Makery

Covid-19 : mobilisation sans précédent des makers en France

Réunion internationale de coordination OpenCovid19 Initiative de Just One Giant Lab le 8 avril 2020.

Depuis le début de la crise en France, la mobilisation des makers et fablabs contre le Covid-19 est sans précédent. Fort de son expérience d’une décennie en télétravail collaboratif et en fabrication distribuée le mouvement maker a pu se mobiliser très rapidement. Mais malgré les propositions du Réseau Français des Fablabs au Président de la République et au Ministre de la Santé, fablabs et makers doivent composer seuls avec les soignants et la société civile de proximité.

Par Hugues Aubin (Vice-Président du Réseau Français des Fablabs) et Ewen Chardronnet (rédacteur en chef de Makery).

Les makers participent à la vague de solidarité nationale

L’estimation retenue aujourd’hui par le Réseau Français des Fablabs est qu’environ 100 000 visières ont été produites par impression 3D ou découpe laser en France dans les deux dernières semaines. Cette impressionnante production distribuée assurée par 5000 makers bénévoles et 100 fablabs est sans précédent à l’échelle nationale.

Un autre exemple frappant : les patrons de masques en tissu improvisés et diffusés directement par des soignants ont aujourd’hui servi dans toutes les villes et villages de France. Le modèle proposé par le CHU de Grenoble a par exemple fait le tour de la France. Couturiers bénévoles, TPE, PME, et même industriels se sont sans le savoir mis dans la dynamique de la fabrication distribuée sur la base de recettes – sans brevet – réplicables à l’échelle nationale. Oui, prendre sur internet une image de patron de masque ou un tutoriel en pdf, et le coudre en partageant ensuite les améliorations, c’est aussi être « maker ».

Fablabs, makers indépendants, petites entreprises reprennent ou créent aujourd’hui des plans pour fabriquer en série et en urgence des équipements pour tous les personnels exposés : protections faciales, connecteurs de remplacement pour les dispositifs de ventilation, pousse-seringues, systèmes anti-contamination pour ouvrir des portes, désinfecter, etc. Mais si les acteurs adressés aujourd’hui par la crise sont dans l’action, ils sont sans validations ni conseils des autorités légitimes que sont l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et le Ministère de la Santé. Jusque là, seule l’Association française de normalisation (AFNOR) a diffusé des informations légales pour les masques en tissu.

En attendant la réaction au plus haut, les CHU valident des solutions de fortune, mais de manière empirique et sans cadre légal clair, quand il n’y a rien d’autre à disposition et que la réponse immédiate au terrain est littéralement vitale. La mobilisation des ONG du matériel ouvert de santé porte également un espoir pour le combat contre la pandémie à l’international, même si sur certains volets ils n’en sont encore qu’au stade de l’enquête.

Un espoir nouveau vient désormais de l’AP-HP (Assistance publique – Hôpitaux de Paris) et de sa plateforme Covid-3d qui, à partir du 13 avril, homologuera au fil de l’eau des modèles sans brevets issus de la recherche ouverte pour les diffuser avec des spécifications de fabrication et de distribution sécurisées.

Une absence de l’État, un manque de considération de la fabrication distribuée

Mais après trois semaines de confinement, il apparaît clairement que la chaîne recherche-certification-fabrication-logistique est encore à consolider, voire à coordonner.

Le Président Emmanuel Macron et le Ministre de la Santé Olivier Véran ont été saisis par courrier direct du Réseau Français des Fablabs dès le 24 mars pour anticiper des problèmes qui deviennent aujourd’hui cruciaux sur le terrain. Par sa nature de courrier-type, la réponse de l’Elysée le 27 mars est symptomatique du manque de considération, plus de dix jours après la vague de mobilisation sur le terrain.

Seul le Réseau Français des Fablabs a donc pour le moment proposé une vue à 360 degrés incorporant soignants et société civile. Et le 3 avril se rassemblait pour la première fois Fab and Co (fablabs industriels), l’AP-HP (plateforme Covid3d), les makers indépendants notamment réunis par la youtubeuse Heliox, Yann Marchal et Anthony Sedikki (groupes Facebook Makers contre le Covid, Visières Solidaires), France Tiers-lieux, Monsieur Bidouille (et son Discord au plus de 2000 makers et développeurs), le laboratoire distribué mondial Just One Giant Lab (JOGL), la base de connaissances Covid-Initiatives, Fab City Grand Paris et son action MakersCovid.Paris. Objectif : proposer un processus-cadre débordant du cadre soignant pour adresser également société civile (service et commerces essentiels), et international (transférabilité aux pays du sud notamment). C’est donc aujourd’hui un collectif animé par une association sans salariés ni ressources qui parle et propose les articulations d’acteurs multiples à l’échelle nationale pour éviter la propagation de modèles dangereux tout en permettant de couvrir les besoins là où l’État ne semble plus répondre pour le moment (notamment Ehpads, commerces et services essentiels, etc.).

