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Aerocene : tenter de voler avec le soleil

Vol Aerocene à côté de Maintenon, le 6 avril 2023. Credit : Quentin Chevrier

L’acte dramatique et complexe d’un vol sans carburant fossile s’est joué le mercredi 5 avril dernier, par la communauté Aerocene et dans les vastes étendues près de Maintenon, dans l’Eure, avec une tentative de record du monde de vol en ballon solaire, ou sculpture flottante comme le dit son fondateur Tomás Saraceno.

Financé par, entre autres, Mondes Nouveaux, le fonds artistique post-pandémie du gouvernement français, une équipe d’artistes, de pilotes, de journalistes, d’équipes de tournage, d’observateurs et d’opérateurs de drones s’est rassemblée dans un champ pour la dernière d’une série d’expériences en cours visant à voler avec le soleil. Tout d’abord, il faut dire que bien que la nouvelle montgolfière Aerocene de 7000 m3 se soit gonflée dans toute sa gloire majestueuse, bien que des personnes aient dû courir avec la nacelle et la sculpture sur près de trois kilomètres dans des champs humides, elle n’a pas réussi à décoller avec son pilote dans la nacelle sur plus de quelques mètres. Arrivés à une route, nous avons été accueillis par deux voitures de police et quatre gendarmes qui nous ont poliment demandé de faire descendre le ballon car nous créions un danger. Trempés et épuisés, nous avons obtempéré. Après avoir examiné l’immense banderole portant les inscriptions suivantes : « Fly free from fossil fuels », « Stop War-s ! Peace Now ! », et « Water and Life are worth more than Lithium », ce dernier slogan écrit par les communautés de Salinas Grandes et Laguna de Guayatayoc, à Jujuy en Argentine, la police a sans doute voulu vérifier là qu’il ne s’agissait pas d’une protestation contre la réforme des retraites imposée par le président Emmanuel Macron, puis finalement les gendarmes se sont mis à prendre des selfies les uns des autres avec l’Aerocene en train de se dégonfler. Comme l’a dit Samuel Beckett (cité par Tomás Saraceno dans la boucle WhatsApp du projet), « échouer, échouer encore, échouer mieux ». Malgré l’absence de décollage, nous avons tous été grisés par l’effort de courir dans le champ avec un vaste ballon, en essayant de suivre le vent, en suppliant le soleil de devenir plus fort. Comme l’a dit Saraceno, « nous essayons, nous essayons, de faire tomber le soleil ».

Déroulage de la montgolfière Aerocene et des banderoles à l’aube – Crédit : Quentin Chevrier

Cette tentative a permis de mieux comprendre les aspects philosophiques et techniques du projet Aerocene. Makery contribuant également à la communauté Aerocene, nous avons pu assister au briefing pré-vol de Tomás Saraceno et de son équipe la veille au soir. Tout d’abord, la nacelle de la nouvelle montgolfière aérosolaire devait embarquer malgré tout un brûleur pour des raisons de sécurité. En effet, en cas de chute brutale d’altitude au mauvais endroit, la montgolfière devait pouvoir remonter en urgence dans les airs pour préserver la vie de la pilote. Ce brûleur était scellé pour les besoins de la tentative de record, scellés pouvant être rompus à tout moment. Tomás Saraceno a également évoqué certains aspects de la sérendipité nécessaire à l’approche d’un vol solaire, et a discuté du besoin de communauté : « J’aime l’aspect communautaire de l’aide apportée par de nombreuses personnes. Il n’y a pas qu’un seul pilote, mais de nombreuses personnes – des experts et des non experts et des personnes qui font ici une chose pour la première fois de leur vie, et qui font partie du processus d’une certaine manière, ce qui vient automatiquement avec l’expérience ». S’exprimant au nom de la communauté Aerocene, un membre a développé ce point : « La communauté Aerocene est un collectif open-source, un mouvement pour une ère sans frontières et sans combustibles fossiles… Tomás est un membre fondateur d’Aerocene, mais la communauté est un collectif vivant, en constante évolution, qui se réunit pour la justice climatique avec des relais dans le monde entier ».

