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Au Chili, FAB13 pose les fablabs comme modèle de société

FAB13 dans l'enceinte de l'université pontificale catholique de Santiago du Chili. © Constance Garnier

Le grand raout annuel des fablabs du MIT avait lieu au Chili du 31 juillet au 6 août. Retour d’expérience par Constance Garnier, qui baigne dans le milieu français.

Chaque année depuis treize ans, le réseau international des fablabs se réunit en un point du globe pour une semaine. Au programme : des conférences, des workshops, des groupes de travail qui stimulent les neurones ainsi que des moments de légèreté qui font grandir les piles de cartes de visite dans les poches et soudent des amitiés.

Cet été (ou plutôt cet hiver côté Amérique latine), la FAB13 se tenait à Santiago du Chili au pied de la cordillère des Andes, du 31 juillet au 6 août. La Fabconférence inaugurale, la partie « entre soi » du réseau, se tenait dans les très beaux locaux de l’Universidad católica de Chile et a réuni quelque 700 participants. Ils étaient encore plus nombreux (850 selon les organisateurs, dont 36% hors Chili) pour le symposium dans l’auditorium moderne Corpartes. Enfin, le Fabfestival du week-end, au Centro cultural Gabriela Mistral, a accueilli plus de 20.000 visiteurs.

Ateliers dans la halle de l’université catholique du Chili pendant FAB13, le rendez-vous annuel du réseau des fablabs. © Constance Garnier

Si ce rassemblement permet de valoriser le travail accompli par les fablabs toute l’année, c’est avant tout l’occasion d’entretenir les liens humains sur lesquels repose la coopération dans le réseau. On y prend un grand bain de valeurs communes, on se gargarise de nos succès, on se passionne pour ce qui va suivre et, si la magie opère, on repart avec le doux sentiment d’appartenir à une grande famille. Et de rendre compte à sa communauté.

Alexandre Rousselet du fablab Moulins et du RFFLabs y était:

Les festivités ont commencé avant même l’ouverture de l’événement lors de l’apéro qui précède. Nous nous sommes tous retrouvés au Radicales, un bar atypique qui porte bien son nom : sur chaque table, les menus ont des allures de journal politique avec à la carte des allusions explicites comme le plat « Castro is not dead ». Ce bar est d’ailleurs devenu le QG festif de la semaine.

Aperçu de l’agréable petit déjeuner servi à l’ouverture de FAB13. © Franck Jubin

Au premier jour, le festival s’est ouvert sur le discours de Neil Gershenfeld, le fondateur du premier fablab au MIT MediaLab et de la Fab Academy. Le « père » du réseau des fablabs a pour habitude d’intervenir façon grand-messe rituelle des FABX. L’occasion pour le professeur de reprendre l’histoire du mouvement des fablabs, d’en exposer la (sa) vision, de préciser les transformation sociétales auquel il entend participer et enfin d’expliquer où en est l’évolution du réseau.

Discours inaugural de Neil Gershenfeld:

Au sein du public (quelques centaines de participants), on peut voir les « anciens » opiner du chef à l’évocation d’anecdotes déjà entendues tandis que les « nouveaux » semblent déjà emportés par la chaleur de la vision de Neil, qui imagine l’avenir radieux des fablabs : le mouvement vieux de bientôt deux décennies étant passé de quelques labs à un millier, il pourrait en compter… un million dans vingt ans. Après avoir listé les avancées récentes comme la création d’antennes régionales de la Fab Foundation, l’apparition dans le giron de la Fab Academy de la Bio Academy et de la Fabricademy, le développement du concept de Fab City, il prend comme point de comparaison l’histoire de la miniaturisation de l’informatique pour évoquer l’évolution des fablabs.

«A l’ère de l’informatique personnelle, depuis l’ordinateur qui remplissait une pièce entière, les technologies n’ont eu de cesse, et notamment celles liées à l’Internet, de finir par entrer littéralement dans nos poches. Mais les modes de fonctionnement qui ont été inventés dans les premières phases de la miniaturisation des ordinateurs définissent encore aujourd’hui l’Internet et ce qu’on en fait. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui avec les fablabs. Tandis que nous sommes en train de passer de 100 fablabs à 1.000, puis 1 million, 1 milliard etc., le fablab tiendra un jour dans notre poche. Le fablab sera littéralement de poche.»

