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Faire Tiers-Lieux : 800 acteurs du mouvement pour un tournant politique

L'équipe organisatrice de Faire Tiers-Lieux. © Nicolas Boni

Est-ce le moment pour les tiers-lieux de porter une voix politique ? Si oui, laquelle ? Les enjeux étaient grands pour cette première rencontre nationale des tiers-lieux organisée par France Tiers-Lieux. Makery y était. Reportage.

800 représentants de tiers-lieux et leurs partenaires à Bliiida, à Metz, 1000 si l’on compte le quatrième jour, une rencontre au Conseil économique, social et environnemental, à Paris. La communauté des tiers-lieux a répondu présente à l’appel de France Tiers-lieux, du 17 au 20 octobre.

800 acteurs se sont réunis à Bliiida, à Metz, pour l’évènement Faire Tiers-Lieux. © Nicolas Boni

L’enjeu était grand ; le moment opportun. France Tiers-Lieux agit, sous une forme ou une autre (elle est passée de mission auprès du gouvernement à association de préfiguration, à groupement d’intérêt public), depuis 2018, lorsque Patrick Levy-Waitz, accompagné de Rémy Seillier et de Emmanuel Dupont, a mené la « mission coworking » et établi un rapport rendu au gouvernement. L’occasion de mettre en lumière l’action et l’importance sur le tissu socio-économique local de ces établissements hybrides – selon le rapport 2021, les tiers-lieux sont 75 % à faire du coworking, 30 % des ateliers de fabrication numérique, 27 % tiers lieux culturels puis entre 14 et 19 % pour les ateliers artisanaux partagés, laboratoires d’innovations sociales et cuisines partagées, étant entendu que la plupart font plusieurs de ces activités en même temps.

Depuis, l’association travaille avec l’État pour mettre en place des programmes de soutiens : Fabrique de Territoire en 2019 (45 millions d’euros pour identifier 300 fabriques de territoire, existantes ou en projet, dont 150 implantées en Quartiers prioritaires de la Politique de la Ville et 150 dans les territoires ruraux); Manufactures de Proximité (100 établissements pour 30 millions d’euros). En septembre, afin d’accélérer ce que France Tiers Lieux nomme une « co-construction » avec l’État, l’association a créé un groupement d’Intérêt public (GIP), à qui il a légué son nom, et détenu à 45% par l’État, 25% par l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires (ANCT) et à 30% par l’association, qui sort de sa période préfiguration pour devenir l’Association nationale des Tiers-Lieux (ANTL). « Aujourd’hui le challenge est d’entendre les aspirations du mouvement et de créer un dialogue permanent avec l’ensemble des acteurs du terrain, présente Patrick Levy-Waitz, président du GIP France Tiers-Lieux. Nous ne voulons pas créer une mégastructure, un corps intermédiaire ou des structures qui s’empilent. Nous voulons être capables de fabriquer de nouveaux outils, des communs, des modes opératoires, qui facilitent et permettent aux tiers-lieux d’apporter à leurs contributions. »

Patrick Lévy-Waitz, président du GIP France Tiers-Lieux, ouvre l’évènement. © Nicolas Boni

L’association avance vite et les tiers-lieux ne comprennent pas toujours ce qu’il s’y passe. D’autant qu’après seulement quelques mois de mise en place de l’Association de préfiguration Nationale des Tiers-Lieux (ex-France Tiers Lieux), le Covid a frappé. « On n’a pas pu rencontrer les acteurs, déplore Rémy Seillier, directeur général de l’ANTL et directeur adjoint du GIP. On voulait faire un tour des tiers-lieux, c’est tombé à l’eau et on a perdu le contact humain. En même temps, on a fait énormément de visio. » Cet événement, Faire Tiers-Lieux, était donc l’occasion de se rencontrer, d’expliquer, mettre à plat, écouter. « Il était important de rappeler et de démontrer que l’association est vraiment au service de tous les acteurs et qu’il ne s’agit pas de quelques personnes qui travaillent dans leur coin. Nous sommes là pour faire ce que les acteurs nous demandent de faire, il faut donc qu’ils nous disent ce dont ils ont besoin et ce qu’ils veulent porter. »

Tiers-lieu éphémère et agora

Pour cela, le GIP France-Tiers Lieux a vu les choses en grand. Pendant ces trois jours au sein des 450 m2 du tiers-lieu Bliiida, 100 ateliers, tables rondes, groupes de travail, échanges de témoignages ont eu lieu, sans compter les espaces d’expression spontanée. Un programme vertigineux et entièrement co-construit, expliquent Rémy Seillier et Coline Fouquet, qui ont piloté cette première édition. En juin dernier, les équipes de l’ANTL ont lancé un appel à contributions et invité les acteurs de l’écosystème à proposer ce qu’ils souhaitaient. « Il y avait une totale liberté, dans les sujets et les formats. L’idée était de ne pas uniformiser. On avait davantage un rôle de facilitateurs que d’organisateurs », détaille Coline Fouquet. Le reste, explique-t-elle, est un « gros travail d’organisation ». « On a joué à Tétris. » 

