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Marko Peljhan: «Les pôles sont les capteurs de notre planète» (2/2)

Embouchure de la rivière Ikpik en Terre de Baffin, orthophotographie aérienne prise en 2009. © Projekt Atol

Seconde partie en zones polaires de notre entretien fleuve avec Marko Peljhan, l’artiste slovène à l’origine du Makrolab, à l’occasion des vingt ans de cette architecture techno-écologique utopique.

Après avoir évoqué la première décennie nomade du Makrolab, ce medialab mobile, utopique et autosuffisant qu’il porte depuis vingt ans, l’artiste slovène Marko Peljhan poursuit dans cet entretien avec l’artiste-chercheur Benjamin Pothier les ambitions polaires du projet. Depuis sa création pour la documenta 10 de Kassel en 1997, le Makrolab s’est posé un peu partout dans le monde en accueillant à son bord des scientifiques, des artistes, des hackers ou des philosophes. Marko Peljhan, qui présentait le 6 juin à la galerie Kapelica de Ljubljana Somnium, une installation cosignée avec Danny Bazo et Karl Yerkes à partir des données du télescope spatial Kepler, raconte les aventures antarctiques et arctiques du Makrolab.

Pourquoi, après une décennie d’expériences en climats tempérés, le Makrolab s’est-il tourné vers les pôles?

En 2006, avec l’artiste sud-africain Thomas Mulcaire, nous avons travaillé vraiment dur pour concevoir la future station polaire du Makrolab, la Base Antarctique Ladomir, avec deux autres architectes de Slovénie, Jan et Nejc Trošt. Le projet a été présenté à l’Ars Electronica en 2007, alors que j’étais l’un des artistes distingués par le festival autrichien des arts numériques dans une exposition au Lentos Museum. Le cœur de notre projet consistait à construire l’équivalent du standard d’équipement pour la station spatiale internationale (ISS), l’International Standard Payload Rack (ISPR ou armoire pour charge utile au standard international), mais en Antarctique. On peut le voir comme une sorte de mission analogue de l’ISS sur Terre. Je trouve ça assez amusant de voir qu’aujourd’hui l’Agence spatiale européenne (ESA) finance ce type de projets, essentiellement des simulations de Mars. Quand nous en discutions à l’époque, les représentants de l’Agence nous regardaient avec de gros yeux, se demandant “qui sont ces gens ?”. Ils ne comprenaient visiblement pas que nous leur proposions une opportunité fantastique de construire un tel module à peu de frais.

Vue d’architecte du Makrolab Mark VII, la Base Antarctique Ladomir. © Projekt Atol
Stratégie d’isolation par blocs connectables sur la future base Ladomir. © Projekt Atol

Aujourd’hui, ils auraient une station antarctique équipée ISPR opérationnelle depuis dix ans… Mais nous n’avons pas pu le faire à l’époque. J’ai cependant travaillé en parallèle avec nombre de personnes en Slovénie pour pouvoir entrer dans l’ESA. Ce que nous avons fini par faire… en 2017.

Notre première proposition en tant qu’artistes à la communauté scientifique slovène a été présentée par Primož Pislak, Dragan Živadinov et moi-même en 2001. Ils nous ont ri au nez. Certains nous ont même chahutés… Mais seize ans et un tas de documents plus tard, nous sommes finalement membres de l’ESA.

Malgré tout, nous sommes parvenus à emmener un ISPR que nous avons construit et installé en 2007 en Antarctique. La proposition que nous avons envoyée à l’Année polaire internationale (API) 2007-2009 a été retenue. Nous avons formé pour l’occasion une nouvelle entité appelée I-TASC, pour Interpolar Transnational Art Science Constellation. Le projet 417 de l’API était le seul de ce genre. Alors que nous le présentions à la conférence scientifique de Hobart, en Australie, le directeur de l’Institut Alfred Wegener (un centre de recherches polaires et marines allemand, ndlr) se montra très intéressé mais nous dit ne pas pouvoir s’engager dans un projet de coopération d’artistes de Slovénie, d’Afrique du Sud, de Nouvelle-Zélande, des Etats-Unis, du Swaziland et du Brésil. Pas de chance ! En quelque sorte, nous étions un peu trop en avance sur notre temps… Car aujourd’hui, le même Institut Alfred Wegener soutient le consortium qui construit Eden-ISS Greenhouse, dont fait partie ma chère collègue Barbara Imhof de Liquifer Systems Group en Autriche. Son design est très similaire à ce que avions conçu en 2006 lorsque nous en parlions avec l’Institut. C’est ainsi que vont les choses…

