En Croatie avec Rewilding Cultures : Catherine Lenoble en quête de web frugal et de récits-compagnons
Publié le 4 novembre 2025 par Catherine Lenoble
Grâce à ses bourses de mobilité, le programme Rewilding Cultures encourage de nouvelles manières d’imaginer les déplacements et les échanges culturels en Europe. Lauréate 2025, Catherine Lenoble revient ici sur son expérience.
Catherine Lenoble est une travailleuse du texte, des arts hybrides et des communs basée à Tours. Parallèlement à son activisme culturel au sein de communautés créatives (hacklabs, fablabs, medialabs, édition, cyberféminisme), elle développe un espace de recherche-création qui interroge notre façon de lire écrire éditer en environnement numérique. Depuis 2010, elle crée des objets éditoriaux et/ou fictionnels, web et/ou print, in situ et/ou en ligne, sous la forme de publications, installations, performances, ateliers. En 2022, elle co-initie avec l’artiste Dieudonné Cartier le PrintLab, un atelier dédié à l’impression riso et la micro-édition au sein d’un fablab à Tours pour explorer d’autres façons de penser fabriquer des éditions. Pour l’amour du print, des courts-circuits et des récits à la marge.
Elle est partie rencontrer en Croatie les initiateur.ices de Pirate Care (Valeria Graziano, Marcell Mars, Tomislav Medak et Davor Mišković) un projet de recherche transnational et réseau d’activistes, d’universitaires et de praticiens qui s’opposent à la criminalisation de la solidarité et plaident en faveur d’une infrastructure de soins commune.
Et si… ?
Et si l’on pouvait faire un (ou des) pas de côté en matière de mobilité culturelle et artistique, qu’est-ce que l’on « s’autoriserait » à faire ?
En vérité il ne m’a pas fallu longtemps pour formuler une proposition, encouragée par le format original de la bourse Rewilding Culture.
Partir en train.
Prendre le temps.
Voyager avec un outil d’édition web to print.
Rendre visite à des artistes-chercheur.euses en Croatie partageant des intérêts complices sur ces pratiques (outils de publication, savoirs ouverts, soin des infrastructures techniques).
Et vivre cette aventure avec mon fils.
Voilà comment nous sommes parti.es pendant 12 jours au mois d’août avec Yuri, 8 ans, direction la Croatie.
Pozdrav Rijeka : )

Éditer aussi
Cela faisait un moment que je souhaitais expérimenter davantage des projets croisant micro-édition et technologies web to print afin de continuer à cultiver des productions éditoriales curieuses. Le web to print allie : « l’utilisation des techniques du web (langages html, css et js) pour produire depuis le navigateur un fichier pdf destiné à l’impression, l’utilisation d’outils libres et open source pour la création graphique et l’utilisation de programmation et de scripts pour la mise en page ».
Ces pratiques font leur révolution invisible dans un système dominé par des chaînes éditoriales encore très verticales, commerciales, propriétaires. Elles sont le fait de communauté d’artistes, designers, collectifs très actifves en Belgique, aux Pays-Bas et en France. Iels s’inscrivent dans un continuum de réflexions issues du « permacomputing », mouvement à la croisée des arts numériques, du hacking et du web-design qui prône des outils plus sobres et des pratiques respectueuses des ressources. Le « permapublishing » en est sa déclinaison dans le champ de l’édition et du design graphique.

