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Notre mémoire vaut-elle plus que nos échantillons d’ADN?

Les attrapeurs d'ADN du collectif Mission Misplaced Memory. © Arts Catalyst

Par amour de l’art, de la science et de l’afrofuturisme, on s’est laissé embarquer dans un vaisseau rempli d’attrapeurs d’ADN.

A Londres, de notre correspondante

Jeudi 7 décembre au soir à Londres, à quelques pas de la gare de King’s Cross. Une cinquantaine de personnes sont réunies dans une pièce trop petite pour tout ce monde. L’événement est complet depuis longtemps. « Test ADN généalogique », promettait l’annonce de l’événement organisé par Arts Catalyst, une agence artistique à la croisée des arts et des sciences (et qu’on connaît notamment pour son soutien aux projets atmosphériques de Tomás Saraceno ou du Makrolab de Marko Peljhan). Alléchant.

Échantillonnage de la mémoire

« Vous êtes dans un vaisseau spatial et nous avons fait un voyage dans le temps depuis le futur », c’est ainsi que nous accueille une femme en combinaison bleue et au blason doré estampillé ADN. Zaynab Bunsie, artiste et productrice de la performance, déroule un fil narratif inscrit dans une perspective afrofuturiste et sci-fi qui explore les thématiques de la migration, des groupes ethniques, de la biopolitique et de la culture : « Une quête d’homogénéité génétique a affaibli la race humaine et l’a rendue sujette aux maladies. Les implications ne sont pas seulement génétiques mais aussi culturelles. La croissance de la connaissance humaine, l’avancement technologique et les capacités de récits sont au point mort. L’humanité est au bord de l’extinction. »

Si le vaisseau spatial a traversé le temps, c’est pour que les attrapeurs d’ADN (les gens en combis bleues) récoltent des échantillons d’histoires et de savoirs. « Nous ne prenons pas d’échantillons de sang ou de salive, explique Zaynab. Nous apprenons beaucoup plus des histoires et de la mémoire. »

Echantillon d’histoires versus extrait d’ADN: qui donne le plus d’informations? © Arts Catalyst

Depuis 2015, le collectif Mission Misplaced Memory, dirigé par l’auteure et présentatrice Gaylene Gould, se déplace dans les institutions culturelles : la Tate, Selfridges ou V&A Museum of Childhood à Londres, Vivid Projects à Birmingham ou le Moderna Museet à Stockholm. Ce collectif inspiré par l’afrofuturisme y organise des installations, performances et discussions auxquelles il invite experts et public. Installé depuis novembre à King’s Cross, au QG d’Arts Catalyst, Mission Misplaced Memory invite les visiteurs à se raconter et transforme leurs histoires en œuvres interactives sous forme de livre d’or, d’enregistrements sonores ou de textes infrarouges imprimés sur les murs. DNA, pour Dreamed Native Ancestry est l’intitulé en forme de jeu de mots sur l’acronyme d’ADN en anglais, transformé en « ascendance autochtone rêvée », de l’exposition interactive installée à Londres jusqu’en janvier 2018.

Vue de l’exposition «Dreamed Native Ancestry» chez Arts Catalyst:

« Avez-vous un souvenir de migration dans votre famille ?, demande Zaynab, enregistreur à la main. Une odeur particulièrement évocatrice ? Quelque chose que vous avez appris d’un proche ? » Raconter sa famille, ses racines et ses déplacements à une inconnue est une expérience personnelle et émotionnelle. Un sentiment bien retranscrit dans la restitution des anecdotes anonymes et souvent anodines qu’on peut lire ou entendre dans l’exposition : les tarots au moment du sobremesa, le fish & chips du mercredi soir, les films Bollywood regardés en famille ou l’impression de cette Anglaise installée en Bolivie et dont les racines s’étendent tellement loin qu’elle a le sentiment de ne venir de nulle part. Autant de « traces et de preuves que la migration est une bonne chose et une célébration de la diversité », annonce Nicola Triscott, directrice de Arts Catalyst, en ouverture de l’événement.