La station météo de la «Constellation interpolaire art science transnationale» (I-TASC) en Antarctique en 2007. © Projekt Atol
Les pavillons de l’équipe I-TASC flottent en Antarctique (2007). © Projekt Atol
La base South African National Antarctic Expedition (SANAE IV) en Terre de la Reine-Maud en 2008. © CC BY-SA 3.0
Mission I-TASC 2007. Adam Hyde de Floss Manuals sur la base antarctique SANAE. © Projekt Atol

Ma thèse est donc : les projets nés dans un contexte artistique et une espèce de zone d’extrême liberté de pensée sont à réfléchir à très long terme. On s’y habitue… Je ne suis pas déçu, je suis plutôt fier en réalité et heureux de voir que quelque chose allant dans ce sens finit par arriver, c’est gratifiant.

N’avez-vous pas réussi à mener davantage de travaux en Antarctique?

Si ! Notre dernier projet antarctique date de 2010. Nous avons participé à une expédition pour la base antarctique Novolazarevskaya en Terre de la Reine-Maud, avec des financements privés de l’artiste Nasser Azam, complétée d’une exposition de travaux construits en Antarctique et présentés là-bas (sept ans avant la biennale de l’Antarctique de cette année…).

A la même époque, nous avons commencé à travailler en Arctique. Parce que notre projet de “Constellation interpolaire art science transnationale” ne concerne pas seulement l’Antarctique !

Mon premier voyage en Arctique, c’était à Igloulik au Nunavut, avec le commissaire d’exposition canadien Stephen Kovats, qui a cofondé avec Inke Arns le festival numérique allemand Ostranenie au Bauhaus Dessau en 1995. Je l’avais rencontré à Ljubljana au début des années 1990 et nous étions restés en contact. Il avait visité le Makrolab d’abord à la documenta en 1997, puis en Ecosse en 2002. Il voulait le faire venir dans le nord canadien, au Nunavut, où il avait des contacts avec Igloolik Isuma Productions, les producteurs du film Atanarjuat de Zacharias Kunuk (Caméra d’or à Cannes en 2001, ndlr). Nous sommes donc allés là-haut, nous avons présenté les idées du projet à Zach, Paul Quassa et Pauloosie Qulitatik et rencontré les anciens, les chasseurs, les jeunes…

Marko Peljhan (à droite) présente l’API à la Hunters and Trappers Organization (HTO) à Mitimatilik en 2010. © API
Formation au montage vidéo open source par August Black à Igloulik, dans le Nunavut, dans le cadre de l’Arctic Perspective Initiative en 2010. © API

Ce voyage a changé ma vie. Lorsqu’on vous dit que vous allez en Arctique, vous vous faites ces projections typiques des gens du Sud, qu’ils soient artistes ou scientifiques, peu importe en fait. Qui sont très différentes de la réalité de l’Arctique. Là-bas, nous avons appris à connaître le “Peuple” et la “Terre”, et avons appris à vivre “sur” la Terre.

C’est à ce moment-là que j’ai commencé à beaucoup travailler avec Matthew Biederman, un artiste installé à Montréal qui avait été membre de l’équipe Makrolab en 2002 en Ecosse. Nous avons créé l’Arctic Perspective Initiative (API). Nous savions déjà que ce ne serait pas un projet ponctuel, mais que cela allait durer de nombreuses années. C’est une “initiative”, on ne peut pas l’appeler juste un projet, c’est un engagement à long terme.

Archives vidéo collectées par l’Arctic Perspective Initiative (2013-2017), montage Matthew Bierderman, son Pierce Warnecke (2017):

Que faites-vous aujourd’hui en Arctique?

Cette année, nous travaillons avec un groupe inuit du Nunavut qui utilise des UAV (Unmanned Aerial Vehicles, aéronefs sans humain à bord). Déjà en 2009, nous avions embarqué un UAV en Arctique, il s’agissait d’un avion télécommandé équipé de capteurs de télédétection. Mais c’était avant ce que l’on appelle la révolution “drone”, les gens ne comprenaient pas alors le potentiel transformatif de cette technologie. C’était difficile de la promouvoir.

Huit ans plus tard, c’est une tout autre affaire : ils s’y sont mis. Ce qui est vraiment sympa, c’est que ce groupe inuit qui avait commencé à utiliser des drones a contacté C-Astral, l’entreprise de construction d’UAV que j’ai cofondée avec Nejc Trošt et Samo Stopar, en disant qu’ils voulaient travailler avec nous. Nous démarrons une campagne de vols, d’observations à la fois topographique et écologique sur 2017 et 2018. C’est très excitant. Mais ces choses prennent du temps.

