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Les bonnes feuilles du «Dictionnaire de réalité tactique» de Konrad Becker

Les projections d'ombres d'hélicos de la fausse agence de sécurité Global Security Alliance de Konrad Becker, sur le parvis de la gare de Munich en 2006. © DR

Dès 2002, le «Dictionnaire de réalité tactique» de Konrad Becker, qui paraît en français, posait les bases de la société de l’information de l’ère Snowden et Trump! Morceaux choisis, à l’occasion de la venue du tacticien des médias autrichien au festival «Lanceurs d’alerte».

Publié juste après le 11 Septembre, le Dictionnaire de réalité tactique de Konrad Becker, lexique de survie dans les régimes de guerre de l’information et contre le terrorisme, gagne une saveur nouvelle à l’ère des leaks de Snowden et de la post-vérité de Donald Trump. La gestion trompeuse de l’information est le régime général auquel nous sommes plus que jamais soumis. Le premier opus en français de la trilogie tactique, publié aux éditions Supernova, est présenté en avant-première le 28 janvier à l’occasion de la rencontre « Alerte et régimes de vérité » du festival Lanceurs d’alerte de la Gaîté lyrique à Paris.

Konrad Becker, en mai 2009 à Paris, où il organisait la conférence World-Information. © DR

Konrad Becker a contribué à l’émergence des « médias tactiques », mouvement activiste né de la convergence de la pratique des médias alternatifs avec celle des technologies numériques. En 1993, il fonde l’Institute for New Cultural Technologies (t0), qui a notamment porté durant les années 1990 le fournisseur d’accès internet indépendant Public Netbase et organisé dès 2000 la première édition à Bruxelles du rendez-vous international World-Information. Ce forum indépendant de haut niveau sur la société de l’information accueillait alors Duncan Campbell, lanceur d’alerte sur le programme Echelon. Le World-Information Institute et son directeur Konrad Becker ont défini le concept d’intelligence culturelle, préfigurant aussi bien Wikileaks (né en 2006) que la culture à l’ère Snowden. 

Philippe Quéau, Konrad Becker, Phillip Hammond, à la 1ère édition de la conférence World-Information à Bruxelles en 2000. © DR

A Vienne avec t0, Konrad Becker a également mené de nombreux canulars et actions de rue dans la décennie 2000. Il a rebaptisé la Karlsplatz de Vienne en Nikeplatz (avec Eva et Franco Mattes), fait la démonstration publique que la société civile allait disposer de drones pour surveiller les forces de l’ordre (S-77CCR, System 77 Civil Counter Reconnaissance, avec Marko Peljhan), ou créé une atmosphère anxiogène en Europe avec sa fausse agence de sécurité Global Security Alliance, qui déployait ombres d’hélicos sur les trottoirs, gardes du corps à oreillettes et lunettes noires ou organisait des défilés de mode sécuritaire.

Morceaux choisis du premier volume du Dictionnaire de réalité tactique, dont les thèmes résonnent particulièrement en ce début d’année : propagande post-factuelle, cadrage cognitif, droits numériques, gestion de la perception, discordance de l’information, big data et surveillance anti-terroriste.

Les illustrations, tirées du Dictionnaire de réalité tactique, sont de Schulz & Leary.

«Attentes perceptuelles», p. 32

« La perception est un processus actif où les stimuli observés par les organes récepteurs sont influencés par l’expérience passée, l’éducation, les valeurs culturelles et les exigences de rôles sociaux. L’information obtenue dépend des espérances et des préjugés de l’observateur, du contexte, des circonstances et des différentes configurations d’attente. Il existe une forte inclinaison de la perception humaine à se modeler selon les attentes, les hommes ayant tendance à percevoir ce qu’ils s’attendent à percevoir. Plus d’informations et de traitement de données sont nécessaires pour reconnaître un phénomène inattendu qu’un phénomène attendu. Les schémas qui prédestinent les attentes ont diverses origines, à savoir l’expérience passée, l’éducation, l’entraînement professionnel et les normes culturelles et organisationnelles. Cette tendance à percevoir ce qui est attendu semble avoir le dessus sur la tendance à attendre ce que l’on va percevoir, ou comme on dit, “prendre ses désirs pour des réalités”.

