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Une saison 2 aux Grands Voisins pour «expérimenter le projet urbain»

Déménagement en cours aux Grands Voisins pour préparer la V2. © Yes We Camp

Décembre 2017 devait signer la fin des Grands Voisins, friche culturelle et sociale à Paris. Une visite de Premier ministre plus tard, un bail reconduit jusqu’en 2019 et l’éphémère labo rempile, avec quelques réajustements.

Un Premier ministre au squatt… Le 9 novembre 2017, Edouard Philippe a choisi les Grands Voisins, la friche de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Paris 14ème, réaménagé en centre d’hébergement d’urgence et tiers-lieu culturel, pour présenter son plan de développement de la vie associative. Récup, institutionnalisation, ou au contraire symptôme d’une nouvelle politique urbaine ?

Le projet d’urbanisme temporaire initié en octobre 2014 grâce à une convention entre l’association Aurore et l’AP-HP, alors propriétaire, est de fait pérennisé. Son bail est reconduit jusqu’en décembre 2019. Enquête sur ce « second miracle », comme le désigne Aurore Rapin de Yes We Camp, l’association en charge de l’animation du lieu.

A l’intérieur des Grands Voisins. © Elena Manente/Yes We Camp

Les Grands Voisins, saison 1

A l’automne 2017, les Grands Voisins se préparaient à quitter les lieux. Le deal était clair avec l’AP-HP : « Au départ, en 2015, il s’agissait d’utiliser au mieux l’endroit dans un temps de latence », explique Nicolas Détrie, directeur de Yes We Camp, qui, gère le lieu avec Aurore, association dédiée à l’hébergement d’urgence, et Plateau Urbain, coopérative d’urbanisme temporaire qui fait le lien entre propriétaires fonciers et porteurs de projet.

Avec ce triumvirat, les Grands Voisins ont fait leurs preuves en deux ans d’existence tant sur le plan de la démocratie locale que sur celui du modèle économique, fragile mais garant d’indépendance. En témoignent une revue de presse dithyrambique (ici ou ), un public au rendez-vous, le développement économique des structures résidentes et une acceptation croissante du projet par un voisinage au départ circonspect et qui réclame aujourd’hui le maintien des Grands Voisins.

Quelques exemples de vie aux Grands Voisins:

Des brebis dans la ville. © Elena Manente/Yes We Camp
En mode chill-out. © Lisa George/Yes We Camp
Atelier céramique. © Elena Manente/Yes We Camp

Avec des loyers deux fois moins chers que ceux du marché, les Grands Voisins ont su fédérer artistes, hébergés d’urgence, artisans et entrepreneurs autour d’une volonté de participer à un projet collectif. On y vu des fêtes endiablées, des ateliers jardinage, un lancement de revue urbaine et des cours de cuisine, du bidouillage musical ou des marchés solidaires avec un invariant parmi les sourires : un mélange stimulant de jeunes et de moins jeunes, de bobos et de résidents, de riverains et de Parisiens, preuve que mixité sociale et vivre ensemble ne sont pas que des mots-valises.

Les Grands Voisins, au-delà de la visibilité médiatique de ce laboratoire d’expérimentation sociale et urbaine, affirme Nicolas Détrie, ce sont aussi « des dizaines de millions d’euros : l’impact sur le projet urbain, sur la vitalité démocratique de l’espace parisien, est colossal. »

Groupe scolaire en visite cet hiver. © Arnaud Idelon

Lorsqu’on flâne sur l’immense site à l’ambiance de village, dans cet « espace autorisant » comme le décrit Aurore Rapin (de Yes We Camp), tout le monde se salue. Le petit village se prépare toutefois à changer : parmi les 2.000 personnes qui vivent et travaillent ici, certaines s’apprêtent à s’adapter, d’autres à lever le camp.

Germes pour une saison 2

Dès ce début janvier 2018, la superficie des Grands Voisins est réduite de 75%, passant de 15.000 à 3.000m2. Pour laisser place au chantier de l’écoquartier qui s’installera sur l’ancien site de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul. L’aménagement est confié à Paris Batignolles Aménagement, nouveau propriétaire et signataire de la convention. « Il aurait vraiment été idiot de ne pas profiter de ce patrimoine pour ne pas continuer ce qui a été totalement vertueux lors de la première phase », affirme Jean-François Danon, directeur général de la société publique locale d’aménagement.