Drone C-Astral Bramor UAS, Terre de la Reine-Maud, Antarctique, 2010. © Projekt Atol
Campement de l’Arctic Perspective Initiative à Ipkik, île de Baffin, Nunavut, août 2009, construit à partir d’éléments récupérés de la station radar Foxe-2 Dew Line. © API
Hack de connexion internet satellite avec les équipes de l’API et de Isuma TV, île de Manitok, Nunavut, août 2009. © API

Quel est votre point de vue sur la géopolitique arctique?

Au travers de l’API, Matthew et moi menons aussi un travail qui consiste à réagir à des problèmes géopolitiques très complexes. Comme cette lettre publiée par le Financial Times après la parution d’un article sur l’Arctique russe. Nous y exprimions notre désaccord sur la manière dont ils parlaient de l’Arctique en Russie en particulier. La moitié de l’Arctique est en Russie. La Russie mène une politique arctique très particulière qui n’est pas vraiment amicale avec les populations indigènes. Ce n’est pas que les autres le sont tant que ça… mais certains le sont plus que d’autres. Et les choses évoluent. Le Nunavut est par exemple une région autonome du Canada. En Europe, il y a les parlements Saami (en Finlande, Suède et Norvège, ndlr). Aux Etats-Unis comme ailleurs, il y a une histoire brutale de la colonisation de l’Arctique, mais un processus lent de dévolution démocratique est en cours. Et bien sûr, les industries sont très présentes, le pétrole, l’exploitation minière. L’Arctique est complexe…

J’ai toujours vu l’Arctique et l’Antarctique comme les capteurs de notre planète. C’est là que les changements à échelle planétaire sont les plus visibles et les plus rapides. J’ai aussi un rapport très intime à la vision de l’Arctique depuis le ciel à cause de ma propre vie… Je contribue au réchauffement climatique avec mes voyages trop fréquents entre l’Europe et la côte ouest américaine où j’enseigne… Il faut être conscient de toutes ces choses complexes. C’est vraiment de cela que parle notre travail. Elever le niveau de conscience, pas seulement la sensibilité aux changements écologiques, mais plutôt une sorte de conscience cardinale de l’humanité. Certainement, l’artiste a un rôle et une responsabilité à jouer.

Un ancien d’Igloulik, Herve Paniaq, dit « the Computer », cherche des trous dans la glace dans le Bassin de Foxe, Nunavut, territoire autonome depuis 1999. © API
Le Kallitaq, vision d’un mobile media lab de l’architecte Nejc Trošt en collaboration avec Marko Peljhan et Matthew Biederman, inspirée du qamutik, traîneau traditionnel inuit. Maquette 1:1 réalisée en 2010. © API
Partage des prises de vue orthophotographiques aériennes de l’embouchure de la rivière Ikpik, 2009. © API

Quel est le futur du Makrolab?

Nous y travaillons toujours, sur le type d’engagement que nous pourrions avoir en Antarctique et sur l’installation de l’ancienne structure du Makrolab en tant qu’équipement art-science et média tactique permanent en Slovénie. On nous a proposé l’an dernier de faire quelque chose avec la Station Princesse Elisabeth mais il n’y avait pas de financement. Et il est encore très dangereux de travailler avec des artistes. Héhé… Nous verrons, c’est un projet à long terme… Vous-même, vous savez avec votre propre travail que quand nous parlons de ces environnements extrêmes sur Terre, il existe une connexion immédiate avec l’espace. Le Makrolab a toujours intégré cette relation. Nous devions par exemple réaliser des tâches quotidiennes obligatoires, un peu comme les Daily Tasking Orders (DTO) de l’ISS, pour organiser le temps de travail. Le Makrolab intégrait aussi l’idée d’architecture de capsule, qui, avec du recul, rappelle le mouvement Archigram. Ces similitudes, nous les avons découvertes plus tard, c’était assez beau.

Ces projets sont toujours bien vivants, nous espérons toujours les réaliser un de ces jours. Peut-être avec mon énergie, peut-être avec celle d’artistes plus jeunes, qui sait. Une tâche importante pour nous est de tout archiver. Nous n’avons jamais publié la documentation de manière systématique, d’un côté en raison des moyens limités de l’organisation que j’ai fondée, Projekt Atol, qui mobilise seulement quelques personnes, de l’autre, parce qu’il était difficile de comprendre en temps réel la vision composite de l’ensemble des niveaux que ce travail créait. Je ne m’en plains pas, c’est juste un fait (rires). Nous progressons !

Retrouver la première partie de cet entretien

En savoir plus sur Marko Peljhan, Projekt Atol, C-Astral et l’Arctic Perspective Initiative