Essayer d’être objectif n’assure pas une perception juste puisque les schémas de projection des attentes peuvent être tellement intégrés qu’ils continuent d’influencer les perceptions même après qu’un mauvais préjugé ait été corrigé. Ils constituent un jeu de vues de l’esprit, une prédisposition à penser d’une certaine manière, comme un menu qui nous permettrait d’interagir avec le monde, un monde où la pertinence ne relève que des modalités de l’interprétation. L’idée que l’on serait seulement influencé par les faits et non par des notions préconçues est naïve, car il n’y a pas unicité des “faits”, mais seulement des sous-dispositifs très sélectifs d’une masse générale de données. Être sous l’influence subjective d’un tel sous-dispositif ne permet à l’individu que de classer et de juger la pertinence de la question énoncée. »

«Cadrage cognitif», p. 39-40

« Le cadrage est un dispositif psychologique qui consiste à fabriquer le point de vue de l’observateur. Celui-ci est invité à percevoir un objet d’après une perspective déterminée, ce qui conditionne le rapport qu’il entretiendra avec cet objet. Dans un champ visuel, on perçoit plus facilement certains objets que d’autres.

On manipulera la perception de l’observateur selon cette règle qui s’appliquera aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du cadre. Le sens informationnel d’une image ainsi réorganisée variera alors selon la volonté du manipulateur.

Influencer la manière dont un problème est perçu peut mener à des solutions radicalement différentes. Selon la théorie des perspectives, la priorité humaine numéro un est d’éviter l’échec. Les gains sont secondaires en comparaison de l’objectif “zéro perte”. Ainsi, il est plus judicieux de poser une problématique en termes de pertes éventuelles plutôt qu’en termes de gains possibles. Une personne choisira une stratégie conservatrice quand un dilemme à résoudre sera présenté de manière positive et choisira une stratégie plus risquée lorsque ce même problème sera posé en termes négatifs.

Toutes les variantes du problème du cadre dans la théorie de l’esprit sont des cas particuliers de la “description complète”. On ne le constate pas uniquement dans la nécessité de réadapter les évaluations de situations données pour tenter de représenter de manière adéquate un monde qui change constamment, mais également dans d’autres problèmes comme la prévision, l’induction, le raisonnement, la compréhension du langage naturel, l’apprentissage, etc. Au fond, obtenir une “description complète” de l’engagement dans une action particulière, suivant une situation particulière avec un objectif particulier, s’avère être un but impossible à atteindre. Même les journaux d’information qui prétendraient suivre des règles d’objectivité finissent par remettre inconsciemment en place des cadrages cognitifs dominants qui empêcheront l’essentiel de l’audience d’évaluer correctement la situation. »

«Droits de l’homme numériques», p. 64-65

« (…) Les droits de l’homme numériques se fondent sur la compréhension de la communication comme moteur de la civilisation et comme principal fondamental de l’individualité dans la société. Les droits de l’homme numériques incluent le droit à l’accès au domaine électronique, le droit à la liberté d’expression et d’association en ligne et le droit à la vie privée. La fracture numérique entre ceux qui ont accès aux nouveaux canaux de communication électronique et ceux qui ne l’ont pas viole le droit à l’éducation et à la pratique des nouvelles technologies de l’infosphère. Elle viole aussi le droit à un niveau minimum d’information via les institutions publiques et les fournisseurs de services. La libre expression en ligne ne devrait pas être limitée par des moyens directs ou indirects, comme la censure, les restrictions gouvernementales ou le contrôle privé sur le matériel et le logiciel, les infrastructures de télécommunications, ou par d’autres composantes essentielles des réseaux électroniques. Le droit à la vie privée, à l’anonymat et à la sécurité inclut le droit de se protéger de la surveillance arbitraire du contenu ou de l’association en ligne ainsi que le droit de choisir une technologie de vie privée comme la cryptographie pour protéger ses communications. Ceux qui contribuent au développement de l’infrastructure des communications selon des objectifs de surveillance, soit pour connaître les profils des utilisateurs individuels, soit pour pister les données, ou encore, pour pratiquer l’interception de communication en ligne selon des objectifs marketing ou de surveillance, s’engagent de fait dans des violations de ces droits. »

