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Agriculture urbaine : le discours de la « French Method »

Formation "French Method". Credit: Fab City Grand Paris

L’association Fab City Grand Paris propose du 15 au 19 avril une formation en agriculture urbaine sur la « French Method » et vient de clore des recherches au long cours sur le sujet dans le cadre du programme européen CENTRINNO, un programme de 4 ans qui s’est achevé au 29 février. L’occasion de revenir sur la vaste littérature historique de la « French Method » avec Alexandre Mézard de Fab City Grand Paris, et ses invités, les spécialistes David Colliaux, analyste de grands corpus de manuels agricoles de la fin du 19e au Sony Computer Science Laboratories, et Christian Carnavalet, architecte paysagiste, agriculteur et agronome, auteur du livre ‘Le maraîchage sur petite surface : la French Method’ et directeur de l’Institut Moreau-Daverne de Cannes.

Entretien mené par Alexandre Mézard, transcription David Colliaux

La « French Method », aussi appelée maraîchage sur petite surface ou bio-intensif, est une approche qui combine les principes du maraîchage avec ceux de la permaculture pour optimiser les surfaces cultivées. Bien que cette méthode ne soit pas nouvelle, elle suscite un regain d’intérêt, notamment en France où elle était quelque peu oubliée. Elle est pratiquée par des « jardiniers-maraîchers » et connaît un engouement à travers le monde comme méthode pour réintroduire l’agriculture en milieu urbain afin de rapprocher la production alimentaire des consommateurs.

Cette approche agricole remonte à Jean-Baptiste de La Quintinie, créateur du Potager du roi à Versailles au XVIIe siècle, mais elle s’inscrit dans une tradition maraîchère française, notamment à Paris, et a été rationalisée par des maraîchers parisiens du XIXe siècle dans le but de maximiser les rendements sur de petites surfaces. Deux d’entre eux, Jean-Jacques Daverne et Jean-Guy Moreau, ont théorisé ces pratiques dans le Manuel pratique de la culture maraîchère de Paris en 1843, posant ainsi les bases de la « French Method ». Le manuel a été republié par de nombreuses maisons d’édition ces dernières années.

Mais pourquoi parler de « French Method » en anglais ? Le terme « French Method » est attribué à Eliot Coleman, un agriculteur, écrivain et enseignant américain, qui a popularisé cette approche aux États-Unis. Bien qu’il ne soit pas d’origine française, Coleman s’est inspiré des pratiques agricoles européennes, notamment françaises, lors de ses voyages et études sur les systèmes de culture intensifs et durables. Il a adapté ces concepts à la réalité agricole et climatique des États-Unis, en particulier dans sa ferme « Four Season Farm » située dans le Maine, en développant des techniques pour gérer les hivers rigoureux et en introduisant des innovations telles que les serres mobiles et les tunnels de culture pour prolonger la saison de production. Ainsi, sa ferme est devenue un modèle de viabilité du maraîchage sur petite surface et de production de légumes toute l’année, même dans des climats nordiques.

Alexandre Mézard : David, pourrais-tu te présenter rapidement ?

David Colliaux : Bonjour, je suis chercheur au Sony Computer Science Laboratories à Paris depuis 2016 et je travaille avec Peter Hanappe dans l’équipe Sustainability, Développement Durable en français. Notre domaine de recherche est celui des outils numériques pour l’agroécologie et dans ce cadre, nous participons au projet CENTRINNO, un programme de recherche financé par l’Union Européenne de régénération des friches industrielles historiques en lieu de production et d’innovation.

