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A Corfou, la science et l’intime pour explorer la reproduction artificielle

Au magasin de l'ADN, vendez vos gènes ! © Elsa Ferreira

Pendant 10 jours, une douzaine d’artistes se sont retrouvés pour explorer les technologies de reproduction. Une collision de pratiques, d’approches et de sensibilités pour explorer le sujet intime et politique de la reproduction artificielle. Reportage.

Le 5 juin, l’article a été modifié pour ajouter la déclaration suivante : Les opinions et les idées exprimées ici sont uniquement celles de chaque artiste et n’expriment pas les points de vue ou les opinions des autres artistes ou des organisateurs qui ont participé à cet événement.

L’annonce de l’événement est venue avec un trigger warning : « Nous parlons de psychologie et de chirurgie. Ces deux sujets peuvent être sensibles. (…) Nous voulons respecter les limites tout en permettant la libre expression. Cet équilibre n’est pas toujours facile à trouver, mais essayons. » Nous voilà prévenu. En trois camps, TTTlabs (pour Tabou-Transgressions-Transcendence) BioFeral.Beach Camps (BFBC) ambitionne d’explorer les avancées des technologies de reproduction à travers l’éducation informelle et les méthodes DIY.  Pour sa première édition, les organisateurs ont réuni douze artistes des arts numériques, bio-artistes et artistes performeurs, sur l’île grecque de Corfou. Au programme : discussion sur la collecte d’ovocytes et de spermatozoïdes, leur stockage cryogénique et la conception d’un appareil d’utérus artificiel spéculatif. « Le sous-texte de ce camp est de renaître soi-même, présente Adam Zaretsky, artiste, directeur artistique du camp et co-organisateur avec Dalila Honorato, directrice scientifique. Bien que ce soit un peu kitsch et sectaire à la façon des années 70, c’est aussi quelque chose dont les gens ont vraiment besoin et qu’ils ont trouvé ici. » L’outil principal de cette renaissance est la performance, « pour expérimenter la dramaturgie et comprendre ce que cela signifie de libérer son corps de ses habitudes », présente l’organisateur. 

Adam Zaretsky et Kalan Sherrard (la créature) dans une performance sur la plage. © Elsa Ferreira

Simuler le prélèvement d’ovocytes avec de l’alginate

Si la fécondation in vitro est désormais une technique éprouvée, elle n’en reste pas moins un processus médical qui peut être intrusif. La première étape est le prélèvement des ovocytes décrit Aisen Caro Chacin, device artist formée par Hiroo Iwata, titulaire d’un doctorat en informatique humaine et l’une des deux résident·es invité·es pour investiguer la fécondation in vitro sous ses facettes techniques et philosophiques. Basée au Texas, elle dirige au sein d’un hôpital universitaire un laboratoire de prototypage pour mettre au point des appareils destinés à aider les praticiens et les patients. « Le prélèvement d’ovules nécessite une intervention chirurgicale par aspiration. Les femmes reçoivent un traitement médicamenteux pour augmenter et faire mûrir artificiellement et simultanément de nombreux follicules et ovules, explique-t-elle. Normalement, les femmes n’ont qu’un seul follicule mature par cycle. Une fois que tous ces follicules ont mûri artificiellement, une sonde ultrasonique intra-vaginale munie d’une aiguille d’environ 10 cm est utilisée pour drainer chaque follicule. Le liquide est ensuite transmis à un embryologiste pour qu’il trouve l’ovule à l’intérieur du liquide. Parfois, ils y parviennent, parfois non ». Elle prévient que la procédure peut provoquer des effets secondaires chez la femme : « Parce que l’on pique et draine chaque follicule mature, il peut y avoir des hémorragies internes qui peuvent être très douloureuses et les femmes peuvent également développer un syndrome d’hyperstimulation ovarienne. »

Schéma de la procédure de prélèvement d’ovocytes :

