Makery

Cohabiter sur la Lune

Pourra-t-on faire du camping sur le site d'alunissage historique d'Apollo? © Courtesy Forallmoonkind

Comment préparer la vie des robots et des humains sur la Lune? Artistes et spécialistes de l’espace y ont réfléchi en novembre lors du premier workshop de l’association Moon Village à Strasbourg.

« Tôt ou tard, nous retournerons sur la Lune, qu’il s’agisse d’en extraire les matières premières, de s’entraîner pour une mission sur Mars ou tout simplement pour y vivre. Mais comment l’activité humaine de la Lune reflètera-t-elle ce qui s’est passé sur Terre depuis la dernière mission lunaire ? Comment refléter la diversité et les changements politiques et sociaux qui ont eu lieu depuis ? Les artistes peuvent-ils imaginer la vie sur la Lune ?… Il y a déjà des artistes en Antarctique. Il est inévitable que des artistes finissent tôt ou tard par accompagner la prochaine visite humaine sur la Lune. » J’ai écrit ce Manifeste pour une République de la Lune en 2014 pour l’exposition éponyme que j’avais commissionnée pour Arts Catalyst.

La couverture du «Manifeste pour une République de la Lune» (2014). © The Arts Catalyst

Trois ans plus tard, en novembre 2017, un groupe hétéroclite de scientifiques, ingénieurs, spécialistes de mission, concepteurs de vaisseaux spatiaux, roboticiens, sociologues, psychologues, architectes et, oui, artistes, se sont retrouvés à l’International Space University (ISU) de Strasbourg. Cette première réunion officielle de l’association Moon Village, avec le soutien de l’Agence spatiale européenne (ESA) et de Bernard Foing, père de la Smart-1, la première mission lunaire européenne, avait pour objet de discuter d’un futur village humain-robot sur la Lune, de sa construction et son fonctionnement.

Un village est différent d’une mission spatiale. L’état d’esprit afin de restituer l’entièreté de la culture humaine est très différent de la vision militarisée des missions Apollo (souvenez-vous de «Whitey on the Moon» de ‪Gil Scott-Heron‬ en 1970 ou de ce graffiti féministe éculé qui disait « S’ils peuvent envoyer un homme sur la Lune, pourquoi ne pas tous les y envoyer »).

Une odeur de poudre

En guise de préambule, l’artiste allemand Hagen Betzwieser, qui compose le duo We Colonised the Moon avec l’artiste britannique Sue Corke, a rappelé au workshop Moon Village la fameuse provocation-performance punk d’Aleksandra Mir, First Woman on the Moon, un faux alunissage sur une plage pas loin de l’ESA à Noordwijk, trente ans exactement après le vrai alunissage en 1969 de Neil Armstrong. La performance avait notamment initié une correspondance entre l’artiste et l’astronaute reclus.

Hagen Betzwieser nous a également rappelé la citation du cosmonaute vétéran Sergei Leonov : « Les astronautes peuvent être des artistes amateurs, mais les artistes ne peuvent pas être des astronautes amateurs » (un clin d’œil au peintre et ancien astronaute lunaire Alan Bean, qui mélange des fragments de poussière lunaire de son scaphandre spatial que la Nasa lui a permis de garder à sa peinture).

Dans «Enter at Own Risk» (2011), We Colonised the Moon restitue l’odeur de la Lune. © We Colonised the Moon

La cohabitation sur la Lune commencerait-elle par une cohabitation entre artistes et spécialistes de l’espace ? We Colonised the Moon a recruté le grincheux deuxième homme sur la Lune Buzz Aldrin (il aurait donné un coup de poing à un théoricien du complot lunaire qui lui avait demandé de jurer sur la Bible qu’il s’était vraiment rendu sur la Lune) pour qu’il approuve leur projet de carte à gratter The Smell of the Moon. En pénétrant l’atmosphère, la poussière lunaire sentirait la poudre à canon : Aldrin a vérifié l’odeur.

Il s’agit en tout cas, pour cohabiter sur la Lune, de réfléchir à quelques questions fondamentales. Le théologien et fondateur de la Lifeboat Foundation, Michael Waltemathe, s’est demandé pendant Moon Village comment les musulmans pourraient s’orienter par rapport à La Mecque pour la prière lorsqu’ils sont en orbite lunaire. Et de dire, en riant : « Dieu veut de l’adoration, pas de l’acrobatie. » A noter que le problème est résolu dans le dernier roman d’Andy Weir (l’auteur de Seul sur Mars), Artemis, qui se passe sur la Lune et où le père de l’héroïne invente un mur de prière tournant. Waltemathe a également évoqué le projet de Jorge Mañes Rubio, artiste en résidence à l’ESA, qui a conçu un temple pour la Lune, le Peak of Eternal Light, un espace de rituel polyvalent imprimé en 3D avec du régolithe lunaire.

En considérant la notion de « réification » dans un futur village lunaire, Waltemathe a comparé une colonie lunaire potentielle à un monastère chartreux, où les moines vivent en réclusion totale, mais où certains d’entre eux peuvent interagir avec le monde extérieur en échangeant par exemple des navets contre leurs compétences épistolaires.