Alexandre Mézard : On parle beaucoup de passation de savoirs des maraîchers de génération en génération, il y a beaucoup de transmissions tacites, c’est-à-dire par la pratique : « j’observe, je m’approprie des choses, j’essaie de les répliquer, je me fais aider ». Il y a un moment vers la moitié du 19ème siècle où les maraîchers à Paris semblent se dire qu’au-delà de la transmission orale, il est nécessaire de capter ce savoir de manière écrite. Grâce à ce travail, aujourd’hui, on constate que ce savoir n’est pas tombé en désuétude. Et comme le décrit Sébastien Goelzer dans son livre Cultiver la ville, L’agriculture urbaine pour rendre la ville nourricière, il nous est revenu d’outre-Atlantique. C’est-à-dire que malgré l’inscription dans le marbre des manuels de maraîchage, il y a eu quand même une sorte de trou dans la raquette, qui fait que ces savoirs, en dehors d’une circulation parmi les exploitants eux-mêmes, a, pendant un temps, été un peu perdu pour le grand public. Ton travail consiste à rendre digeste cette matière textuelle et identifier ce qui doit être réactualisé, que ce soit en termes de texte ou de technique. Peux-tu nous dire ce qui a motivé l’analyse des textes des guides de maraîchage, notamment en utilisant des réseaux de neurones et d’autres méthodes de traitement automatique des langues ?

David Colliaux : Avant d’arriver à Sony, je ne connaissais de l’agriculture que ce qui venait de mes expériences de jeunesse lors de vacances dans la ferme de mes grands-parents ou lors de quelques travaux saisonniers dans les champs. Quand je suis arrivé, j’ai voulu me renseigner sur l’agroécologie. On en parlait beaucoup parce que Stéphane Le Foll était ministre de l’Agriculture à l’époque et il promouvait l’agroécologie. Pour me renseigner, j’ai vu que la ferme écologique du Bec Hellouin semblait une bonne source et, effectivement, ils avaient sept manuels de maraîchage du 19e siècle sur leur site web. En voyant que ces ouvrages rassemblés faisaient 3 000 pages, je me suis dit que je n’allais pas pouvoir lire tout ça. Il faudrait pouvoir choisir ce qu’il est important de lire, mais je ne savais pas à l’époque que c’est le livre de Moreau et Daverne qu’il faut lire en premier. Je me suis donc demandé ce que je pouvais faire pour savoir ce qu’il y avait dedans sans les lire. C’est un petit pacte avec le diable, où j’ai essayé d’esquiver la lecture des livres (C’est ce dont parle Franco Moretti dans son livre Distant Reading : “what we really need is a little pact with the devil: we know how to read texts, now let’ s learn how not to read them.”, ndlr). Au final, j’ai fini par en lire une partie. J’espère que notre travail peut aider à lire ces manuels plus facilement et à rendre plus accessible leurs contenus.

L’institut Moreau-Daverne. Droits réservés.

Alexandre Mézard : Christian Carnavalet, tu as fondé l’Institut Moreau et Daverne en hommage à ces deux maraîchers considérés comme d’importants fondateurs des pratiques maraîchères parisiennes. On voit que c’est un guide qui est à la fois un guide de savoir-vivre et de savoir-faire. Qu’est-ce que tu parviens à mettre en place sur ton exploitation ? Parviens-tu à garder la philosophie initiale qui est présentée dans ce guide ?

Christian Carnavalet : Oui, on essaye. Le livre de Moreau et Daverne, je l’ai d’abord lu parce que j’ai vu qu’il était partout sur Internet, comme on vient de le dire. Tout le monde y fait référence. Quand j’ai commencé à le lire, j’ai réalisé que le livre parlait de ce que j’ai appris à l’école quand j’étais gamin, et c’est ce que j’ai pratiqué en entreprise. Jusqu’en 1980, on enseignait toujours des techniques qui correspondent à ce qui se faisait il y a 150 ans. Par exemple faire le double bêchage, j’ai pratiqué le double bêchage au lycée agricole à Saint-Brieuc. On le faisait systématiquement. On faisait les couches chaudes, les semis directement dans les couches, manipuler les châssis, les paillassons comme au 19e siècle. Je l’ai pratiqué quand j’avais 15, 16, 17 ans. Jusqu’à ce qu’un jour, le patron me dise « Tu sais, Christian, la semaine prochaine, on va tout casser », et à ce moment-là, ils ont cassé les couches, on avait rangé tous les châssis, on avait roulé tous les paillassons. Je l’ai pratiqué, il me semble, tel que c’était indiqué dans le livre de Moreau et Daverne.