Première conséquence ? Les places deviennent rares pour les structures résidentes de la première mouture. Et les cartes sont rebattues. Aurore, Yes We Camp et Plateau Urbain ont lancé en novembre 2017 un appel à projets pour attribuer les places. « Ce n’est pas un droit d’être ici, mais une chance », rappelle Nicolas Détrie. Pour prouver son exemplarité, Plateau Urbain déménage sur le site des Petites Serres, à quelques dizaines de mètres, du côté de la place Monge.

Sur 230 candidatures reçues (et après plus de 140 entretiens), 80 structures ont été retenues, dont la moitié sont nouvelles sur le site, en lieu et place des 250 structures de la saison 1. Si l’équilibre initial entre créatifs, artisans et travailleurs sociaux est respecté, on note une évolution des activités. L’appel à projets a privilégié une « typologie d’activités pour un rez-de-chaussée de quartier vivant, explique Jean-Baptiste Roussat, directeur général délégué de Plateau Urbain. Ce qui entraîne logiquement une surreprésentation des artisans (du textile à l’édition) et des commerçants : on aura un boulanger et un pâtissier ! »

Les activités artisanales et commerçantes seront plus présentes. © Lisa George/Yes We Camp

Ce qui change aussi, c’est qu’en dialogue étroit avec Paris Batignolles, l’accent a été mis sur la préfiguration d’usages nouveaux et sur l’ouverture vers le dehors. « On entre dans un partenariat différent puisque ensemble nous allons préfigurer et tester certains aspects de notre projet, dont l’utilisation de l’espace public par exemple. On travaille avec des gens qui sont sur place, cela fait partie de la nouveauté de notre métier », explique Jean-François Danon. Si les Grands Voisins saison 1 faisaient de l’enceinte de l’hôpital une ville dans la ville, il faut à présent ouvrir le quartier. Seconde conséquence : le coût annuel au mètre carré pour les structures passe de 200 à 250 euros, hausse induite par la réduction des surfaces privatisables.

Surtout, les Grands Voisins vont changer de morphologie. Si la Lingerie reste la place du village et le centre de gravité des événements accessibles au public, ils se déploieront désormais autour de deux cours anglaises, tandis que de nouvelles activités (yoga, massage, acupuncture…) moins consommatrices d’espace sont envisagées.

C’est parti pour les travaux. © Yes We Camp

Une stratégie anti-table rase

Ce qui change au fond, c’est le jeu d’acteurs en présence. C’est l’aménageur public Paris Batignolles qui est à l’origine de ce « second miracle » en imaginant un dialogue entre le chantier de l’écoquartier et le maintien des activités des Grands Voisins. Bien sûr, cette stratégie anti-table rase est pragmatique. On imagine le raout qu’aurait déclenché une expulsion des Grands Voisins, d’autant plus que durant des mois le chantier serait resté invisible.

Comme le souligne Nicolas Détrie, cette décision est une prise de risque stratégique de la part de l’aménageur : « Paris Batignolles se rend compte que dans son projet d’écoquartier, il y a du hard – des bâtiments – mais également une attitude de vie. Et c’est ce qu’on a déjà déployé. Lui souhaite faire la jonction entre certains éléments qui se passent ici et de futurs éléments de l’écoquartier (la gestion collective des espaces partagés en premier lieu). Il se demande s’il est possible de faire perdurer un peu de cette attitude et de ces espaces collectifs dans le quartier à venir. »

En sortant de sa zone de confort, Paris Batignolles initie une expérimentation pionnière : réinjecter des dispositifs expérimentaux dans le projet et observer des usages non programmés qui, peut-être, pourront influer sur sa forme finale. « C’est une expérience nouvelle parce que le métier d’aménageur évolue, dit Jean-François Danon. Nous ne sommes pas les seuls à nous poser ce type de questions, dans des villes où le foncier est de plus en plus cher, de l’utiliser de la manière la plus intelligente possible et d’associer le plus de monde possible à la constitution du projet. »

Aurore résume : « On est un petit laboratoire urbain à côté du chantier, ils pourront s’inspirer ou non de nos expérimentations. » Yes We Camp et Plateau Urbain accompagnent l’aménageur et le commanditaire, la Ville de Paris, au travers d’études et de diagnostics sur les usages potentiels et les typologies d’activités en rez d’immeuble. L’enjeu, c’est de faire perdurer la pluralité d’activités et d’éviter l’arrivée de franchises. Ce jeu « gagnant-gagnant » est le fruit d’un processus d’apprivoisement entre deux mondes et deux manières de concevoir la ville.