«Gestion de la perception», p. 85-86

« On ne peut identifier les stimuli qui influencent les sens, ni le volume et la complexité des données à analyser, sans éviter les simplifications, aussi bien dans le domaine des prévisions, des correspondances, que dans celui de la pertinence. Du fait qu’il rencontre des limites pour comprendre un monde complexe, l’esprit construit des modèles mentaux simplifiés de la réalité. Il est possible de se comporter rationnellement dans le confinement d’un modèle mental à rationalité limitée, mais ce comportement n’est pas toujours adapté aux nécessités du monde réel. La perception n’est pas simplement déterminée par les modèles de stimulus ; elle représente aussi le résultat d’une recherche dynamique de la meilleure interprétation des données disponibles, c’est-à-dire une hypothèse basée sur les données sensorielles. (…)
Les glossaires militaires définissent la gestion de la perception comme les actions entraînant l’approbation ou le refus d’une information sélectionnée et comme les indications destinées aux cibles favorisant des comportements et actions propices aux objectifs de l’émetteur. Ce phénomène se réalise par la combinaison d’une projection de la vérité concernant la sécurité des opérations, la couverture, le leurre et les opérations psychologiques. Les agences commerciales de gestion de la perception vendent leurs services pour élaborer des stratégies permettant de cadrer une population selon une sémiotique cohérente et focalisée, et de distribuer des messages dans des environnements informationnels présélectionnés. Dans la liste des techniques utilisées pour ces campagnes de gestion de la perception, on trouve l’observation en temps réel, la cartographie de la perception, la détermination des attentes, la quantification des différentes infosphères, les pré-tests de messages et enfin la métrique de leur diffusion sur les populations cibles collatérales (influence, contagion, propagation, résistance, amélioration). L’analyse en ingénierie sociale et l’automatisation de la société dérivent des méthodologies tactiques et logistiques de la recherche en opérations militaires. L’utilisation du traitement étendu de données est devenue l’arme silencieuse des guerres invisibles. »

«Information ambiguë», p. 107

« Lorsqu’on propose à un sujet des données confuses tout en le plaçant dans une situation contradictoire ou ambiguë, sa perception des choses est profondément faussée, phénomène qui perdure alors même qu’une quantité appréciable d’une information de meilleure qualité lui a été délivrée. La preuve expérimentale de ce phénomène a été établie en présentant à des sujets une image floue et distordue. La confiance en cette première impression, construite à partir de stimuli équivoques, influence grandement les perceptions suivantes. Quand l’image devient plus claire, le sujet assimile ces nouvelles données, mais l’interprétation initiale se maintient et la résistance au changement cognitif persiste jusqu’à ce que la contradiction soit si élevée, si apparente en vérité qu’elle finit par forcer la conscience au-delà du seuil de la rationalité.

La quantité d’information nécessaire à l’invalidation d’une hypothèse est significativement plus importante que la quantité d’information nécessaire à la constitution d’une interprétation initiale. L’impression première mais incorrecte tend à perdurer. La difficulté ne réside pas tant dans l’acquisition de nouvelles perceptions ou de nouvelles idées, mais plutôt dans la modification des perceptions initialement établies. Les interprétations humaines qui se fondent sur une quantité peu importante mais régulière d’informations ne sont pas rejetées ou modifiées tant que des preuves solides et approfondies ne forcent pas le sujet à reconsidérer l’analyse. Tout comme la perception des stimuli est influencée aussi bien par l’ambiguïté, la discordance des informations que par l’attente et les images préexistantes, les préjugés de l’analyste en intelligence exerceront une influence certaine sur son jugement, en dépit des efforts fournis par celui-ci dans la recherche de l’objectivité. Puisque l’intelligence culturelle s’occupe des situations hautement ambiguës par définition, les analystes adaptent une stratégie de suspension du jugement aussi longtemps que possible. »