Et l’ADN, dans tout ça ? Nous y voilà. Ce jeudi soir, donc, dans cette microsalle, Arts Catalyst accueille deux nouveaux arrivants de ce projet résolument protéiforme : Larry Achiampong et David Blandy, deux artistes dont la pratique les a souvent conduits à « déconstruire leur histoire pour comprendre leur futur », explique David Blandy. Pour ce nouveau projet, encore au stade embryonnaire, les deux artistes se sont soumis à une série de trois tests ADN. Juste pour voir. « Et des trucs sont apparus », rigole David Blandy.

Des données relatives

Ces « trucs », ils sont là pour en parler. En face d’eux, un panel d’experts de la génétique et de la bioéthique, dirigé par la pétulante Bobbie Farsides, professeure d’éthique clinique et biomédicale à l’université de Sussex et experte éthique en chef de Trust me, I’m an artist, programme européen d’événements et performances autour de l’éthique de la collaboration des arts et des sciences, et troisième collectif engagé dans l’événement de ce soir (aux côtés, donc, de Arts Catalyst et de Mission Misplaced Memory).

Les impressions sont partagées de façon brute. D’abord, « le sentiment qu’il y a beaucoup d’histoires », expose David Blandy. Si les tests ADN peuvent indiquer avec précision un continent d’origine, les sous-sections géographiques sont plus floues. « A cause des variantes, il est difficile de croire quoi que ce soit. » Il y a aussi la différence entre les données à disposition de David Blandy, dont les gènes sont à plus de 90 % européens, et de Larry Achiampong, à 98,5 % africains. Si David Blandy peut retracer avec une exactitude relative les régions d’origine, Larry Achiampong n’a pas accès à de telles données. « Ce qui semble être une différence triviale, analyse plus tard Bobbie Farsides, montre en fait un plus grand problème de santé », en l’occurrence le manque de bases de données d’ADN en Afrique. Un déficit dû avant tout au déficit de confiance des populations locales qui refusent de donner leur ADN, mais qui pourrait avoir des conséquences sanitaires, explique l’experte en éthique. « Ces données, bien utilisées, peuvent être efficaces pour combattre les maladies tropicales », donne-t-elle en exemple.

Pendant une heure et demie, le panel échange avec les artistes et la salle autour des implications éthiques de l’analyse commerciale de l’ADN. A qui appartiennent les données génétiques (l’une des principales entreprises en la matière, 23andMe, compte Google parmi ses premiers investisseurs et vend les données collectées aux industries pharmaceutiques) ? Doit-on avoir peur d’un piratage de ces bases ? La possibilité de trouver des affiliations éloignées peut-elle devenir un danger ? Peut-on trouver des donneurs d’organes potentiels ? Les données génétiques peuvent-elle être utilisées à des fins politiques, comme pour révoquer le droit d’une personne à vivre sur un territoire ? On évoque la Chine, où le gouvernement a accumulé une base de données de plus de 44 millions d’entrées sans protection éthique, de transparence ou de protection de la vie privée, s’inquiétait Human Right Watch en mai dernier. On parle, forcément, de Trump. Surtout, on se demande si tout cela est vraiment important et si les gènes constituent notre identité. « Je n’ai rien appris que je ne savais déjà », annonçait en préambule Larry Achiampong.

A l’écoute du paysage sonore de «Dreamed Native Ancestry» chez Arts Catalyst:

C’est là que l’exposition Dreamed Native Ancestry prend toute sa force. D’un côté, les données brutes, des pourcentages dont on attend beaucoup mais qui ne disent que très peu de l’histoire d’un individu. De l’autre, des échantillons de mémoire à la portée scientifique relative, mais à la charge émotionnelle et historique bien plus forte. « On apprend bien plus de la collecte de mémoire que d’échantillons de sang », nous prévenait Zaynab à notre arrivée. Nous voilà convaincus.

«Dreamed Native Ancestry (DNA)», exposition à voir jusqu’au 27 janvier chez Arts Catalyst, 74-76 Cromer Street, Londres