Un jour, j’ai un copain du même âge que moi qui me raconte son enfance à Villeneuve-Loubet, où ses parents étaient maraîchers. J’étais en plein dans le livre de Moreau et Daverne à ce moment-là, en train d’écrire mon propre livre. Je me dis « Mais ce n’est pas possible, il doit avoir une mémoire phénoménale, ce gars ! » parce que j’avais l’impression qu’il me récitait par cœur le livre de Moreau et Daverne. En fait, il me racontait sa jeunesse, la manière dont il travaillait, dont ses parents travaillaient. Au bout d’une heure, je lui ai dit « C’est incroyable ce que tu me racontes. C’est exactement ce livre que je suis en train de compulser en ce moment, de travailler, de regarder, de surligner de toutes les couleurs pour pouvoir bien l’apprendre, regarder ce qui se passe ». Il me dit : « C’est comme ça qu’on vivait, et puis on vivait très bien. » Tout cela existait encore il y a une quarantaine d’années.

Aujourd’hui, j’essaye de remettre cela en place, avec évidemment cet esprit de communauté. C’est ce que j’essaie de faire sur Cannes, on réapprend cette technique-là, enrichie de tous les apports de la modernité. Je crée aussi maintenant une coopérative pour lier tous ces jeunes, mais aussi les moins jeunes, parce qu’il y a beaucoup de personnes qui ont dépassé la quarantaine, qui approchent 60 ans et qui viennent se recycler. Donc j’essaye de garder cet état d’esprit là, forcément.

Alexandre Mézard : Donc, pas de perte, c’est plutôt du savoir ancré. Et par exemple, là je m’adresse à David, tu recherches des explications causales dans ce guide et dans d’autres ouvrages. Tu travailles avec une dizaine de guides, c’est ça ?

David Colliaux : Oui, enfin, dans ce que j’appelle le corpus 1, il y a 7 guides. Ce sont les 7 que j’avais trouvés sur le site de la Ferme du Béc Hellouin. Et dans le corpus élargi, il y a 21 guides.

Alexandre Mézard : Avec cette approche globale tu essaies de déterminer des récurrences ? Cela consiste en quoi ?

David Colliaux : L’idée de regarder les paires de causes-conséquences ne vient pas de moi, c’est quelque chose qui était déjà travaillé dans l’équipe Langage à Sony CSL – Paris. Ils étudiaient, par exemple, comment les économistes expliquent les causes d’inégalités économiques. Et donc, en discutant avec eux, je me suis dit que c’était intéressant de chercher les paires de causes-conséquences dans les textes du corpus. Un peu naïvement je me disais que cela nous permettrait de comprendre, peut-être, des aspects de la biologie des plantes en examinant toutes ces paires de causes-conséquences. Il se trouve que c’est plus compliqué que cela, parce qu’il y a des causes qui sont juste du type « ces légumes ne se vendent pas, donc on ne les cultive pas ». Donc ici ce n’est pas une cause biologique qui est en jeu. Il y a de nombreux types de causes, et donc, dans les manuels de maraîchage, les paires de causes-conséquences ne sont pas uniquement liées à de la science agronomique et biologique. Ce n’est pas simple à extraire, et encore moins à classifier, mais c’est possible. En tout cas, c’est ce qu’on essaye de développer : des outils pour pouvoir extraire les relations de causalité, avec un intérêt particulier pour celles liées à la biologie des plantes.

Alexandre Mézard : Je pense que ton travail est nécessaire pour garder vivace ce patrimoine de techniques variées, pour pouvoir le réactualiser. Et ce dernier aspect est encore à mener.

