Makery

Les hyperstitions hypersoniques de Marko Peljhan à la Biennale de Venise

"System 317" de Marko Peljhan à la Biennale de Venise © Matthew Biederman

En lanceur d’alerte, avec son projet «System 317», l’artiste Marko Peljhan a voulu soulever le sujet grave des armes hypersoniques dans sa proposition pour le Pavillon Slovène de la Biennale de Venise 2019.

Une escalade technologique inquiétante dans le domaine des armes de destruction massive est actuellement en cours. Au cœur de cette nouvelle course à l’armement que se disputent les Etats-Unis, la Russie et la Chine, se situent les armes nucléaires à vitesse hypersonique.

Les principes du vol hypersonique (à partir de 6 fois la vitesse du son) sont complexes à saisir. Mais comme nous le dit Marko Peljhan, ces technologies, quand elles sont appliquées à l’armement nucléaire, ne peuvent qu’éveiller en nous un « imaginaire apocalyptique qui fait penser à la «doomsday machine» du film Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe de Stanley Kubrick ». La technologie de missiles hypersoniques permet en effet d’éviter les boucliers anti-missiles jouant sur des trajectoires atypiques par rapport aux trajectoires paraboliques des missiles balistiques conventionnels. Cela ouvre à un déséquilibre global des arguments de la dissuasion nucléaire et à la militarisation de l’espace pour la détection précoce.

Il y a d’autant plus de raisons de s’inquiéter que c’est véritablement cette direction que prennent les grandes nations militaires actuelles. « La Russie et la Chine développent des missiles de croisière avancés et des capacités de missiles hypersoniques capables de voyager à des vitesses exceptionnelles avec des trajectoires de vol imprévisibles qui défient les systèmes de défense existants », déclarait en janvier dernier le Département de la Défense américain dans sa Missile Defense Review, cela quelques semaines après que le Vice-Président Mike Pence ait confirmé la création du U.S. Space Command au Kennedy Space Center.

Le Pavillon de la Slovénie présenté par Marko Peljhan à la Biennale de Venise 2019. © Matthew Biederman

Armes hypersoniques

Il existe essentiellement deux types d’armes hypersoniques, qui voyagent entre 5 et 25 fois la vitesse du son. Les premières sont les Hypersonic Glide Vehicles (HGV, véhicules planeurs hypersoniques) basés sur la technologie Tactical Boost Glide (TBG) qui sont lancés depuis le sol à bord de fusées. Une fois lobé dans l’espace, le « glider » se sépare de la fusée et glisse vers sa cible, manœuvrant pour déjouer les défenses. Il peut « rebondir » sur de l’air plus dense en plus basse altitude, élargissant ainsi sa portée tout en le rendant encore plus difficile à détruire. Le second type est essentiellement un missile de croisière à vol stationnaire scramjet (utilisant un flux d’air supersonique dans tout le moteur) lancé à partir d’un avion et capable de voler sous ou autour des défenses antimissiles existantes.

Côté américain, la recherche militaire sur les véhicules planeurs hypersoniques se développe dans le contexte du programme Prompt Global Strike (PGS, pour frappe planétaire rapide) avec des tests remarqués en 2010 du Falcon Hypersonic Technology Vehicle 2 (HTV-2), « glider » ou drone hypersonique capable d’atteindre Mach 20 (20 fois la vitesse du son).

La trajectoire du HTV-2. Courtesy DARPA.

Plus récemment, en avril et août 2018, Lockheed Martin a signé deux contrats avec l’US Air Force pour le développement d’armes hypersoniques conventionnelles. Ce contrat vient en quelque sorte répondre à l’annonce en mars 2018 par Vladimir Poutine de la production en série du planeur hypersonique Avangard, capable de porter des charges conventionnelles ou nucléaires, cela parmi d’autres armements hypersoniques du même acabit que ceux conçus par le rival américain. Poutine déclarait à cette occasion détenir l’arme nucléaire absolue, qui pouvait frapper « comme une météorite, une boule de feu », à la vitesse de Mach 20.

Vladimir Poutine présente le « glider » Avangard :

Côté chinois enfin, l’Armée populaire de libération confirmait les tests réussis entre 2014 et 2016 à Mach 10 du Dongfeng-ZF (DF-ZF), essais suivis par deux tests d’un missile porteur de moyenne portée DF-17 en novembre 2017. Un système qui devrait être opérationnel en 2020.