A bord d’un vaisseau spatial (presque) DiY

En parlant de foi, on s’est sérieusement demandé pendant Moon Village où en était le Google Lunar Xprize, dont la date limite de lancement d’une mission qui atterrisse sur la Lune pour faire rouler un robot sur 500m et retransmettre des images vidéo HD a été plusieurs fois reportée. La date limite pour les cinq équipes finalistes, fixée au 31 décembre 2017‬, a été repoussée au 31 mars 2018‬, sans précision sur une date de lancement.

Ce prix nous encourage cependant à croire que la Lune sera habitée par des robots bientôt rejoints par les humains. L’un des finalistes les plus sérieux du prix, l’équipe Team Indus de Bangalore en Inde, a fabriqué un vaisseau spatial lunaire presque DiY à l’aide de bénévoles et d’étudiants. Il sera mis en orbite par le lanceur PSLV de l’organisation de recherche spatiale indienne, l’Isro. C’est en 2008 que l’Isro a lancé la toute première mission lunaire de l’Inde, Chandrayaan. A la tête de Team Indus, Rahul Narayan explique : « Un petit groupe d’amis s’est inscrit comme l’unique équipe indienne pour le Google Lunar Xprize, en apprenant que l’Inde n’avait pas de représentant. Aucun d’entre eux n’avait la moindre notion de ce qu’est une mission spatiale. Ils ont vu un problème et ont voulu le résoudre. » Un vrai élan qui s’est également traduit par ce clip réalisé pour soutenir le rêve de Team Indus, interprété par le groupe de pop indienne très populaire Sanam. Dans un esprit de collaboration internationale, le vaisseau spatial de Team Indus transportera aussi le rover de l’équipe japonaise Hakuto, dont Makery vous avait parlé.

L’hymne «Har Indian Ka Moonshot» pour Team Indus par Sanam (2017):

Le voyage du rover Ek Choti si Asha (ECA, « un petit rêve ») est aussi au cœur d’un projet du collectif bangalorien Attakkalari Centre for Movement Arts, filmé par les artistes britanniques Daniel Saul et Rachel Davies (et récemment diffusé sur Channel 4). Saul et Davies prévoient d’organiser des événements en Inde pendant le lancement et l’alunissage en 2018, et de travailler avec des images stéréoscopiques de ECA elle-même — puisqu’il s’agit du premier rover femelle.

«Ek Choti si Asha» (A Small Dream), film de Daniel Saul et Rachel Davies (en anglais) (2017):

« Quand nous avons expliqué à la danseuse Hema que le rover allait épuiser ses ressources énergétiques au bout de quatorze jours sur la Lune et ne reviendrait jamais, elle était touchée, raconte Saul. Selon Hema, on dit que lorsque les femmes indiennes se marient et vont vivre avec la famille de leur époux, elles ne reviendront jamais dans leur propre famille, sinon sous forme de cendres. Nous avons utilisé une métaphore simple : un robot se promène sur la Lune ; une femme se promène dans Bangalore. Team Indus nous a dit : “Nous sommes des ingénieurs, vous ne nous ferez pas parler de manière sentimentale. Mais c’est ce qu’ils ont fait et ils ont toujours parlé du rover au féminin.” »

D’après les gazettes spatiales spécialisées, Team Indus et Hakuto semblent très bien placés dans la course au Google Lunar Xprize. Et Google a encore fléchi sur les règles – il n’était pas question d’un lanceur spatial gouvernemental comme c’est le cas avec l’Isro, toutes les équipes et les conditions de lancement devaient être privées…

Le robot des PTScientists et le Moon Buggy réunis sur le site d’alunissage, futur «patrimoine lunaire de l’humanité»? © PT Scientists

Rencontres du troisième type

Autre équipe hétéroclite susceptible de partir prochainement pour la Lune, les Part-Time Scientists of Germany (rebaptisés PTScientists) ne concourent plus au Google Lunar Xprize. Leur stratégie lunaire est néanmoins crédible, et fortement sponsorisée par Audi et Vodafone. Ils envisagent d’alunir près du « site patrimonial » d’Apollo 17 en 2019, avec le soutien d’une nouvelle association dédiée à la préservation des sites d’alunissage, ‪Forallmoonkind, portée par Kate Arkless Gray. SpaceKate (« la Kate de l’espace ») entend garantir que « les six sites d’alunissage Apollo soient reconnus pour leur valeur extraordinaire pour l’humanité et qu’ils soient par conséquent préservés et protégés pour la postérité ». Au Moon Village, elle a également évoqué la dimension artistique du rover des PTScientists : en plus de visiter l’emblématique LRV ou Moon Buggy, il transportera une capsule temporelle du Sanctuary Project, une archive artistique (illustrations, littérature, art) créée spécifiquement.

Un peu remontée contre l’absence de parité au Moon Village, Kate Arkless Gray a aussi mis les pieds dans le plat en se demandant si la plaque d’alunissage d’Apollo 11 rapporterait plus aux enchères que le récent record de vente d’un Léonard de Vinci (à 450 millions de dollars). Finalement, tout est question d’argent. Comme il se dit dans l’industrie spatiale : « No bucks, no Buck Rogers » (jeu de mots intraduisible en français… Buck Rogers étant le premier héros de comics SF).

Voir en vidéo l’intégralité du workshop Moon Village