Neil Gershenfeld

« Ce que nous inventons aujourd’hui, ajoute-t-il, le fait que n’importe qui puisse produire n’importe quoi n’importe où, transforme les formes de l’éducation et implique de créer un modèle organisationnel totalement nouveau. Et c’est tout le projet qui semble répondre à la question de “comment nous organisons-nous nous-mêmes”. (…) Nous sommes en train de créer le type d’organisation dans lequel nous allons vivre les prochaines décennies. »

Pour motiver les troupes, Neil Gershenfeld n’oublie pas de revenir sur la chronologie des fablabs qu’il présente depuis plusieurs années, cette ligne d’évolution qu’il envisage pour le mouvement. L’ère du fablab 2.0 et des machines qui fabriquent des machines (« the Machine that Make project ») est ouverte, proclame-t-il. Les fablabs présents se sentent utiles à la société, acteurs de l’histoire et moins seuls dans ce qui ressemble parfois à un petit combat local.

Dans le kit de bienvenue distribué aux participants, un sac, un carnet, un bonnet et un poncho pour affronter l’hiver chilien. © Alexandre Rousselet

Neil Gershenfeld, leader charismatique du mouvement, joue incontestablement un rôle essentiel dans le développement des fablabs depuis plus de quinze ans et reçoit de nombreuses manifestations de gratitude et de reconnaissance de la part du réseau. Le fait qu’il ouvre et clôture les festivités des rencontres annuelles comme son implication dans la construction du programme nous interroge toutefois sur la capacité de la communauté à exprimer d’autres visions pour un mouvement qui pourtant se veut horizontal, collaboratif et pluriel.

Cette année, l’équipe organisatrice du FabLab Santiago était épaulée par les six autres fablabs chiliens (où trois autres labs sont en projet). Un chapeau bas s’impose pour la scénographie made in fablab, sobre et très agréable, dans laquelle nous avons été plongés toute la semaine.

L’équipe organisatrice s’est emparée de l’événement comme d’une occasion pour se rapprocher d’autres fablabs d’Amérique du Sud. Douze fablabs sur les quatorze que compte le réseau latino-américain Fab Lat (Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Colombie, Costa Rica, Equateur, Salvador, Pérou, Porto Rico, Uruguay et Venezuela) se sont coordonnés pendant six mois pour concevoir un pavillon collectif, qui a finalement été assemblé au cours de la semaine et exposé pendant le Fabfestival. Bien qu’ils ne soient pas allés au bout de leurs ambitions initiales en intégrant de l’électronique à l’installation, ce projet fédérateur est à l’origine de futures collaborations qui se dessinent en Amérique latine.

Le pavillon construit par le Fab Lat, réseau des labs sud-américains:

FAB14, 15, et même 16

La manifestation FABX change de pays chaque année : en 2016, nous étions à Shenzhen en Chine, en 2015, à Boston, etc. Comment se fait le choix des hôtes ? A la manière des JO : le premier jour de l’événement, les fablabs présentent leur candidature en public. Durant la semaine, Neil Gershenfeld sonde les participants de manière informelle et tranche, avec la complicité de Sherry Lassiter, présidente de la Fab Foundation depuis sa création. A la clôture, ils annoncent l’équipe « élue » pour accueillir la FABX de l’année A+2.

A Santiago, on nous a expliqué que, comme pour Lima pendant FAB7, il leur avait été impossible de trancher pour une seule candidature… Deux bonnes nouvelles sont donc tombées d’un coup : en 2019, le réseau se réunira au Caire, en Egypte, pour FAB15 (candidature portée par un des fablabs créés par la multinationale égyptienne Giza Systems), puis en 2020 à Montréal au Québec, pour FAB16 !

La candidature vidéo de l’Egypte pour FAB15:

Tout cela nous aurait presque fait oublier que la prochaine édition à l’été 2018 aura lieu en France. La thématique en a été annoncée à Santiago : « Fabriquer la résilience ».

L’équipe chilienne passe le FABX Totem aux Français avant la présentation de FAB14. © Constance Garnier

C’est dans cette perspective que j’ai examiné les différentes visions du futur des fablabs qui flottaient dans l’air (frais) chilien. Il y en a pour tous les goûts…

Matière programmable

Du point de vue technique, ce n’est que le début des fablabs 2.0 avec leurs « machines that make machines ». L’engouement pour ce concept laisse à penser qu’une vague de machines modulaires pourrait déferler sur les fablabs dans les deux ans à venir. Je me prends à rêver que ces projets soient autant d’occasions de collaborer de façon concrète maintenant qu’une masse critique de fablabs existe.