Pour faciliter cette opération médicale, comme pour d’autres, Aisen Caro Chacin croit au rôle de la simulation. « Les hôpitaux d’enseignement médical ont vraiment besoin de simulation. Au Texas, elles peuvent être prises en compte dans les heures de formation. Auparavant, il fallait s’entraîner sur une vraie personne et réaliser les opérations en apprenant. Avec cette politique, nous avons plus de sécurité pour les patients. » La plupart de ces simulateurs sont néanmoins fabriqués par des entreprises et sont chers. Aisen Caro Chacin et son équipe de prototypage travaillent à en développer en interne. Elle donne l’exemple de la cholécystectomie, soit l’ablation de la vésicule biliaire. Le modèle utilisé pour s’entraîner coûte 200 dollars pour un usage unique – l’équipe de prototypage a mis au point une alternative 80% moins chère et en partie réutilisable. Dans le lab plus DiY et avec vue sur la mer du BFBC, à Corfou, elle met au point une technique pour simuler le processus de collecte d’ovocytes. En collaboration avec la bio-artiste Laura Rodriguez, elle simule l’ovocyte avec de « l’alginate, du calcium et la technique de gastronomie moléculaire de la sphérification. Nous drainons le gel de l’intérieur et le remplaçons par de l’eau pour qu’il reste toujours liquide et nous mettons à l’intérieur un petit morceau de pistil – l’ovocyte de la fleur ». Elle espère pouvoir publier cette simulation et donner une vie scientifique à cette création artistique.

Les sphères d’alginate de Laura Rodriguez. © Elsa Ferreira
Laura Rodriguez et Aisen Caro Chacin testent une simulation du prélèvement d’ovocytes et l’observent à l’ultrason. © Elsa Ferreira

Développer des narrations alternatives

Dans la nature printanière et exceptionnellement pluvieuse de Corfou, science et arts deviennent le support d’une approche critique des techniques reproductives. Ainsi Lindsey Walsh, second·e résident·e du programme de TTTLabs, explore les alternative aux narrations de reproduction, « en particulier les récits qui étudient les méthodologies et études queer », présente-t-iel. Dans son corpus, l’artiste, auteur·e et chercheur·euse travaille avec les matériaux vivants et explore les questions queer de santé et de justice reproductive. Iel visite aussi les récits de morts queer et les relations entre les différents organismes, humains et non humains, et la manière dont ils sont liés à la technologie. Ici, dans ce summer camp centré autour de la fertilisation, iel interroge le corps humain en dehors de sa fonction reproductive. « Je suis fascinée par le placenta en tant qu’interface. C’est un organe qui se créé temporairement pour faciliter les interactions entre deux entités parfois opposées : le fœtus et son porteur. Ce mécanisme de transmission pourrait s’appliquer à de nombreuses technologies biomédicales.» Lindsey Walsh a ainsi mené des recherches pour cultiver artificiellement un placenta et l’utiliser pour améliorer la santé. Une façon d’utiliser les technologies reproductives en dehors de la reproduction. 

Une approche adoptée également par Laura Rodriguez, artiste à l’intersection de la science, la technologie et du design. Intéressée par toutes les connections entre l’humain et le non-humain – « la reproduction en fait partie », souligne-t-elle – elle s’est récemment intéressée à l’appareil reproductif animal, en particulier celui de son chien, Volta, un chihuahua qui a fait une grossesse fantôme après sa stérilisation (à cause de leur petite taille, les chihuahuas ont des grossesses risquées et doivent accoucher par césarienne, nous explique Laura). Elle aussi s’intéresse aux fonctions non reproductives des organes reproducteurs. « Si on supprime la fonction de reproduction de l’organe, il se passe encore beaucoup de choses. Je m’intéresse aux réactions au niveau moléculaire et aux répercussions sur la société. »

Qu’est-ce que la vie ? 