David Colliaux : Exactement. Donc je suis parti de la question que tu m’avais posée puisque c’est toi qui l’as formulée, Alexandre : « Comment rendre lisible ce patrimoine agricole pluriel ? » Une lecture de la question serait : ces manuels sont-ils lisibles ? Faut-il les rendre lisibles ? Je ne pense pas. Ils sont tout à fait lisibles et même plutôt bien écrits. La question, comme je l’ai interprétée, c’est : comment rendre lisibles ces manuels pour les machines, avant de les rendre partageables pour les humains ?

Pour situer un peu le contexte, dans le cadre des travaux de recherche que nous menons dans l’équipe développement durable à Sony CSL Paris, nous nous intéressons aux outils numériques spécifiques à l’agroécologie. Peter Hanappe s’intéresse aux outils, et aux plantes, dans un second temps, et quant à moi, je m’intéresse aux maraîchers, à leurs connaissances et leurs pratiques. Il y a déjà des travaux existants un peu dans le même esprit. On peut notamment citer le travail de Kevin Morel de l’INRAE, qui est responsable du projet MESCLUN. C’est un projet où sont développés des outils pour aider à partager les connaissances d’aujourd’hui avec la « Serre des Savoirs » . Mon travail est plutôt de développer des méthodes pour retrouver les connaissances du 19e siècle.

Figure 1 : Pages de garde des manuels de maraîchage qui constituent le corpus GOM (Good Old Manuals). Les textes étudiés sont pour l’instant restreints aux 7 ouvrages de la première ligne (GOM 1). Les détails sur chaque ouvrage (titre, auteur, date, …) sont disponibles dans la liste des ouvrages.

Le corpus, on l’appelle le « Good Old Manuals » (GOM), il est composé de 21 livres sur le maraîchage. Pour l’instant, dans l’analyse du texte, je n’ai regardé que les 7 premiers (sur la ligne du haut en Figure 1). Dans le reste du corpus, il y a certains livres qui ont des pages un peu jaunies. Cela rend la reconnaissance de caractère plus compliquée. Au moins, sur les 7 premiers, j’ai un texte qui est à peu près propre. Je n’y suis pas encore sur le reste du corpus.

Figure 2 : Échantillon de figures extraites du corpus GOM. La structure de chaque page est analysée avec un réseau de neurones permettant de détecter les objets (du type R-CNN). Ce détecteur permet d’identifier les zones de la page occupées par une figure, un paragraphe, un titre ou un tableau.

La première chose à faire, sur chaque livre, c’est de regarder les pages et la structure des pages, d’extraire les images notamment mais aussi les tables et les paragraphes. Vous voyez, en figure 2, j’ai essayé de prendre un extrait un peu diversifié des images qu’on trouve dans les 21 manuels. C’est intéressant, par exemple, dans le manuel d’Isidore Ponce, on a carrément les plans de la ferme (deuxième figure de la ligne du haut en Figure 2). On pourrait donc reproduire la ferme d’Isidore Ponce, si on voulait ! Il y a aussi des pubs, notamment pour Vilmorin-Andrieux. On trouve des images d’outils, quelques unes d’animaux, d’insectes principalement, des images qui détaillent la disposition des plantes sur la planche de culture, vraiment à la plante près. Je dois dire qu’il y a beaucoup d’images de plantes, on voit par exemple, sur la ligne du bas au milieu, une scarole qui est liée. J’ai aussi trouvé une image où un humain est représenté. La deuxième image sur la ligne du bas en Figure 2, c’est historien et anthropologue Jean-Michel Roy, spécialiste du maraîchage en Île-de-France, qui m’a dit d’aller la voir dans le manuel de Jules Curé, qui je crois date de 1918. C’est le seul manuel du corpus où j’ai fait une entorse à la règle que les manuels devaient être publiés au XIXe siècle parce que je voulais inclure cette image et quelques autres issues de ce manuel. Jean-Michel Roy m’a aussi conseillé de faire deux groupes d’auteurs. Un groupe qui est plus centré sur les auteurs qui parlent par leurs connaissances, donc les professeurs, les agronomes, et un groupe qui serait plus des praticiens : les horticulteurs, les grainetiers et les maraîchers. C’est les deux colonnes sur les côtés de la Figure 3 suivante. Et on peut regarder les gens qui sont mentionnés par les auteurs de ces manuels, on retrouve des précurseurs de l’agronomie en France et en Europe.