Gonflage de la montgolfière Aerocene – Crédit : Quentin Chevrier

J’avais moi-même aidé à organiser le premier vol Aerocene dans le désert de White Sands en 2015, au Nouveau Mexique, où notre projet initial de voler au-dessus du célèbre site national avait été contrecarré par la mort tragique, une semaine auparavant, de deux parents français et d’un enfant qui s’étaient perdus sous un soleil de plomb (l’enfant a survécu). Par miracle, nous avons réussi à persuader deux semaines auparavant un général de l’armée américaine, Timothy Coffin de l’US Space Force, de nous laisser effectuer notre tentative dans le secteur militaire de White Sands, la base de missiles de la guerre froide. Le premier vol (un record) avait été lancé avec succès à l’aube.

Lea Zeberli inspecte l’intérieur du ballon – Crédit : Quentin Chevrier

La synthèse du désir artistique, de l’incertitude et des calculs techniques n’a jamais été aussi bien reflétée que dans les circonstances entourant ce vol. Malgré un vol d’essai réussi à merveille en Suisse avec le même équipement – une montgolfière plus de deux fois plus imposante que celle de 3000 m3 utilisée les des vols précédents et cette fois avec nacelle, autant dire un tout autre challenge – nous étions en fait tard dans une saison hivernale plutôt favorable pour le vol en ballon, en raison des changements brusques de temps survenus récemment en France (la sécheresse prolongée de janvier février avait été suivie d’un mars pluvieux et ce matin-là, en avril, j’ai dû gratter la glace sur le pare-brise de ma voiture). Quelques semaines auparavant, un groupe WhatsApp dédié avait lancé une discussion intense sur les prévisions météorologiques pour le mois à venir, y compris en comparant différents modèles de prévisions météorologiques. Il aurait suffi de suivre ces discussions pour acquérir une formation utile en météorologie. Mais finalement, avec un préavis de 24 heures, nous avons reçu l’instruction de partir le mercredi 5 avril et les gens se sont précipités pour se rendre sur le site par tous les moyens nécessaires, depuis Berlin, New York, la Suisse et des régions éloignées de la France, ainsi que de la région parisienne. Il s’agissait d’un véritable rassemblement de la communauté Aerocene et nous étions enthousiastes. Même les grandes chaînes de télévision françaises étaient présentes. La foule s’est rassemblée près d’une voie ferrée désaffectée, tandis que la sculpture était déroulée et gonflée à l’aide d’un ventilateur électrique. Aucun d’entre nous n’a regretté d’être là. L’ensemble de l’événement a été couvert en direct sur Instagram avec un Tomás équipé d’un micro et le livestream animé en direct par un membre de l’équipe, Christian Flemm, tout en courant frénétiquement à travers les champs aux côtés de l’immense Aerocene en mouvement rapide.

Prêt à décoller – Crédit : Quentin Chevrier

Cet événement a mis en lumière l’incertitude qui entoure les vols de ballons solaires par rapport aux ballons à brûleurs, qui rejettent du carbone dans l’atmosphère. Nous avons pu nous entretenir avec les deux pilotes professionnels sur l’avenir des vols avec des combustibles fossiles, la pilote du vol d’aujourd’hui, Lea Zeberli de Ballon Zeberli, et le pilote de ballon local et expert, Corentin Ragot des montgolfières Air Pegasus. Le vol sans carburant fossile pourrait-il être viable pour l’industrie de la montgolfière de loisir ? Quelles leçons peut-on tirer de ce vol qui n’en est pas un ? Lea nous a raconté comment tout a commencé : « Le fabricant de ballons m’a demandé si j’étais intéressée par un projet secret. J’ai répondu par l’affirmative et l’ai invité à m’en dire plus. J’ai reçu la première vidéo de l’Aerocene Pacha en Argentine, de la part de Leticia Marques (la pilote), et on m’a dit qu’il s’agirait d’un ballon solaire, un ballon beaucoup plus grand. On m’a dit qu’il fallait un pilote expérimenté qui ait le permis de piloter un ballon aussi gros, et que la demande de Tomás était d’avoir une femme. J’ai accepté… Je suis allée à Barcelone pour voir la montgolfière, pour me faire une idée de ce dont il s’agissait, de la différence avec une montgolfière, que je savais piloter. La question est bien de savoir si c’est équivalent à une montgolfière normale pour faire voler un passager ? Ma réponse est non, tout simplement parce que les conditions ne sont pas assez bonnes pour voler réellement. Mais nous pouvons faire une sorte de petite combinaison (entre le solaire et l’utilisation du brûleur – NDT), avec une faible consommation de carburant. Le principal problème est le décollage ».