La question de nouveaux matériaux a également occupé une place importante des débats. Lors du symposium, la présentation des projets du Self Assembly Lab par son directeur Skylar Tibbits a fait son petit effet… (sur moi en tout cas). Les équipes de ce laboratoire travaillent sur des nouveaux procédés de construction comme l’impression 3D réversible à partir de cordes et de pierres ou encore l’impression dans du gel (ce qui supprime le facteur gravité, accélère le processus et en étend les possibilités).

Skylar Tibbits et la matière programmable à FAB13:

Mais le plus impressionnant et prometteur est la programmation de matériaux allant du bois à la fibre de carbone en passant par le textile… l’intégration directe dans la matière d’une capacité d’autotransformation de sa forme ou de ses propriétés est présentée comme l’émergence de l’impression 4D. Il a présenté à Santiago un premier scénario pour le futur dans lequel nous interagissons avec de plus en plus d’automatisation. Avant de passer au second, qui laisse songeur, où « les matériaux sont des robots, ils ont la capacité de sentir et ont intégré des formes de logiques. De ce fait, le futur pourrait être celui de robots matériaux plutôt que de robots mécaniques et industriels. Si aujourd’hui, nous programmons des machines, demain, nous programmerons directement la matière elle-même. »

Le futur, c’est aussi ce défilé de fab textiles et de fashion-tech à FAB13:

L’éducation par le faire

Du côté social, si l’on en croit les participants, les fablabs seront des plateformes au cœur des systèmes éducatifs qui permettront notamment de lutter contre la fracture numérique et non pas de l’entretenir comme c’est parfois le cas.

C’est une ambition que Martin Oloo porte avec conviction au Kenya. Il lutte pour rouvrir le Aro fablab situé en milieu rural. En 2008, avec le soutien de la Fab Foundation, il était le 25ème fablab au monde à ouvrir ses portes… avant de les fermer en 2011, faute de financement. Depuis 2015, le défi de Martin est de ressusciter l’espace sans céder aux sirènes de la ville qui concentre toutes les ressources technologiques, Nairobi. Ce travailleur social est passé par la case Fab Academy pour pouvoir aller au bout de son objectif. De son témoignage, je retiens ce moment qui lui ressemble : « Je n’ai aucune formation technologique, je suis un travailleur social. Donc lorsque j’ai demandé à la Fab Foundation (de rouvrir ce fablab), on m’a demandé “comment pourras-tu le faire ?” J’ai répondu que je n’ai qu’une profession nommée passion, voilà ce que j’ai. »

Sa détermination et sa lucidité m’ont beaucoup touchée. Martin espère participer à la formation des jeunes mais aussi au développement économique territorial en favorisant l’entrepreneuriat dans sa région très rurale où, à l’heure actuelle, l’accès à l’électricité et donc à l’Internet est encore un enjeu majeur… Aujourd’hui, il répare les machines laissées à l’abandon et bénéficie de l’aide d’autres membres du réseau comme Jens Dyvic du fablab Fellesverkstedet à Oslo qui lui a permis de repartir de FAB13 avec une machine fonctionnelle. A suivre !

Jens Dyvic anime l’un des nombreux ateliers proposés pendant la Fabconf. © Constance Garnier

La fabsociété

En attendant le futur, le thème 2017 de FAB13, « Fabricating society », a fait glisser la focale de la conférence annuelle de la technologie en elle-même vers ses applications sociales. Ce que confirme Sherry Lassiter, présidente de la Fab Foundation, pour qui cela découle d’une dynamique globale du réseau. « Nous avons pris un virage ces deux dernières années, depuis les discussions sur la technologie et ses impacts sociaux jusqu’à véritablement les mettre en œuvre. » Elle l’illustre : « On voit par exemple la fabrication numérique apparaître dans les classes d’école ou à travers de nombreuses façons durables dans les villes à travers des usages que nous n’imaginions pas. »

Sherry Lassiter, présidente de la Fab Foundation sur la scène de FAB13:

C’est notamment le cas du projet Making Sense qu’a présenté sa coordinatrice Mara Balestrini du fablab de Barcelone. Ce programme soutenu par la Commission européenne et qui s’inscrit dans la dynamique Fab City permet à des groupes de citoyens de traiter de problématiques locales grâce à la fabrication numérique et à l’open design, en s’appuyant toujours sur la récolte de données à l’aide de différents capteurs.