Figure 3 : Graphe de citations les plus fréquentes dans GOM 1. Les personnes mentionnées sont sur la colonne du milieu et les auteurs de manuels sont sur les colonnes latérales. Les noms des personnes sont marqué en violet lorsqu’ils sont plutôt du côté des connaissances (professeurs, savant, …) et en jaunes lorsqu’ils sont plutôt du côté des pratiques (maraîchers, horticulteurs, grainetiers,…).

Si on regarde dans Moreau et Daverne, en particulier, ils ne citent pas beaucoup les grands agronomes, biologistes ou maraîchers. Ils citent M. Gontier qui est un maraîcher nantais qui a été parmi les premiers à utiliser le thermosiphon et Louis-Étienne et Héricart de Thury qui est un des fondateurs de la Société nationale d’horticulture de France.

On peut aussi regarder quels sont les lieux qui sont mentionnés dans ces manuels. Et donc, comme j’ai pris des manuels principalement sur les pratiques maraîchères de la région parisienne, c’est la région parisienne qui est la plus citée. Et on voit aussi qu’il y a la région lyonnaise, les Alpes, la Provence et la Bretagne. Et, sur la Figure 5, seulement les lieux en France sont visibles, mais il y a aussi de nombreux lieux mentionnés ailleurs dans le monde.

Figure 5 : Carte représentant les usages de noms de lieux dans le corpus GOM1. La taille des cercles est d’autant plus grande que le nom de lieu est mentionné fréquemment (cette relation n’est cependant pas linéaire). Les types de mention ne sont pas représenté et il est pour l’instant difficile de distinguer les mentions de nom de lieu qui désigne une variété de plante de celles qui correspondent à une description des pratiques dans ce lieu.

Je n’en suis pas encore au point où je peux dire pourquoi le lieu est cité : est-ce qu’on parle des oignons de Roscoff, par exemple ? Ou est-ce que le lieu est cité parce qu’on parle des pratiques de cette région ? Donc ça sera un peu compliqué à démêler. C’est sûr que beaucoup, beaucoup des noms de lieux apparaissent pour dire que telle variété de légumes vient de telle région mais il y a aussi beaucoup de commentaires sur les pratiques attachées à telle ou telle région. Ce n’est pas uniquement des mentions des espèces légumières.

Ensuite, j’ai regardé les verbes. Notamment les verbes qui sont spécifiques au maraîchage. On peut comparer à quel point un verbe est plus fréquent dans le corpus GOM que dans des textes généraux du 19ème siècle. La taille des caractères, dans la figure 6, montre à quel point le mot est spécifique des manuels de maraîchage. Ceux qui sont en rouge, ce sont ceux qui ne sont pas dans le dictionnaire que j’ai utilisé, ceux-là sont ceux qui sont encore plus spécifiques au corpus GOM.

Figure 6 : Nuage des verbes les plus fréquents dans le corpus GOM 1. Pour les mots marqué en jaune, la taille du mot est lié de façon non-linéaire mais monotone au rapport (Fréquence d’occurence dans GOM)/(Fréquence d’occurence dans FRANTEXT), Frantext étant un grand corpus de texte généraliste du français. Ceci permet de représenter à quel point un mot est spécifique au corpus GOM. Pour les mots en rouge, qui ne sont pas présents dans le corpus FRANTEXT, la taille de police est fonction de la fréquence d’occurrence du mot dans le GOM.