On sait pourtant aujourd’hui qu’un modèle sortant – par exemple – du Discord « Entraide Maker – Covid 19 » ou de la plateforme JOGL, dont le prototype a été fabriqué par un fablab, peut être mesuré scientifiquement et médicalement par l’AP-HP. Si validé, il peut ensuite être rediffusé rapidement sur la totalité de la chaîne des bonnes volontés de terrain de la fabrication distribuée, y compris les courageux groupes Facebook. Ce processus peut devenir structurant sur toute la France. Quand le gouvernement accordera-t-il enfin plus d’attention à cette réelle possibilité de pallier aux manquements sur l’approvisionnement en matériel ?

Il reste que c’est en local, avec les maires et les départements, que sont recherchées aujourd’hui des solutions réplicables au niveau national. Ainsi, convaincu de l’importance des territoires, le Réseau Français des Fablabs a aujourd’hui régionalisé son réseau de correspondants pour avancer plus vite. Il s’agit de fédérer les efforts pour assurer une diffusion d’informations vérifiées et une coordination cohérente sur les territoires.

Attention à la brise possiblement annonciatrice d’un vent de révolte

Cette situation de déficit de l’État risque de créer de la défiance et de l’inefficacité : les fablabs comme les milliers de makers indépendants – ces derniers ont parfois investi jusqu’à 500 euros de leur poche pour imprimer des visières – ne se sentent pas considérés. Et arrivent financièrement à bout de souffle.

Aujourd’hui 3000 à 5000 makers indépendants sont rassemblés rien qu’au niveau des groupes Facebook et Youtube, grâce aux actions de personnes comme Yann Marchal, Anthony Seddiki (groupes Visière Solidaire), Heliox, Dimitri Ferrière alias Monsieur Bidouille. Il n’est pas normal que ce soient encore ces citoyens mobilisés qui financent eux-mêmes des kilos de plastique imprimable pour les visières, valves et adaptateurs, que les multiples groupes de confection de masques ne soient pas soutenus en matériaux textile. Le gouvernement et les régions ont acté des plans Covid-19 de plusieurs millions d’euros mais n’ont parfois encore rien fait en direction des makers et faiseurs de masques, pousse-seringues, pièces détachées d’appareils médicaux.

Si cette mobilisation se met à être gagnée par l’indignation déjà exprimée par de nombreux collectifs de soignants, il y a le risque qu’une fracture revendicative fasse manquer le cap de la coopération qu’il faut pourtant saisir dès maintenant.

Mais la mobilisation est riche d’enseignements

Dans la mobilisation du Do-It-Yourself, la formule de gel hydroalcoolique de l’Organisation Mondiale de la Santé a été fondatrice. Elle a inspiré le « faire soi-même sans attendre ». En France, la diffusion du modèle de masques en tissu du CHU de Grenoble a également été fondatrice. Aujourd’hui l’essentiel des masques qui sont fabriqués dans les campagnes en France sont partis d’un même document.

De même, les visières sont arrivées dans les mains des personnels exposés avant que l’État n’en considère la nécessité. Cela a notamment pris corps lorsque Prusa, le constructeur d’imprimantes 3D tchèque, a publié dès le 19 mars et en open source des plans 3D de visières. Leur intelligence a été de les documenter avec un protocole sécurisé pour les nettoyer, pour les emballer et les livrer. Ces plans ont été réutilisés et mis à jour depuis sur toute la planète.

Dès les premiers jours du confinement des groupes se sont organisés pour envisager la conception open source de respirateurs. On peut citer le groupe Makers for Life et son projet MakAir soutenu par le CHU de Nantes, ou le projet Minimal Universal Respirator soutenu par les ONG Objectif Sciences International et ACTED. Ces travailleurs de l’ombre œuvrent à moyen terme pour répondre à une pandémie internationale – et non une épidémie nationale – sans chercher l’esbroufe médiatique.

La conversion aux modèles ouverts se manifeste également aujourd’hui de manière surprenante et rapide dans le monde des entreprises en France. Ces championnes du brevet ont soudainement pu reprogrammer en quelques jours leurs capacités de production sur des modèles ouverts. Comme quoi, c’est possible.