Sarah Garcin est l’une de ces têtes fouineuses, artiste-designer membre de l’Atelier des chercheurs et du collectif Prepostprint, qui explore les sentiers alternatifs de la publication (et tout un tas d’autres pratiques conviviales allant de la cuisine, à la radio, et plus récemment la chanson technocritique !).
« Allo Sarah? ». Nous avions déjà collaboré dans le passé, nous reprenons le fil de nos projets, je lui partage alors cette envie/idée de compagnonner avec un outil de publication (pouvoir faire de l’édition et de la mise en récit de contenus « tout terrain », in situ ou en train). Un mois plus tard nous nous retrouvons à La générale à Paris en juillet pour une session de travail, prête à tester un « outil-compagnon » pour le voyage qui approche.
Les aventurierEs du rail
Je dois bien avouer que ce qui a changé toute la perspective de cette mobilité, c’est d’être parti avec mon fils de 8 ans. Il y a ce quelque chose de différent lorsque l’on voyage avec un enfant. Ce qui se passe à hauteur d’yeux. Ce qui est regardé questionné désiré. Ce qui s’écoute et se goûte. Ce qui se crée.
Le voyage a commencé en train de nuit par le Paris-Nice, cette mythique ligne de train de nuit qui longe la côté méditerranéenne au lever du jour. Il nous faudra une journée de plus pour traverser toute l’Italie du nord et rejoindre Venise en soirée. L’arrivée en train à Venise, entre terre et mer, est toujours aussi magique. Nous y ferons étape pour 3 nuits sur l’île de la Giudecca.



Le voyage de Venise vers Rijeka nous réservera quelques surprises. Il n’y a plus de train pour passer la frontière de l’Italie vers la Slovénie, ce sera un bus de Trieste vers Sežana, puis un train direction Pivka, hub rural où l’on attendra la dernière connexion ferroviaire pour Rijeka.
Ville industrialo-portuaire de la côte adriatique, Rijeka est restée longtemps sous la souveraineté des Habsbourg, avant d’être occupée par l’armée italienne, devenir un éphémère État Libre du Fiume, puis être annexée par l’Italie. Elle sera reprise par les troupes de Tito et annexée à la Yougoslavie après la seconde guerre mondiale avant de proclamer son indépendance en 1991. Son héritage est un mille-feuille culturel. Elle devient Capitale européenne de la Culture en 2020.



Conversations
Nous restons une semaine en Croatie, principalement à Rijeka puis Zagreb. Les journées s’organisent de façon fluide au gré des disponibilités de Davor, Valeria, Marcell et Tomislav, l’équipe de Pirate Care. Avec chacun d’entre elleux, une conversation s’engage autour de nos activités communes et des savoirs militants qui en découlent (dans des lieux-laboratoire, avec des outils et infrastructures techniques ouvertes, des réseaux alliés en Europe, des pratiques éditoriales et des publications collectives).
Première rencontre dans les locaux de Drugo More accueilli par Davor et Barbora. Yuri s’installe avec son tome 2 d’Harry Potter pendant que nous traversons aussi des temps passés présents futurs. Crée en 1999, Drugo More c’est un bon quart de siècle d’activisme culturel, de médias tactiques et d’arts hybrides à travers leurs activités de médiation, d’actions citoyennes, de festivals, d’expos et de workshops.

Autour de la table, du café, des publications et des fanzines imprimés en riso. Le hors-série MCD L’Europe des medialabs est notre notre relique (j’en ai assuré la coordination éditoriale… en 2011 et Drugo More y a contribué), une archive en commun que l’on feuillette. Malgré les crises multiples, certains de ces labs et collectifs sont toujours debout. « Ça tient », encore, souvent à travers des coopérations artistiques et le soutien de programmes européens.
C’est d’ailleurs dans le cadre du projet européen « Figure it Out – L’art de vivre à travers les failles du système » que nous nous sommes toustes rencontré.es ou retrouvé.es en juin 2024 lors du festival Re/Dé}connecte co-organisé avec Labomedia à Orléans. Finalement, en août 2025, nous ré-ouvrons les conversations entamées un an plus tôt. Entre temps, les projets Figure It Out et Pirate Care sur lequel toustes travaillaient sont clôturés et ont donné lieu à des publications.