On peut ensuite regarder le sens de ces verbes. Par exemple, le verbe « coiffer », dans le corpus GOM, n’est pas utilisé dans le sens usuel qu’on a aujourd’hui. On voit dans la Figure 7 qu’il est souvent associé au mot « lié », le sujet est souvent « les romaines », il est plutôt utilisé dans une forme réflexive : c’est « les romaines » qui se coiffent. « Les romaines » ce sont les laitues romaines. En regardant le contexte de cette façon, on peut comprendre un peu du sens des mots. Notamment, si on a deux mots qui ont souvent le même contexte, on peut se dire qu’ils sont proches du point de vue du sens.

Figure 7 : Contexte associé au mot « coiffer » dans le corpus GOM 1.
Figure 8 : Carte sémantique des verbes les plus spécifiques au corpus GOM 1. Cette carte a été obtenue après réduction de la dimension de dimension (UMAP 2D) des plongements issus du modèle Word2Vec entraîné sur un grand corpus (33GB) de français . Le modèle est issu des travaux de l’équipe DaSciM (fr_w2v_fl_20).

On peut ainsi construire des cartes où on positionne les mots de sorte qu’ils soient proches des mots qui ont le même sens, qui ont le même contexte. Dans la Figure 8, j’ai pris la partie de la carte qui a le plus de points verts. Les points verts correspondent aux mots spécifiques au corpus de maraîchage (GOM), c’est-à-dire que ces mots apparaissent plus fréquemment dans le GOM que dans un corpus générique (Frantext). On voit qu’on trouve dans une même région de la carte : « tailler », « palisser », « semer », « cercler », « ensemencer ». Tout ça, ce sont des mots qui sont proches du point de vue du sens. Ça peut être utile, par exemple, si on veut classer tous les paragraphes d’un manuel. S’il y a beaucoup de mots qui sont dans cette région de la carte, c’est un paragraphe qui parle d’une pratique, d’une action effectuer par le maraîcher sur les plantes, dans le champ. S’il y a les mots sont plutôt du côté de la région de « fleurir », « pommer », c’est plus un paragraphe qui décrit un processus biologique de la plante.

Alexandre Mézard : Le palissage, c’était la technique qui permettait à l’arbre, par une taille, de pousser dans une forme en candélabre, par exemple.

David Colliaux : Il faut comprendre que dans cette carte sémantique en Figure 8, certains mots sont absents. Par exemple, « nuiler », je ne sais pas si ça parle à des gens, mais j’ai eu du mal à trouver le sens. En fait, la meilleure méthode pour trouver le sens de ce mot, c’est d’essayer de le comprendre par la lecture des manuels parce que sur Internet, il semble que personne ne sait ce que ça veut dire. Mon impression, après lecture, c’est que ça décrit une sorte de rabougrissement de la plante. On peut dire qu’elle fond aussi, elle perd de sa tonicité.

Figure 9 : (Haut) Fréquence d’occurence par page des termes “arroser” (rouge), “arrosemen(t)s” (noir) et “arrosasge” (gris). (Bas) Evolution de la fréquence des mots “arrosage” et arrosemen(t)s” dans le corpus Gallica de la BNF (Accessible par l’API de Gallicagram) et Google Books (Accessible par l’API Google N-grams) lors de la période 1780-1920.

On peut aussi regarder sur un mot spécifique la fréquence d’utilisation de ce mot dans les différents manuels. Par exemple, on peut comparer du verbe ou de la forme nominale, lequel est plus utilisé. En Figure 9, j’ai pris « arroser ». On voit que Moreau et Daverne utilisent beaucoup plus le verbe « arroser », comparativement au nom que les autres auteurs du corpus, Desmoulins ou Courtois-Gérard, par exemple, qui sont aussi des maraîchers. On peut aussi comparer l’usage des différentes variations de la forme nominale d’« arroser »: on a « arrosement » et « arrosage » et il y a des variations orthographiques parce qu’on peut mettre un « t » ou pas à « arrosemen(t) ». Ces deux formes nominales sont utilisées à peu près de manière égale. Et si on regarde dans un corpus énorme issu de Gallica (BNF), ou dans le corpus de Google Books, qui est encore plus gros mais un peu moins propre, c’est justement qu’au XIXe siècle que les deux termes coexistent avant, en 1900, que « arrosement » disparaisse au profit d’« arrosage ».