Tenir la nacelle – Credit: Quentin Chevrier

J’ai fait remarquer que c’est le même problème pour aller dans l’espace, car si on peut aller dans l’espace avec des ballons, au dernier moment, il faut se mettre en orbite, et il n’y a aucune chance que la technologie des ballons puisse le faire (lire à ce sujet Space Without Rockets). C’est donc intéressant. D’une certaine manière, il s’agit plutôt d’une action symbolique. Cela signifie-t-il que vous pensez qu’une solution hybride serait plus durable ? « Oui, je n’avais pas pensé à une solution hybride auparavant. J’ai beaucoup aimé l’idée du soleil. Bien sûr, il faut tenir compte du moment où le ballon solaire est réellement efficace, c’est-à-dire pendant la journée, quand il y a aussi des vents thermiques. C’est l’une des raisons pour lesquelles c’est difficile. Je pense donc qu’il s’agit d’un ballon destiné à effectuer des vols de longue distance dans des régions plus vallonnées que celle en France où nous nous trouvons actuellement. »

Que pense Corentin Ragot de l’absence d’utilisation du brûleur dans un vol solaire ? – « Je dois dire que j’ai espéré pendant de nombreuses années trouver une solution pour supprimer le brûleur et le propane de l’équation du ballon. Oui, j’ai entendu parler de ce ballon il y a quelques années, mais je ne l’avais jamais vu en temps réel. J’ai vu la vidéo de l’Argentine, avec le ballon en train de voler et je dois dire que c’est incroyable. Si nous parvenons à le faire fonctionner parfaitement, ce sera tout simplement incroyable. Je serais très heureux de ne voler qu’avec ce type de ballon et de mettre mon propre ballon à la poubelle. »

Pause pour se regrouper – Crédit : Quentin Chevrier

Lors d’une conversation ultérieure, Lea Zeberli a reparlé de cette première expérience de vol avec le « projet secret », cette nouvelle sculpture plus grande, ce véhicule EC-096 Aerocene Aerosolar contenant 7 000 m3 d’air, qui avait volé avec succès au lac de Constance en Suisse, et que nous avons essayé de faire voler mercredi. Lors d’un vol d’essai à Barcelone, elle s’est rendu compte qu’un ballon solaire avait une puissance de levage énorme, supérieure à celle d’une montgolfière, une fois en l’air.

En dehors des essais privés, il n’y a eu que trois vols humains « réussis » de l’Aerocene. Le premier fut organisé par le Rubin Center de l’Université d’El Paso (Texas) à White Sands (Nouveau Mexique) en 2015, qui était un vol captif et dont le film fut projeté au Grand Palais lors de la COP21 à Paris (comme déjà mentionné ci-dessus). Le deuxième, également un vol captif mais avec cette fois un court essai de vol libre, fut organisé dans la forêt de Fontainebleau durant l’exposition de Tomás Saraceno au Palais de Tokyo en 2018. Enfin le troisième établissait une série de records du monde avec un vol libre Aerocene Pacha à Salinas Grandes en Argentine en janvier 2020. L’expérience de Maintenon a montré qu’il reste encore un long chemin à parcourir pour réaliser le rêve des vols fiables sans combustibles fossiles.