«Intelligence culturelle», p. 108

« L’intelligence culturelle consiste à rassembler, évaluer et traiter la méta-information. Cela implique une analyse et une investigation claire des possibilités de dangers sociétaux, culturels, économiques et politiques propres à la société de l’information. L’intelligence culturelle sert l’intérêt public par la capacitation et agit comme un contre-poids face aux services traditionnels d’intelligence militaire et économique qui collectent l’information afin d’accroître leur contrôle. Les services d’intelligence culturelle compensent le manque d’accès public aux méta-informations par la consolidation des fondations socio-politiques et culturelles permettant la prise de décision. Ces services ont besoin d’entretenir et de protéger la sphère publique aussi bien que la variété et la richesse de ses expressions culturelles, cela au cœur d’une société de plus en plus soumise au déterminisme des technologies de l’information et de la communication. Pour satisfaire les besoins du public en contenus et informations culturels accessibles et de haute qualité, l’intelligence culturelle étudie les développements de l’information et les évolutions probables de son action dans l’infosphère. L’intelligence culturelle défend les droits du citoyen à la liberté culturelle, la liberté d’opinion et d’expression, de communication et de préservation de la vie privée. En observant, en analysant et en éclairant les tendances culturelles, socio-politiques, technologiques et économiques, l’intelligence culturelle permet de contrer l’endoctrinement et la propagande. »

«Types de comportement», p. 187-188

« Puisque la menace du terrorisme international s’inscrit dans un processus désormais global, les agences de sécurité portent une attention accrue envers la communication non-verbale qui joue un rôle croissant dans l’entraînement du personnel gouvernemental, militaire ou chargé de la mise en application de la loi. La capacité de discerner des signes à travers les types de comportements anormaux ou irréguliers dans le temps est perçue comme essentielle pour assurer la sécurité publique. L’entraînement se focalise sur l’interprétation des mouvements “d’intention”, sur les codes vestimentaires, ou encore sur les types de regards fixes anormaux, les tons émotionnels de la voix, les signaux trompeurs tout comme les habitudes de présentation apparemment dépourvues de sens, les expressions faciales et gestuelles. Des cartes représentant les mouvements énergétiques font apparaître les zones du visage activées pour exprimer des émotions données. Intégrées aux instruments d’observation, elles permettent aux ordinateurs de reconnaître et de répondre aux signaux émotionnels du visage. Une image multi-spectrale composée par une caméra numérique qui présente les contractions du muscle facial selon chaque émotion spécifique sera analysée afin de déterminer les types d’énergie faciale utilisables, ceux-ci permettant de lire les émotions, les sentiments et les états d’esprit. Qui plus est, le champ bio-électrique d’un sujet peut être surveillé à distance par un équipement spécialement conçu pour lire les types de fréquences du cerveau selon chaque potentiel évoqué. Les nouveaux systèmes de surveillance utilisent des programmes qui distinguent l’activité normale d’un comportement suspect. Les programmes peuvent faire la différence entre des gens qui marchent, parlent et agissent normalement, et des comportements anormaux comme une bagarre ou celui d’une personne à l’agonie, en classant les caractéristiques du mouvement humain comme la vitesse, la direction, la forme et le type. Le programme du réseau neuronal apprend et se souvient des modèles pour créer de nouveaux programmes générés à partir d’une formule qui sépare, en les classifiant, le normal de l’anormal. Mettre en application l’homogénéisation des types de comportement social à travers la classification complète et automatique de la “normalité” suscite non seulement l’intérêt des agents des opérations psychologiques à grande échelle ou ceux des technologies du contrôle politique, mais attire également les agents du marketing global de masse des produits de consommation. »

Le «Dictionnaire de réalité tactique» de Konrad Becker est publié aux éditions Supernova (janvier 2017) ; les volumes 2 et 3, le Dictionnaire de réalité stratégique et le Dictionnaire des opérations, paraîtront courant 2017 (tous traduits par notre collaborateur Ewen Chardronnet)

Rencontre «Alerte et régimes de vérité», avec Konrad Becker, Jérémie Zimmermann, Benjamin Loveluck et !Mediengruppe Bitnik, le 28 janvier à 14h30, dans le cadre de «Lanceurs d’alerte» à la Gaîté Lyrique

Les archives de Public Netbase et t0 sont consultables sur le site Future Non Stop