Alexandre Mézard : Ça, typiquement, cette analyse-là, est-ce que tu penses que ça peut être utilisé pour faire des études comparées. La fréquence d’un verbe, comme « arroser » qui est beaucoup plus fréquent chez Moreau et Taverne, est lié à leur environnement ou est-ce c’est juste par rapport à leur manière d’envisager les pratiques maraîchères ?

David Colliaux : Par exemple, on voit que de Combles, qui est aussi parisien, ne parle presque pas d’arroser/arrosage/arrosemen(t), donc je ne suis pas sûr que ce soit lié à la géographie et j’interprète plutôt cela comme une préférence des auteurs de parler de l’arrosage. Ce que je voulais dire, c’est que le verbe chez Moreau et Taverne est plus utilisé que le nom. Ça donne l’impression que Moreau et Taverne sont plus dans une description vraiment pratique que Courtois-Gérard et Desmoulins qui, eux, utilisent plus facilement le nom. Pourtant Courtois-Gérard et Desmoulins ont aussi le terme « manuel pratique » ou « guide pratique » dans le titre de leur livre. Mais ce n’est pas pareil de dire « on arrose les plantes plutôt le soir » que de dire « l’arrosage se fait plutôt le soir ». Il y a un côté plus engageant et plus pratique quand on utilise le verbe.

 

Figure 10 : (Haut) Extrait du manuel de Moreau et Daverne. Les déclencheurs du cadre de causalité sont marqués en rouge, la cause est marqué en bleu et la conséquence en violet. (Bas) Graphe de connaissance construit à partir de l’analyse du paragraphe ci-dessus.

Pour en venir au cadre de causalité qu’on détecte, on repère d’abord les déclencheurs du cadre de causalité, c’est le terme en linguistique. Le verbe « détermine », dans la Figure 10 (Haut), ça suppose que le sujet de « détermine » est la cause et que l’objet de « détermine » sera la conséquence. C’est assez facile de détecter la cause et la conséquence dans ce cas-là. Donc là, Moreau et Daverne disent que si on arrose les salades avec de l’eau froide, à certains moments de leur croissance, et s’il fait très chaud dehors, ça peut les faire pourrir. Ça, c’est de la biologie, et c’est même assez fin comme description de la biologie. Et donc, comment représenter pour un ordinateur ce genre de connaissances ? On construit des graphes de connaissances, comme en Figure 10 (Bas), où on va mettre en relation les différents éléments. C’est un réseau de causalité qui est assez complexe à représenter, parce qu’au delà de la température, ils parlent aussi de grand soleil : il ne faut pas arroser avec de l’eau froide quand il fait grand soleil. Un grand soleil est assez facile à situer dans le temps, le soleil à midi ou début d’après-midi, l’été, mais c’est plus difficile de rendre objectif pour un ordinateur « quand les romaines sont près de se coiffer » ou « quand les scaroles et les chicorées sont bonnes à lier et que leur cœur s’emplit », c’est le temps de la plante.

Comme tu m’avais posé la question « comment rendre les manuels lisibles ? », c’est à mon tour de te poser une question. Une fois qu’on a toutes ces visualisations, quelles seraient les bonnes interfaces pour les rendre disponibles ? Parce que peut-être si un historien veut chercher l’usage d’un mot en particulier, je peux faire de mon côté la recherche et lui envoyer les résultats. Mais si on veut qu’il n’y ait pas besoin que je sois dans la boucle pour analyser un aspect spécifique des manuels, est-ce que c’est mieux de créer un moteur de recherche, un site web ou si on veut une plus grande diffusion, un livre ou un jeu ou quelque chose comme ça ? Je ne sais pas si tu as une idée là-dessus.