Lors d’une table ronde, Mara a présenté l’action menée par des habitants de la Plaza del Sol qui souffraient depuis plus de dix ans de la pollution sonore due entre autres à l’activité festive nocturne. Après avoir établi, grâce à leurs capteurs, que les normes relatives au bruit étaient effectivement largement dépassées sur cette place barcelonaise, ces habitants ont réussi à mobiliser les pouvoirs publics restés jusqu’alors sourds à leurs appels. Résultat : la campagne de prévention municipale a été jugée légitime par les riverains. La plateforme Making Sense a développé d’autres projets à Barcelone, Amsterdam, et Pristina (Kosovo) sur des sujets comme les rayons gamma ou la pollution de l’air.

Pas de repos pour les braves: les ateliers se poursuivent chaque après-midi. © Constance Garnier

Ce programme expérimente des modalités nouvelles de mobilisation citoyenne basées sur la captation de données et l’usage de l’open data. Il illustre concrètement comment la fabrication numérique, rendue accessible à tous, peut devenir un levier d’action politique en permettant à tout collectif de construire sa propre expertise sur une situation environnementale locale et proposer, ou développer elle-même, des solutions.

Cérémonie de remise des diplômes des fabacadémiciens:

Floating fablab is coming

On a également pris des nouvelles du Floating fablab (le fablab flottant). Il y a un an, Makery vous présentait ce projet incroyable… Après avoir cofondé le premier fablab en Amérique latine à Lima en 2010, Beno Juarez coordonne aujourd’hui le réseau latino-américain et porte ce projet auxquels plusieurs fablabs de pays traversés par l’Amazone sont associés. Le bateau équipé de trois ateliers (biolab, materiallab et fablab) devrait voyager de village en village sur l’Amazone afin d’accompagner la population rurale dans le développement des économies locales en « valorisant l’existant et surtout en protégeant la biodiversité » explique Beno Juarez. Pour ce Péruvien né dans la jungle, le meilleur moyen de protéger la biodiversité est d’en faire la principale ressource dans l’éducation et l’innovation. Le bateau ne navigue pas encore… mais les projets qu’il embarquera avancent. Parmi ceux-là, j’ai été séduite par le 3DTree, une machine capable d’imprimer des « fruits magiques »…

Le prototype du 3DTree. © Beno Juarez

Késako ? Grâce à une déshydratation des fruits, le 3DTree combine ensuite les cartouches de fruits déshydratés pour créer des « fruits sur mesure ». Une réponse à des problématiques locales pour allonger la durée de vie des produits, réduire de 80% leur poids et rendre ainsi leur transport abordable pour les petits producteurs.

L’une des premières présentations du 3DTree en Amazonie. © Beno Juarez

C’est également un moyen d’inciter les producteurs à se démarquer en produisant les variétés de fruits spécifiques à leur région et ainsi cultiver la biodiversité. Le fablab flottant, chargé d’autres projets qui permettront aux habitants de l’Amazonie de générer une économie respectueuse de leur environnement, est l’un des projets les plus prometteurs du réseau… depuis plusieurs années déjà. Son temps de réalisation est également révélateur de la difficulté qu’ont les fablabs à monter des projets de grande envergure et à asseoir leur légitimité auprès d’écosystèmes institutionnels et privés.

Aperçu de la soirée de clôture avant que toute la communauté se mette, dans le respect des coutumes locales, à danser le reggaeton. © Constance Garnier

Constance Garnier, doctorante en sciences de gestion au sein de la chaire industrielle de recherche en ingénierie frugale de Télécom ParisTech, prépare une thèse sur l’impact des fablabs sur le management de l’innovation en entreprise. Cette historique du mouvement maker français est membre active d’Artilect, le fablab de Toulouse, où elle a notamment coorganisé le Fablab Festival de 2015 à 2017

Plus d’images de FAB13 par Alexandre Rousselet du RFFLabs (Réseau français des fablabs)