Néanmoins, pouvoir synchroniser les réponses sur tous les niveaux de fabrication, de l’industrie au maker indépendant de quartier est d’une importance cruciale. Les makers savent aujourd’hui que, globalement, cela marche. Évidemment cela ne va forcément pas toujours aussi vite qu’on le souhaiterait. Il y a le temps de produire et le temps de livrer, dans un contexte où chaque journée, chaque heure peut compter en service de réanimation. Le manque d’une simple et unique pièce peut tout bloquer : des demandes en urgence de services hospitaliers remontent tous les jours sur la plateforme Mattermost du Réseau Français des Fablabs.

La science ouverte comme cadre d’une action mondiale pour le monde d’après

Au niveau mondial aujourd’hui, une grande partie des modèles issus de la science ouverte passent par la plateforme Helpful Engineering pour tout ce qui demande des capacités techniques. Cette plateforme est devenue un centre de gravité international, assez bien structuré pour la création de modèles.

En ce qui concerne la mobilisation efficace des communautés de recherche et de prototypage francophone et son applicabilité pour le secteur d’urgence, la plateforme JOGL a été extrêmement réactive, efficace et bien positionnée. Forte de son réseau international construit dans la communauté mondiale de la biologie associative (en lien avec la Community Biotechnology Initiative du MIT, les réseaux iGEM et DIYbio) elle a tout de suite pu mettre en action ses plateformes et compétences distribuées.

Aujourd’hui en France, JOGL est un partenaire et une force de mise en œuvre pour le réseau français des fablabs et la plateforme de l’AP-HP, tout comme peut l’être le Discord « Entraide Maker » : ils coordonnent l’organisation de hackathons sur les priorités médicales, l’extraction de listes courtes de modèles à proposer à la validation, ainsi que la diffusion des préconisations préservant la santé.

Tout cela montre le rôle crucial de la science ouverte en matière de réponse rapide à l’urgence pandémique et ce précédent peut être extrêmement fondateur pour les pays du Sud. Là où l’on cherchait autrefois à financer un appareillage médical vendu à prix d’or et non réparable sur place, existe l’espoir d’une appropriation, refabrication ou adaptation aux contextes locaux par le partage de plans, le design distribué ouvert et la fabrication optimisée aux ressources disponibles sur place. C’est potentiellement plus rapide, moins cher, cela facilite l’accès au matériel de santé et donc l’accès au soin. La distribution de la recherche et de la formation permettrait même de partager des améliorations continues entre pays. Développer des outils abordables sur ces principes fondateurs pourrait ainsi révolutionner le domaine de la biologie, de l’orientation diagnostique, de la pratique de la médecine et renforcer l’équité d’accès aux soins et à l’autonomie.

Fabrications synchronisées et complémentaires

Aujourd’hui, dans la crise du Covid-19 en France, on peut donc dire qu’au niveau de la recherche ouverte cela se passe plutôt bien. Cependant, au niveau de la validation, du coup de tampon, et de la synchronisation de la réponse privée, de la réponse vers la société civile, et de la logistique/prise en charge locale, il y a encore une grosse marge de progression. Les annonces du gouvernement et des industries donnent des horizons à 10-15 jours, si ce n’est un mois, voire deux mois. Il semble donc évident que sur le terrain français nous allons encore avoir vraiment besoin des petites unités de fabrication. Comment faciliter leur action ?

Quelques pistes se dessinent : extraire et sélectionner en continu des modèles de la recherche ouverte avec la priorisation par rapport aux stocks de pièces détachées, l’état connu des ressources matériel sur les hôpitaux ; recruter des métrologues et testeurs hospitaliers en laboratoire pour accélérer les processus de validation ; transmettre rapidement ces validations aux PME-PMI de l’impression 3D, mais aussi aux fablabs et makers indépendants. Des usines pourraient même accepter de fabriquer.

Le modèle porté par les fab cities – qui défendent la coopération ouverte distribuée et la relocalisation des ressources et de la fabrication pour limiter les flux de matière dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique – semble aujourd’hui plus que jamais être l’horizon à suivre.

Certification et homologation des modèles libres ou open-source : un point clé

Suite aux efforts des forces de la fabrication distribuée, une réelle chaîne de validation accélérée de la recherche ouverte est en train de se mettre en place. L’étape de validation/homologation peut débloquer un écosystème entier.

Le Conseil Scientifique de la plateforme Covid3d de l’AP-HP va évaluer des dispositifs techniques sans brevets, proposés par les groupes de travail, des équipes scientifiques et médicales vont tester et normer les prototypes, avant de diffuser des préconisations permettant leur fabrication multimodale (de la fabrication personnelle à l’industrie). L’action de la plateforme de l’AP-HP, libère ainsi les forces de fabrication au delà de Paris et même de la France. Avec les responsables de groupes (visières, pousse-seringues, masques, valves, etc.) ils donnent tout ce qu’ils peuvent pour unifier la chaîne. Il faut également saluer les métrologues de l’AP-HP qui travaillent d’arrache-pied pour valider des dispositifs dont la fabrication puisse demain être assurée par les industriels, les entreprises, les fablabs, et les makers indépendants.