Du temporaire au transitoire

Ce glissement dit quelque chose de l’évolution de la conception des projets urbains. Et aussi de l’évolution de l’urbanisme temporaire au transitoire : « On est passé d’une vision intercalaire – ne pas se poser la question de l’impact de ce qu’il se passe un temps donné dans le projet futur – à une vraie logique de transition », dit Jean-Baptiste Roussat.

En témoigne le dispositif testé sur la phase 2 d’une progressivité des loyers : les Grands Voisins imaginent leur augmentation progressive (de l’ordre de 9%) afin d’accompagner les structures résidentes, à mesure de leur développement, vers les prix du marché. Il s’agit de créer les conditions pour qu’elles puissent rester et court-circuiter la logique spéculative.

« On met des petites pierres pour l’avenir sans avoir tout à fait l’assurance que ça marchera. C’est une démarche assez pionnière puisque jusqu’à présent on pose peu la question, dans le champ de l’occupation temporaire, d’un intéressement soit du collectif, soit du propriétaire, de la réussite des uns et des autres », dit Jean-Baptiste.

Les travaux commencent dans la Lingerie. © Yes We Camp

Une brèche dans la ville

Les Grands Voisins à Paris, comme le 6b à Saint-Denis ou encore la Friche la Belle de Mai à Marseille, ont fait émerger une alternative à la fabrique de la ville. L’heure est à l’urbanisme tactique et à l’attention renouvelée aux usages, comme le montre le programme Réinventons nos places de la mairie de Paris (on vous en parlait ici et ). Pour Nicolas Détrie, ces mutations trouvent leurs sources bien au-delà de l’urbanisme : « Le vent neuf de volonté d’implication des gens vient de l’époque. C’est fini d’être juste en fin de chaîne, avec des choix binaires “j’achète/j’achète pas”. Les gens veulent s’impliquer un peu plus. Il y a une lame de fond contemporaine qui veut que l’on sorte d’un rapport passif à la société. Des endroits comme les Grands Voisins rendent possible et facile le déploiement du temps actif : on peut faire et apprendre plein de trucs ici. C’est ça qui change et qui vient se glisser dans le projet urbain. »

Les Grands Voisins saison 2 seront-ils une version édulcorée de la saison 1 ? En d’autres termes, y a-t-il risque de récupération des pratiques alternatives issues de la société civile ? Nicolas Détrie préfère parler de « processus de compréhension » de la part des institutions : « Au-delà de la cosmétique momentanée et de l’effet de mode du temporaire, elles reconnaissent que nos expérimentations servent le projet urbain, et aussi qu’elles ne savent pas le faire. » Jean-Baptiste Roussat parle de « pragmatisme » : « Notre démarche commence à être intégrée à la chaîne de valeurs de nos interlocuteurs issus du secteur privé. En ayant axé sur le social, sur la mixité des publics, tout comme sur le droit à la ville des habitants et usagers, on fait avancer l’institution. »

Le plan de la V2. © Yes We Camp

Le temporaire, formule magique?

Serait-ce donc avec de l’éphémère que se construirait la ville de demain ? Depuis leur poste d’observation aux Grands Voisins, Jean-Baptiste Roussat et Nicolas Détrie sont d’accord pour dire que la dimension temporaire est rassurante pour leurs interlocuteurs qui ont moins de réticence à prendre des mesures dérogatoires et évoluer dans leurs pratiques dès lors que cela ne les engage pas sur le long terme. Mais la vraie vertu du temporaire, rappellent ces acteurs de l’occupation éphémère, est de se maintenir dans une attitude d’expérimentation permanente, attentive aux usages non programmés et aux libertés qui se glissent dans les interstices urbains.

« On n’est jamais condamné à réussir, explique Nicolas Détrie. Notre boulot c’est d’essayer des choses, des mises en situation différentes. » Pour Jean-Baptiste Roussat, le temporaire permet de faire évoluer les manières de voir la ville : « Il n’y a rien de vraiment permanent dans la ville. Quand on parle d’urbanisme temporaire ou transitoire, ça remet au cœur de l’urbanisme la question du comment on fait à partir de maintenant. Il y a continuum entre ce qui se fait aux Grands Voisins et des pratiques plus orthodoxes. »

Le site des Grands Voisins réouvre ses portes au public le 1er février, la phase 2 du projet débute en avril 2018