Pendant dix jours, on questionne la vie, la mort, et la porosité entre les deux. On s’interroge aussi sur les différentes formes de vie. Ainsi Lindsey Walsh évoque les organismes cellulaires : « Nous avons beaucoup parlé de la production d’ovules et de spermatozoïdes en vue de la naissance d’un bébé. Mais ce processus est également utilisé pour produire des cellules souches. Qu’est-ce que cela signifie pour ce que nous considérons comme la production de la vie ? Car il s’agit bien de vie, mais d’un type différent. »

Mary Maggic, artiste et chercheur·euse diplomé·e du MIT Media Lab connu·e pour son projet Open source Estrogen, un protocole DiY pour détecter et extraire des hormones, explore les sujets d’aliénation, de toxicité environnementale, de politique des genres et des corps, d’identité ou encore de xénoféminisme. Des enjeux de recherches qu’elle incarne dans son rapport au bioplastique – un atelier et une matière particulièrement apprécié ici à Corfou. « Je me suis penchée sur les déchets, les ordures et les détritus de l’industrie et du capitalisme, en particulier du capitalisme du désastre », explique l’artiste. Nombreux de ses workshops mettent en forme le « rapprochement avec l’étranger (alien, en anglais) pour créer une nouvelle intimité et histoire ». Pour iel, l’alien est « tout ce dont on essaie de se protéger, ce qui est différent, anormal, qui n’entre pas dans les catégories que l’humain a fabriquées. Nous ne nous rendons pas compte à quel point nous nous restreignons dans cette bulle de peur, bloqués dans ces définitions. » Pour iel, l’intimité et la filiation avec l’étranger – l’alien – est une façon de sortir de ces cadres et de se libérer.  

Mary Maggic durant son atelier bioplastique. © Elsa Ferreira
Déchets et bioplastique pour une esthétique d’apocalypse environnementale. © Elsa Ferreira

Kalan Sherrard, artiste performer et marionnettiste, invite aussi à questionner nos conceptions. Dans son portfolio, radical, anarchiste et provocateur, on trouve The Morphology of XOS, ouvrage mi-roman graphique mi-fanzine dans lequel un superhero trans-anarchiste, Jethr@ Rube, donne naissance à une planète démoniaque. L’artiste conserve aussi une banque de sperme DiY, raconte-t-iel, où les semences de chaque donneur se mêlent dans un seul bocal, et rêve de faire des marionnettes à partir de « petits tératomes, ces petites tumeurs avec des dents et des poils ». Pour iel, « la marionnette est d’une certaine façon en vie – c’est là où la vie commence. Je suis animiste et je ne crois pas aux « personnes en tant que personnes ». Nous payons les droits de l’homme par l’extinction des animaux et l’idée que l’homme [soit dominant] sur cette planète me semble stupide. C’est pour ça que je fais des marionnettes.» Dans le workshop qu’iel propose à Corfou, iel invite les participants à représenter des processus de fertilisation alien imaginés plus tôt. A partir de têtes de poupées, de pommes de terre, de peaux de bananes, de poupées désarticulées ou des boules à poils, les artistes donnent vie à des scènes qui n’existent pas. « Peux-tu imaginer ce que tu n’as jamais vu ? », interroge le·la marionnettiste. Pour iel, la brèche se niche dans l’erreur d’interprétation – une idée empruntée à Walter Benjamin. L’artiste demande alors aux spectateurs de raconter ces scénettes absurdes auxquelles ils viennent d’assister, en quête d’un accident heureux. Sortir du cadre et se libérer, encore.  

Kalan Sherrard donne les consignes pour son atelier marrionnettes. © Elsa Ferreira