Rémy Seillier devant le devant le programme co-construit avec les acteurs de l’écosystème. Au menu : démocratie alimentaire, outils d’innovation sociale, tiers-lieux et collectivités territoriales, santé et médico-social, MakeHerSpace et inclusion… . © Nicolas Boni
Tous les ateliers font carton plein. Un succès en grande partie dû à la co-construction du programme. « Les gens sont acteurs, ils ne consomment pas un événement, cela leur donne une posture totalement différente », analyse Coline Fouquet. © Nicolas Boni

Le « cœur battant de l’évènement » est le fablab éphémère, salle en auto-organisation et en mutation perpétuelle où se déroulent débats, instants politiques, plateaux radios et participations spontanées. « On voulait casser le rythme des ateliers pour ne pas devenir un évènement technocratique, explique Rémy Seillier. Les gens ont envie de débattre sur le fond : pourquoi on se réunit, à quoi ça sert d’avoir une asso, qu’est-ce que le GIP, pourquoi l’État s’intéresse à nous ? Il y avait besoin de créer cet espace de débat. »

Le tiers-lieu éphémère, lui aussi co-construit, a été rendu possible grâce à la participation de volontaires de différents réseaux venus animer l’espace. © Nicolas Boni
Lors des temps politiques, les chaises sont placées selon la méthode du « bocal à poisson ». Au centre, cinq chaises vides où sont invitées à prendre place les personnes qui souhaitent s’exprimer. Une fois leur intervention terminée, ils laissent la place au suivant. © Nicolas Boni

S’autoriser le désaccord

Des débats, il y en a eu. Dans cette agora éphémère, les acteurs de l’écosystème partagent leurs inquiétudes et leurs désaccords, toujours dans une écoute respectueuse. Beaucoup reconnaissent la nécessité d’amplifier le mouvement, de lui donner de la voix, voire une portée politique – après tout, ne font-ils pas déjà de la « politique en acte » ?, soulèvent-ils. Tous reconnaissent une société fracturée – les tiers-lieux, dans leur approche du faire autrement et ensemble, sont sans doute une partie de la réponse. Mais comment conjuguer autonomie et financements publics ? Les enseignements du passé sont éloquents : on se rappelle l’éducation populaire, les médiathèques, les maisons de la jeunesse, autant de lieux qui avaient été conçus pour le débat mais qui se sont fait lentement dévoyés, happés par les appels à projets et la recherche de financement. Dans les conversations, on oppose le tiers-lieu en tant que dynamique sociale aux quatre murs des tiers-lieux, la liberté de mener des actions et les cases qu’il faut cocher pour obtenir des financements. On raconte aussi ses semaines à rallonge pour un salaire pas bien élevé et les débuts du mouvement où on squattait avec plaisir les canapés des uns et des autres. On dit la peur de l’institutionnalisation et des effets d’opportunisme. 

Le sujet est complexe, les individualités multiples, mais on s’accorde sur une chose : il est important de laisser ces conflits et dissensions exister au sein du mouvement. « Il ne faut pas avoir peur du conflit, il faut avoir peur du clash », tranche Yoann Duriaux, pilier du mouvement tiers-lieux et open-source qui s’est imposé dès le début de l’événement comme le « poil à gratter » de la vision présentée par France Tiers-Lieux (même s’il participe de bonne foi, et est d’ailleurs le concierge du tiers-lieu éphémère, précise-t-il). « Plus il y aura de conflits, moins il y aura de guerres. Mais s’il y a clash, c’est qu’il n’y a plus de communication. » Une vision que nuance Patrick Levy-Waitz : « Il y a danger à ignorer ces désaccords, tout comme il y a danger à ne pas les relativiser par rapport à ce qui nous rassemble ».

Au centre de l’agora se présentent également Marthe Pommié et Pierre-Louis Rolle, les deux représentants de l’ANCT. Ils échangent avec les participants, leurs racontent leur manière de travailler, leurs contraintes aussi. Un exercice de transparence et d’accessibilité. « C’est rare pour des fonctionnaires », souligne Marthe Pommié. Les acteurs présents apprécient l’effort.

« Plus personne n’a de certitudes sur comment il faut appréhender la complexité de la société, analyse Patrick Levy Waitz. Personne n’est en mesure de trouver seul la solution. Toutes les organisations de représentation collective, qu’elles soient politiques, syndicales, religieuses ou autres, sont affaiblies. Il y a une demande de réinitialiser la manière de faire à l’aune des transformations à l’œuvre. Nous sommes dans un momentum : comment fait-on ? Il n’y a pas de solutions miracles. Le message ici est que faire ensemble, et faire autrement, est une exigence de l’action de demain, et que le mouvement des tiers-lieux a commencé à s’en emparer. »