Le Réseau Français des Fablabs souhaite également que les modèles pour les personnels exposés hors médical passent aussi par ce tamponnage. De manière à pouvoir être efficace sur la cohésion de l’action territoriale là où il n’y a souvent rien sur le terrain local sans les couturiers bénévoles, les fablabs, et les acteurs publics et privés.

A ce jour, il n’y a pas que l’AP-HP qui peut homologuer les dispositifs. Il faut continuer de considérer les CHU pour leur possibilité de le faire sur des modèles qui sont déjà sur le terrain. Dans l’Oise, à Mulhouse ou à l’hôpital Necker à Paris, du matériel de makers est utilisé depuis quelques temps déjà. Ces personnels ont besoin de soutien, il faut les épauler en ce qui concerne la validation et la définition des cadres d’usage des valves et adapteurs de masques Décathlon, pousse-seringues, et autres solutions de fortune.

Il ne faut pas non plus négliger les ONG internationales. Plusieurs groupes travaillent sur des prototypes de respirateurs adaptés à la problématique humanitaire des pays du Sud. Mais ces derniers manquent également de soutien au motif qu’ils ne sont pas adaptés à la problématique française et aux protocoles de soin du système hospitalier ici. Dans le cadre d’actions internationales d’ONG il est possible d’établir un protocole ad hoc de soin avec des médecins, mais en France il est impossible d’enfreindre le protocole existant, il y a en effet derrière des équipes soignantes déjà formées sur les équipements en place.

En temps de pandémie le rôle des ONG est pourtant crucial. En dehors de la fabrication distribuée, de la relocalisation et de l’émergence de nouveaux circuits logistiques, dans le temps à moyen terme de la pandémie, il existe très peu de solutions qui puissent permettre de dépasser les frontières et de s’adapter aux ressources locales en terme de fabrication.

Financement des matériaux, plateformes collaboratives et cohérence logistique dans les territoires

De nombreuses cagnottes sont montées par la mobilisation maker. Elles ont deux objectifs principaux. Le premier, essentiel, consiste à collecter des fonds pour acheter des matériaux qui vont servir à équiper localement en protections des soignants ou commerces, services essentiels face aux carences de la réponse publique. Le second vise lui à soutenir les plateformes collaboratives et la structuration nationale de la réponse pour mieux prendre en compte la diffusion d’informations vérifiées et la cohérence de l’action sur les territoires.

Cette mobilisation a besoin de soutien.

L’approvisionnement en matériaux des makers est un chantier crucial aujourd’hui. Certains fournisseurs arrivent à la saturation. La possibilité de rupture de stocks inquiète. Des stocks importants de matériaux sont récupérés par la grande industrie pour des horizons à échéance incertaine, alors que les makers voient que la production et la distribution de matériel de fortune doit être immédiate. Au-delà des plans, des modes d’emploi, il faut aujourd’hui fournir aux makers indépendants, aux TPE, PME-PMI et fablabs, des plastiques PLA, PMMA, PET et PETG, des moteurs Nema 17, etc. Un accès aux consommables est nécessaire, pour une fabrication distribuée qui s’adapte en amélioration continue.

Depuis le début du confinement, les plateformes collaboratives de makers travaillent non-stop. JOGLMakers contre le Covid, RFFLabs, Covid-Initiatives, MakersCovid.Paris, Fabricommuns et bien d’autres, fonctionnent aujourd’hui 24/24, avec des équipes de jour comme de nuit. Elles ont besoin de soutien sur les ressources humaines et d’appui sur la cohérence territoriale : des informations claires et synthétisées sont nécessaires en terme de priorités médicales et de logistique dans un circuit local.

La fabrication et la relocalisation de la production en réseaux distribués, n’est plus une niche théorique, une gentille utopie de fablabs, on voit qu’elle est aujourd’hui mise nationalement en pratique, dans l’urgence face aux manques criants de matériel. Elle fonctionne concrètement et porte également l’espoir de re-faire autrement le monde d’après.

Cela ne peut plus être hors de vue de l’État.

 

Hugues Aubin (Vice-Président du Réseau Français des Fablabs) : hugues.aubin@fablab.fr

Ewen Chardronnet (rédacteur en chef de Makery) : ewen@makery.info