Techno-fratrie et biopolitique

Il ne faudra pas oublier que la fertilisation, in vitro ou non, est aussi (et avant tout ?) une affaire d’intime. Stefanía Ólafsdóttir, artiste performer sous le nom de Organic Matter for the Moon, est arrivé·e d’Islande pour parfaire la pièce de fin d’année de son master d’art-performance. Dans une auto-fiction, iel fait intervenir ses cheminements personnels et les mémoires de sa famille – l’artiste est ce qu’iel appelle un « techno-baby » ou « techno-child » puisqu’iel est né·e par des technologies de reproduction artificielles et un donneur de sperme. Un point de départ intime pour discuter de « biopolitique, perspectives féministes, post-humaines et éco-sexuelles ». Iel rappelle ainsi que la première insémination impliquant un donneur officiellement enregistrée date de la fin du 19ème siècle. « La première fois que ça a été réalisé, le consentement de la femme était altéré. Le médecin homme, le père et les étudiants en médecine étaient présents tandis que la femme se faisait inséminer sans le savoir. Ce point de passage entre le miracle et la violence m’intéresse. » Iel évoque aussi les implications coloniales et nationalistes de ces échanges de semences : d’origine islandaise, son donneur est danois. Or, « l’Islande a longtemps été sous domination danoise », rappelle Stefanía. Désormais, l’Islande a ouvert sa propre banque de spermes et d’ovules, et « ne livre que les pays scandinaves », affirme-t-iel. « Il y a quelque chose dans la façon dont nous préservons l’ethnicité et les identités nationales à travers ces techno-reproductions. » Dans une « utopie queer », Stefanía Ólafsdóttir propose de faire des tests ADN pour retrouver sa « techno-fratrie ». Iel considère ces nouveaux liens familiaux – le docteur deviendrait alors sa « techno-maman » – qu’iel fait exister dans un espace liminal et paradoxal qui invite à une profonde introspection. « Y a-t-il un bien inhérent à la vie ? », interroge l’artiste.

Éthique du progrès

45 ans après la naissance du premier bébé-éprouvette au monde et près de cinq ans depuis que les premiers enfants génétiquement modifiés sont nés – illégalement – en Chine, l’humanité semble être à un point charnière. Une époque d’« évolution consciente », analyse Aisen Caro Chacin, à laquelle les citoyens doivent prendre part. « Nous sommes à la croisée des chemins. Je pense que nous verrons bientôt des groupes évoluer différemment, selon les technologies auxquelles les citoyens ont accès ou non. L’art peut provoquer des discussions et nous amener à créer de nouvelles possibilités et de nouvelles incarnations pour des réalités qui ne viennent pas d’une science centrée sur le progrès. »

Une vision techno-futuriste de l’humanité que Daisy Fairclough, « clown du chaos » et « bouffon » revendiquée qui prodigue également des « massages de fertilités », rejette viscéralement. « J’avais hâte de venir ici, découvrir ces travaux et apprendre avec un esprit ouvert et d’acceptation. Mais après quelques jours je me suis rappelée à moi-même, retrace-elle. Je suis profondément anti-capitaliste et c’est pourquoi je pense que la science, la technologie et la recherche ne seront jamais pour le bien des gens, mais pour celui des machines. » Pour elle, le problème est que les humains, en particulier occidentaux, « pensent qu’ils ont le droit » : celui d’influencer la nature, de la dominer et la contraindre. Si certains artistes présents revendiquent justement interroger les limites de la science par l’art, Daisy n’est pas convaincue. « Je ne crois pas que nous posons les bonnes questions. Si nous parlons de ces choses assez extravagantes [les discussions autour de la reproduction artificielle et des possibilités, parfois futuristes voire dystopiques, des technologies reproductrices comme par exemple l’édition génomique humaine, Ndlr], d’où cela vient-il ? Quelles sont les conséquences de tout ça ? Comment cela est-il lié à la façon dont les humains vivent aujourd’hui ? Est-ce que cela bénéficie à la conscience humaine ? Pourquoi voulons-nous échapper à nos flux naturels et aux cycles de nos existences ? Pourquoi voulons nous subvertir et jouer à Dieu ? Quelles sont les conséquences du progrès ? Pour moi, c’est ça qui importe. »

Daisy Fairclough, clown du chaos, danse. © Elsa Ferreira

Dans cette diversité d’opinions, d’approches et de pratiques, les artistes naviguent et explorent ce délicat art de la vie et du vivant. Des sujets « sensibles », nous avait-on prévenus, mais auxquels chacun apporte sa graine pour une « fertilisation des idées », évoquent les participants. « L’une des choses les plus intéressantes de ce lieu a été de comprendre la relation de chacun à la techno-reproduction et les raisons de cet intérêt, analyse Stefanía Ólafsdóttir. C’est rarement parce que c’est un concept intéressant – c’est un sujet très personnel. »

Découvrir l’intégralité des artistes ayant fait partie de cette édition, ainsi que les résidents

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