette destinée.

En 2015, hackathon sous les dorures de l’Elysée. © Elsa Ferreira

Le hackathon sur un problème générique (la santé, l’inclusion, la sécurité) peut parfois cacher d’autres intentions, plus ciblées, elles. Alastair Flynn, 18 ans, en première année d’informatique à l’université d’Oxford, raconte comment il a compris les désirs inavoués de Google derrière le hackathon Hash Code, une « compétition de programmation » qui réunit des centaines d’étudiants et de professionnels : « Le problème était de créer des algorithmes efficaces pour un service de taxi autonome. On s’est vite rendu compte qu’une solution optimale serait très profitable pour Google s’ils prévoyaient de se lancer face à Uber. »

Du fun et de l’expérience

Alors, exploitation ? Les hackers qu’on a interrogés sont unanimes : les hackathons, c’est fun. L’ambiance, la collaboration (l’élément de loin le plus cité et apprécié par les hackers), l’opportunité de travailler avec des personnes de compétences différentes et dans un environnement hors travail, font de l’expérience un moment plaisant, de loisir et de rencontre assez loin de l’ambiance de l’exploitation. « La plupart des participants ne se sentent pas exploités », reconnaît Sharon Zukin.

Tout de même. « Certains hackatons ont un côté exploitation puisque leur but principal est de faire la publicité des produits des sponsors », estime Alina, 28 ans, deux hackathons au compteur (des mini-hacks de cinq heures, précise-t-elle, « le temps que je suis prête à investir dans un hackathon »). « Tu te retrouves à essayer de faire marcher leur fichue API ou à lire les informations techniques. Mais ce sont des hackathons de mauvaise qualité, il suffit simplement de ne pas y aller. Si tu y es, lève-toi, pars et passe un bon week-end. » Pour cette doctorante en informatique plutôt habituée à un environnement académique, il est néanmoins « agréable de mettre les mains dans le code ».

Surtout, demander aux étudiants de travailler à l’œil n’est pas vraiment une pratique nouvelle, relève Roisin Tierney, 21 ans, étudiante en illustrations d’animation à l’école d’art de Kingston, à Londres. « C’est vrai que d’une certaine manière, c’est une nouvelle forme de travail gratuit. Mais les universités font ça depuis des années avec les “live briefs”, où de grosses entreprises transmettent des missions aux universités qui les transforment en compétition. Les gagnants obtiennent que l’on regarde leur travail. Le travail n’est pas payé et les entreprises n’utilisent pas toujours le travail du gagnant », décrit-elle. Elle a participé à son premier hackathon en avril, Tools for Change, une série de hackathons civiques autour des grands enjeux sociaux de notre époque organisée par Liza Mackenzie de Makerversity. Et a bien l’intention d’en faire d’autres. « Cela dit, je ne crois pas que je participerais à un hackathon si celui-ci n’était pas engagé socialement et serve à alerter sur un sujet où à y répondre », précise l’étudiante.

Lancement de la série de hackathons Tools for Change à Makerversity, Londres. © Elsa Ferreira

Faire émerger les idées citoyennes

La « tech for good », une constante chez les hackers. Une grande partie des hackathons sont organisés autour de thèmes sociétaux. Du climat au Brexit en passant par la santé avec le NHS Hack Day en Angleterre, la crise des opioïdes aux Etats-Unis ou côté Europe, le Hacking Health Camp ; de la sécurité (Nec Mergitur) au savoir (Wikipédia) en passant par les réfugiés… Sur 140 hackathons relevés par la sociologue Sharon Zukin à New York en 2015, 23 étaient organisés par des organisations à but non lucratif autour de causes sociales et citoyennes, plaçant ainsi ces sujets en deuxième position (derrière l’éducation).

Schéma tiré de l’étude «Hackathons as Co-optation Ritual: Socializing Workers and Institutionalizing Innovation in the “New” Economy», de Sharon Zukin et Max Papadantonakis. © Sharon Zukin

Pour les participants, les hackathons sont une façon de donner du temps et des compétences à une cause mais aussi de faire de l’innovation un processus plus ouvert. C’est ce qu’argumente Jack, 22 ans, étudiant à Londres à la Kingston School of Art, qui participait au hackathon sur le climat de Makerversity : « Je crois que le design ne devrait pas être ésotérique et qu’un bon design doit être pour tout le monde. En tant que makers, nous avons l’obligation de faire de notre travail une affirmation sociale, économique et politique. »

Ouvrir l’innovation au plus grand nombre. C’est aussi ce que soutient Guillaume Chanson, hacker en série (« une game jam, deux hackathons, deux start-ups week-ends », détaille-t-il), et étudiant ingénieur en apprentissage à Nantes Métropole. Puisque « on ne veut plus d’un produit d’ingénieur tout droit sorti d’un centre R&D (comme le Linky, où l’appropriation citoyenne est de 0%), on en est venu à organiser des hackathons. C’est une porte d’entrée à la discussion avec des citoyens pour faire émerger de vrais besoins et idées. » En matière de ville intelligente, en tout cas, les hackathons ouverts à tous se prêtent particulièrement bien à cette ouverture, estime le chargé de mission expérimentations smart city.

Et si c’était le génie du format ? Flatter les egos, jouer de la culture hacker et diffuser une culture start-up finalement assez précaire. Sharon Zukin fait ainsi référence à l’entreprécariat, cette notion développée par le designer et chercheur Silvio Lorusso. « Les sponsors alimentent la romance de l’innovation digitale en flattant les aspirations des hackers à être des agents du changement multidimensionnels », écrit la sociologue. Et de préciser, pour Makery, qu’il s’agit bien d’une « exploitation économique des participants », avec à la clé des « sujets entrepreneurs qui se motivent eux-mêmes et travaillent très dur ». Même si « exploitation n’est pas un mot que nous utilisons dans l’article, précise Sharon Zukin. Nous interprétons les hackathons comme une nouvelle forme de socialisation pour une main-d’œuvre très compétente, poussée à produire des produits à forte valeur ajoutée dans une situation économique très compétitive. » A situation exceptionnelle, réponse exceptionnelle. L’innovation le vaut bien. Non ?

Lire l’article publié dans «Wired» ou consulter l’étude intégrale (payant)