Enfin, il est important de commenter la position de la communauté Aerocene sur la décarbonation de l’air et le changement des comportements. Sur la page web d’annonce, on peut lire ce qui suit : « Aujourd’hui, le rêve de l’humanité de voler est devenu un cauchemar. Il y a 1,3 million de personnes dans les airs à tout moment, rejetant plus d’un milliard de tonnes de CO2 par an, alors que les intérêts des systèmes capitalistes continuent d’obscurcir un imaginaire qui ne devrait être revendiqué par aucune bombe, aucun missile, aucun drapeau ni aucun milliardaire. Outre les changements technologiques, la décarbonation de l’air et une transition énergétique juste exigent également des changements de comportement significatifs. Ce n’est vraiment pas sorcier ! » En tant que curateur ne prenant plus l’avion depuis 2019, je suis heureux de constater que la communauté Aerocene exige un changement de comportement en matière de vol. Cependant, en raison de la fenêtre étroite (48 heures) et de l’évolution rapide des conditions météorologiques, un certain nombre de personnes, y compris les travailleurs du Studio Tomás Saraceno et d’autres personnes impliquées dans le projet, ont pris l’avion en Europe, de Berlin à Paris par exemple, pour être présentes au lancement. Moi aussi, je suis arrivé à la dernière minute dans ce lieu reculé depuis mon village en France dans une voiture à essence. En organisant le vol pionnier en 2015, j’ai également fait venir à White Sands un certain nombre de personnes du monde entier, et je sais donc qu’il s’agit d’un processus de changement dont nous devons tous assumer la responsabilité. Après tout, Greta Thunberg a réussi à se rendre au Chili depuis l’Europe, avec un voilier Imoca traversant l’Atlantique et un bus, pour la COP24, sans prendre l’avion.

Ordre de dégonfler par la police – Crédit : Quentin Chevrier

Nous avons demandé à un membre de la communauté Aerocene de commenter l’utilisation des avions par les participants à ce vol : « La communauté Aerocene encourage la collaboration vers un avenir sans combustibles fossiles ! Dans le processus de confrontation de la crise climatique en tant qu’équipe, en tant que partie d’un collectif, nous travaillons du mieux que nous pouvons pour reconnaître nos sphères de capacité de réponse et agir en conséquence, vers un véritable alignement avec la Terre qui vit et respire. Nous devons parfois prendre l’avion pour des projets auxquels nous croyons vraiment, des projets qui, à leur manière, nous rapprochent de futurs alternatifs, mais, compte tenu des régimes énergétiques et des infrastructures de transport actuels, le chemin n’est pas toujours linéaire. L’objectif est de continuer à apprendre de chaque expérience, afin de faire mieux à l’occasion suivante, sans toutefois stigmatiser les actions individuelles. »

Lea Zeberli et Tomas Saraceno – Credit: Quentin Chevrier

Il convient également de noter que le slogan « L’eau et la vie valent plus que le lithium » porté par le ballon et exprimé par les communautés de Salinas Grandes en Argentine résonnait curieusement avec les luttes environnementales françaises actuelles. La tentative de vol Aerocene a eu lieu quelques jours seulement après les émeutes de Sainte Soline (ayant engagé le pronostic vital de certaines victimes), où les militants écologistes demandaient l’arrêt de la construction de « méga-bassines » et la préservation de l’eau en tant que bien commun face au projet d’extraction des eaux souterraines à des fins agro-industrielles, et à un moment où la France prévoit d’ouvrir une importante mine de lithium en Allier et explore d’autres filons possibles dans tout le pays.

Enfin, il est clair qu’il s’agit d’un processus long et créatif pour apprendre à voler avec le soleil. Joaquin Ezcurra, expert en données aériennes de la communauté Aerocene, résume la situation : « Nous faisons tous ce que nous pouvons pour aller de l’avant et réaliser l’impossible, en solidarité avec les autres. Nous faisons quelque chose de vraiment différent ici. Très peu de gens ont volé ou essayé de faire voler un ballon – ou une sculpture – comme le fait la communauté Aerocene. De plus, notre façon de voler est très nouvelle, et nous nous attendons donc à rencontrer quelques difficultés en cours de route. » La communauté Aerocene se réunira à nouveau les 24 et 25 juin pour un festival au Hangar Y à Meudon, hangar historique de dirigeables, (les détails seront annoncés prochainement). Et comme le dit Ezcurra : « C’est un chapitre qui s’ajoute à une histoire plus longue et plus large, qui, espérons-le, ne fait que commencer ! »

A la prochaine fois ! Credit: Quentin Chevrier

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