Conversion inversée et haute résolution

Marko Peljhan est un artiste et chercheur travaillant de longue date dans le champ art, science et technologie. Ses projets, initiatives et collaborations couvrent un vaste domaine allant de l’écologie aux questions sociales et aux médias tactiques, aux enjeux géopolitiques des technologies et de l’exploration spatiale. « Mon passé de radioamateur avant et pendant la Guerre de Yougoslavie a été particulièrement déterminant dans mon parcours artistique », déclarait Marko Peljhan à l’occasion de l’ouverture du Pavillon Slovène à l’Arsenale de Venise le 8 mai dernier. Aujourd’hui directeur du département Media Arts and Technology (MAT) de l’Université de Californie à Santa Barbara, il est particulièrement sensibilisé aux questions de l’aérospatiale par la proximité de son université avec la base aérienne militaire de Vandenberg d’où sont lancés les fusées de la Nasa, de SpaceX, mais également ces missiles et drones militaires hypersoniques comme le HTV-2.

Marko Peljhan © Peter Giodani

Le projet System 317 qu’il présente à la Biennale de Venise fait partie de ce qu’il appelle ses Resolution series, un travail mené sur plus de vingt ans autour de « solutions matérielles spécifiques et applicables à certains problèmes de société » suivant une méthodologie qu’il définit comme « reverse conversion » (conversion du militaire vers le civil, sous l’angle de l’ingénierie inversée). Une méthodologie qu’il avait déjà mis en pratique dans sa série Trust-System, qui portait sur la conversion de la technologie des missiles de croisière et, plus tard, sur des systèmes sans pilote pour la contre-reconnaissance civile (projet S-77CCR en 2004).

Face à la problématique inquiétante des missiles hypersoniques, Marko Peljhan s’est en particulier intéressé à l’histoire de la propulsion de type scramjet, pour supersonic combustion ramjet en anglais, superstatoréacteur ou statoréacteur à combustion supersonique. La technologie scramjet est une évolution du statoréacteur classique (ramjet), imaginé en France par René Lorin dès 1913, étudié par les Allemands, les Russes et les Américains dans les années 1930, mais seulement testé avec succès (jusqu’à Mach 3) dans les années d’après-guerre par les avions d’essai de René Leduc (entre 1949 et 1955).

Un statoréacteur fonctionne par combustion de carburant dans un flux d’air comprimé par la vitesse d’avancement de l’aéronef lui-même, par opposition à un moteur à réaction normal, dans lequel la section du compresseur (les pales du ventilateur) comprime l’air. Le flux d’air à travers un moteur à statoréacteur est subsonique ou inférieur à la vitesse du son. Les véhicules à propulsion ramjet fonctionnent d’environ Mach 3 à Mach 6. Un scramjet est un statoréacteur dans lequel le flux d’air à travers le moteur reste supersonique, ou supérieur à la vitesse du son.

Vue de mécanique des fluides numérique (MFN) du scramjet X-43A dans les conditions de test à Mach 7 avec le moteur en marche. © NASA

Comme les industriels français l’avaient constaté en 1955 à l’issu de la série de tests, le statoréacteur ne fonctionnait pas au meilleur de son rendement à « faible » vitesse : à Mach 1, les fameux Leduc laissaient dans les gaz de tuyère du carburant non consommé. Les alliages de l’époque ne permettait pas non plus de supporter des vitesses et chaleurs plus élevés et les projets de statoréacteur furent abandonnés. Avec la nouvelle génération de superstatoréacteurs conçue à partir des années 1990 le problème de la fonte des alliages fut résolu, mais ceux-ci ne fonctionne qu’au delà d’une certaine vitesse, il s’agit donc de propulser le véhicule hypersonique depuis un autre véhicule qui a déjà atteint une vitesse supersonique (jusqu’à Mach 6). Les véhicules à propulsion scramjet devraient pouvoir atteindre une vitesse de Mach 15.

Superstatoréacteur atmosphérique

Pour son installation (et sa sculpture centrale) à Venise, Marko Peljhan s’est inspiré du superstatoréacteur atmosphérique X-43A de la Nasa qui battit le record du monde de vitesse en 2004 à environ Mach 9,6. « Un scramjet atmosphérique utilise directement l’oxygène de l’atmosphère comme comburant, ce qui permet d’éviter de trop lourds réservoirs », nous explique Peljhan. Intéressé par ce « Graal » de l’aéronautique, à savoir l’utilisation de l’oxygène atmosphérique (ce qui réduit la consommation de carburants fossiles), Marko Peljhan a pu retrouver images d’essais et plans pour reconstituer une version abstraite de la silhouette de l’engin, y ajoutant un possible cockpit à deux sièges. Une vidéo montrant le « jet » d’oxygène accompagne la sculpture.