Avec Valeria et Marcell, les discussions ont lieu en terrasse de café, chez eux, lors de repas collectif ou à la plage, les enfants sont avec nous (Yuri et Maté le fils de Valeria et Marcell). Nous échangeons des bouquins, nous ouvrons les ordinateurs pour se montrer des outils, nous partageons nos expériences de développement de base de données et autres bibliothèques de contenus pour lesquelles il y aura eu de la sueur des erreurs et bien sûr des petits bonheurs. Nous évoquons également ces communautés de pratiques en commun (Constant), ces autres collections (Monoskop) et initiatives de web frugal (Low tech magazine) qui re-donne énergie et inspiration pour maintenir au long cours des démarches aussi exploratoires qu’engagées.
Valeria et Marcell reviennent notamment sur leurs recherches à l’intersection du « care » et de la « piraterie » et le travail qu’ils ont mené autour du site syllabus.pirate.care. Sous la forme de syllabus (supports de cours), ce site sobre et statique introduit des pratiques d’auto-organisation et de mise en commun d’outils, de technologies et de savoirs, pour offrir une solidarité inconditionnelle aux personnes les plus exploitées et discriminées. Ces contenus (théoriques et pratiques) destinés à être activés, adaptés, enrichis, sont adossés à un autre outil développé par Marcell et Tomislav, Memoryoftheworld, un réseau de bibliothèques interconnectées qui rend accessibles une giga-collection de livres au format numérique.

Nous quittons Rijeka pour rejoindre Zagreb. Nous y sommes accueillis par Tomislav membre fondateur de l’Institut Multimedia/club MaMa, un lieu facilitateur de rencontres entre hackers, artistes, philosophes, DJ, activistes, créée en 2000. C’est ici que Tomislav et Marcell initient le label d’édition GNU GPL EGOBOO.bits, ainsi que de nombreux événements et expositions autour du hacking et des cultures numériques.
Tomislav évoque la place qu’a toujours occupé dans leurs projets le livre, sa circulation, sa digitalisation et ses infrastructures in/visibles que sont les bibliothèques. Avec Marcell, ils militent pour une nouvelle forme de bibliothèque publique (programme Public Library) composée de bibliothèques privées interconnectées (projet Memory of the world). Leur démarche s’accompagne d’outils de partage de livres, de campagnes de numérisation des savoirs menacés avec un bookscanner et d’expositions, comme « Paper Struggles » (luttes de papier) en 2020.

La bibliothèque publique est ainsi pensée comme un outil narratif critique pour susciter le débat sur le régime de la propriété intellectuelle, les inégalités d’accès à la culture, à la science et à la recherche, ou encore le monopole de la digitalisation par les grandes plateformes.
Travel to print
Ce qui résonne avec d’autres formes d’hégémonies que l’on retrouve ailleurs dans la chaîne du livre, du côté des pratiques éditoriales et graphiques, dominées par des logiciels d’édition propriétaire (Adobe). Partant du constat qu’en France «Les formations publiques conduisent les étudiants à devenir dépendants de ces outils propriétaires, fermés, coûteux et utilisés par un marché du travail qui aimerait s’en passer… mais ne trouve personne formé aux outils alternatifs », des écoles d’art, des écoles d’ingénieurs et des universités européennes se sont réunis autour d’un projet de recherche en commun EPE (Écran Papier Édition) pour concevoir des outils logiciels éditoriaux innovants, raisonnés et durables, sous licence ouverte, pour une approche alternative et créative entre l’écran et le papier.
Sarah Garcin travaille actuellement sur un état de l’art technique des dispositifs web to print dans ce cadre.
Car oui il y en a !
Viva la technodiversité.


Ça y’est, nous bouclons le voyage : du club Mama, Tomislav nous dépose à la gare de Zagreb, direction Ljubljana, capitale de la Slovénie, où nous passerons quelques heures en attendant le train de nuit direction Munich, puis Paris.
De toutes ces trajectoires et conversations, de cette (en)quête et de ces premiers tests avec un outil web to print, l’idée est de publier à l’automne un récit-compagnon venant prolonger cet article pour entremêler journalisme culturel, savoirs sensibles et ressources documentaires. Un objet web et print. Écran et papier. Pour explorer d’autres façons d’éditer, imprimer et amplifier des récits (col)porteurs de ces alternatives.
Site web du Programme Rewilding Cultures
Le mentorat pour cette bourse a été assuré par Makery