Alexandre Mézard : En tout cas, je vais répondre par ton introduction, c’est-à-dire que je pense que comme toi, tout le monde est une feignasse. L’interface n’est pas la solution. Après, comme tu l’as dit toi-même, tu partais avec un a priori qui était que tu ne voulais jamais lire 3 000 pages, et puis finalement, dans le cadre de ton travail, tu t’es rendu compte que c’était pas mal de lire. Il y a aussi ça, c’est-à-dire le fait de naviguer dans un camp, une posture de connaissance et une posture pratique. Donc, la réponse, on le voit dans tout le savoir-faire technique, c’est la difficulté de faire sans accompagnement d’une personne qui sait, par la pratique, ce qui est quasiment impossible à modéliser par écrit. Je pense que même quand on revient sur des livres de maraîchage qui nous viennent, c’est la première question qui tourne quand il s’agit de transmettre un savoir. C’est-à-dire que le pouvoir de transmettre un savoir pratique vient de la personne. Donc, c’est une vaste question. Peut-être que Christian pourrait en parler plus.

Christian Carnavalet : Oui, par rapport à votre arrosage et le fait qu’il ne faut pas arroser les salades en plein été quand il fait chaud. Ça, c’est quelque chose qu’on apprend sur le tas très, très vite. Tout maraîcher le sait, même les petits amateurs.

David Colliaux : Est-ce que vous savez pourquoi ?

Christian Carnavalet : Ces plantes ont un feuillage extrêmement fin, finalement. Quand on va leur mettre de l’eau sur le feuillage, l’eau va chauffer et va permettre de développer les champignons. Donc, c’est simplement la concordance entre l’humidité et la chaleur qui fait que des champignons pathogènes vont se développer. On a changé sur la surface des feuilles ce qu’on appelle aujourd’hui le potentiel redox. La maladie est une conséquence de ce changement d’état qui fait que l’humidité importante permet à certains champignons comme les pythium, les botrytis et autres de se développer.

David Colliaux : Est-ce qu’on sait à quel moment les salades romaines se coiffent ou à quel moment les scaroles et les chicorées sont bonnes à lier ?

Christian Carnavalet : Quand elles sont bonnes à lier, on les ferme. L’eau a la possibilité de stagner. Une jeune salade qui a ses feuilles enlevées, qui a juste sa tige principale et qui n’a pas encore formé son cœur, si je bassine par-dessus, l’eau va tomber au sol, tandis qu’à partir du moment où la salade va commencer à se pommer, on va commencer à les fermer, on crée des entonnoirs où il n’y a plus d’issue et l’eau va rester. En hiver ça va, on bassine nos plantes. Mais à partir du moment où la température monte, cette eau qui stagne, chauffe. On change ainsi les conditions physiologiques de ces micro localisations, et dès lors, des champignons se développent, automatiquement, parce qu’ils sont sur la plante, sur les feuilles. Même après avoir laver une salade, on va tout de même manger des champignons qui restent dessus. Il y a une quarantaine de champignons différents qui vivent sur les feuillages des plantes et qui attendent un instant propice pour se développer. Et cet instant propice, c’est quand, effectivement, la physiologie de la plante fait que l’eau stagne.

Alexandre Mézard : En fait, j’ai la réponse à ta question sur les interfaces, on digitalise les manuels et on extrait ce genre de fait, ensuite on crée des petits didactitiels à chaque fois, des petites fenêtres, où c’est Christian qui va expliquer en vidéo. Il y a un peu de travail sur 3000 pages, mais je pense qu’on tient quelque chose. Merci à vous deux !

Fab City Grand Paris propose une formation à la French Method du 15 au 19 avril 2024.

En savoir plus sur David Colliaux du Sony Computer Science Labs et l’Institut Moreau-Daverne de Cannes.