Archives photographiques collectées par l’artiste :

Véhicule X-43A lors d’essais au sol en 1999. © Tom Tschida – NASA
Le véhicule expérimental hypersonique X-43A est suspendu dans la chambre anéchoïque Benefield Anechoic Facility de la base aérienne d’Edwards au cours d’essais d’interférences électromagnétiques réalisés en janvier 2000. © Tom Tschida – NASA
La combinaison X-43A / Pegasus disparait dans l’océan Pacifique après perte de contrôle au début de la première tentative de vol libre. © Jim Ross
Les techniciens en avionique de la NASA, Randy Wagner et Terry Bishop, effectuent les derniers réglages du X-43A avant son record à Mach 9,6 en 2004. © Tonny Landis – NASA

L’installation System 317 s’inspire donc des formes à échelle 1 du petit X-43A (3,65m de long pour 1,5m d’envergure), y ajoutant un potentiel cockpit « lowrider » pour deux personnes. Pour l’artiste, c’est aussi une manière de projeter le visiteur dans une évasion radicale à hyper-vitesse, ouvrant à un hypothétique futur de la piraterie aérospatiale à bord de véhicules hypersoniques personnels (tels Han Solo et Chewbacca ?), aux limites du non-humain. Le hashtag #herewegoagain en sous-titre de l’exposition faisant aussi bien référence au retour de Peljhan à la Biennale de Venise après son Makrolab en 2003 (Makery avait interviewé Marko Peljhan pour les 20 ans du projet), qu’au retour sombre de la course à l’armement, comme lors de cette même année 2003 qui fut l’année de l’escalade militaire de la guerre en Irak, extension de la guerre contre le terrorisme de l’administration Bush.

Vue arrière du « System 317 ». © Matthew Biederman
« System 317 » avec cockpit en position « lowrider ». © Ewen Chardronnet

Hyperstitions hypersoniques

Un catalogue accompagne l’exposition du projet System 317, et Marko Peljhan a également initié la publication d’un numéro de la revue Šum de théorie-fiction et hard science-fiction qui prend le titre Hypersonic Hyperstitions. « Hyperstition » est un néologisme apparu dans les écrits de la Cybernetic Culture Research Unit (CCRU) à l’Université de Warwick dans les années 1990 pour décrire l’impact des idées dans la culture. Comme l’écrit Nick Land, les hyperstitions « transmutent les fictions en faits », et contrairement aux mèmes, sont un moyen de « décrire à la fois les effets et les mécanismes de la culture apocalyptique postmoderne de l’effondrement ». Le thème de l’hyperstition a refait surface récemment avec le film éponyme de Christopher Roth et Armen Avanessian (Hyperstition, 2016) qui abordait l’influence de ces concepts sur les courants philosophiques de l’accélérationnisme et du réalisme spéculatif.

« Des hyperstitions telles que «l’idéologie du progrès» ou la conception religieuse de l’apocalypse traduisent leurs influences subversives sur la scène culturelle, devenant ainsi transmuées en «vérités» perçues qui influencent le sens de l’histoire », écrivait Delphi Carstens en 2010. A consulter le catalogue de Marko Peljhan et la revue Šum, on peut donc qualifier l’escalade militaire actuelle – à vitesse hypersonique et aux trajectoires atypiques – d’effet de l’hyperstition traduisant la science-fiction des années Star Wars dans le monde réel de la Space Force, de la Prompt Global Strike et de la détection précoce orbitale, cela pendant que le public général est soumis aux leurres de la post-vérité géopolitique mondiale de notre temps.

En 2017, la RAND Corporation s’inquiétait du risque de prolifération des armes hypersoniques (en anglais) :

En dehors de la vidéo et des publications associées on regrettera peut-être le manque de documentation « hyperstitieuse » sur les murs de la black box du Pavillon Slovène. Mais ses intentions sont-elles de leurrer l’audience flâneuse de la Biennale ? De se jouer du public du monde tranquille de l’art contemporain en n’offrant au premier abord que le design épuré des lignes de fuite de son véhicule « lowrider » à hyper-vitesse ? Bien malin qui ira au-delà de cette surface et on saluera Marko Peljhan pour sa volonté d’alerter le public sur l’ambivalente séduction du design et de l’innovation technologique qui peut « obfusquer » l’inquiétant futur qui se joue dans les hangars de la recherche militaire.

Le projet System 317 a été réalisé par Marko Peljhan pour le Pavillon Slovène de la Biennale d’art de Venise 2019 en collaboration avec les cabinets d’architecture Trošt & Krapež et l’Institut Projekt Atol.