Makery

Nous sommes tous à la périphérie

Marcus Neustetter & Fatou Cissé, performance Imaginary Futures. © Quentin Chevrier

Les 23 et 24 septembre, à la Cité internationale des arts de Paris, le symposium Global Periphery a exploré les imaginaires contemporains de l’espace à travers des exemples de créations artistiques et d’activités du secteur spatial, avec des voix provenant de plusieurs continents et lieux.

Global Periphery, une conférence et un événement organisés par Annick Bureaud et Marcus Neustetter, a eu lieu à la fin du Congrès international d’astronautique à Paris et a posé la question générale –  » à qui appartiennent les corps dans l’espace ? « . L’événement a couronné les nombreuses années d’activité de l’atelier Leonardo-Olats espace et arts, qui s’est déroulé à la Maison Malina (un atelier d’artiste historique près du Bois de Boulogne), où, rassemblés parmi de nombreuses photos d’archives dont celles du fondateur de Leonardo et pionnier de l’espace Frank Malina avec Youri Gagarine, des artistes tentent de percer dans l’atmosphère raréfiée de l’industrie spatiale, dont Kitsou Dubois, la première danseuse en gravité zéro. J’ai assisté au premier atelier en 1997. Le dernier atelier de ce type aurait dû être le bien nommé All Woman Crew en 2020, mais celui-ci a été, comme beaucoup d’événements ces dernières années, déplacé en ligne. Le congrès lui-même était un retour difficile à la normalité, avec des stands somptueux et une grande fusée Ariane accueillant les délégués à leur arrivée. Avec son slogan « L’espace pour tous », le congrès se voulait une célébration de la « communauté spatiale » et un événement public. Cependant, il y avait de nombreux agendas tacites et non déclarés, notamment le paradoxe de l’observation de la Terre nécessaire pour mesurer l’ampleur de la catastrophe climatique et la pollution exponentielle des multiples lancements de fusées, qui prolifèrent à un rythme effréné. De nombreux stands de l’exposition du congrès reflétaient un considérable greenwashing et, bien sûr, personne n’a mentionné la guerre. Roscosmos était visiblement absent, apparemment parce que les visas n’étaient pas délivrés. Makery a apporté sa contribution au débat sur le climat et l’espace, en lançant un nouveau livre « Space Without Rockets » officieusement sous la fusée Ariane puis en bus électrique jusqu’au premier hangar à dirigeables du monde dans la forêt de Meudon en banlieue parisienne. Le livre, édité par moi-même et Ewen Chardronnet, point d’orgue d’une action créée par Tomas Saraceno dans le désert de White Sands et à Paris pour la COP 21, a également été lancé à Global Periphery.

Global Periphery a été ouvert par une extraordinaire performance simultanée en ligne organisée par Marcus Neustetter entre Paris et l’Afrique du Sud dans le cadre de Imaginary Futures, avec la danseuse et chorégraphe sénégalaise Fatou Cissé en direct et en interaction avec des performeurs tels que la danseuse et musicienne Xolisile Bongwana dans divers endroits, s’effaçant au fur et à mesure que le signal et la puissance varient. Imaginary Futures se décrit comme suit : « Dans le processus d’exploration d’une compréhension collective de ce à quoi pourrait ressembler un avenir partagé, des producteurs créatifs issus de disciplines et de contextes différents se penchent sur leurs ressources culturelles et naturelles communes… Grâce à un partage des pratiques et des contextes, ces sessions cherchent à développer un récit collectif et à explorer finalement la notion de vision commune de l’avenir ». Il a été développé à l’origine par Neustetter pour le festival Afropixel (slogan : « Power To The Commons ») au Sénégal en 2021, qui s’est déroulé dans un espace virtuel par nécessité.

Imaginary Futures à Global Periphery, Fatou Cissé, Marcus Neustetter et l’équipe d’Afrique du Sud. © Quentin Chevrier

Remettre en question la planète bleue

En ouverture des présentations des conférenciers, Frédérique Aït-Touati qui réalise des productions théâtrales à partir d’images iconiques de l’espace avec, entre autres, Bruno Latour, dans une série appelée « Trilogie terrestre ». Par exemple, « Anatomie de la Terre », projet de création pour la scène, veut donner une « histoire du regard, la dimension d’une épopée à travers un double fil conducteur… le testament d’une femme, scientifique, adressé à sa petite fille, pour l’avenir, pour lui laisser la trace de cette transformation du regard et de la connaissance que nous avons du Système Terre. » Elle remet en cause les notions coloniales de l’exploration spatiale, venant par exemple de SpaceX d’Elon Musk.

Frédérique Aït-Ouati. © Louis Hemon

Susmita Mohanty, une entrepreneuse indienne de l’industrie spatiale et fondatrice de Earth2Orbit, modératrice, a souligné les aspects géopolitiques de la façon dont l’exploration spatiale est perçue et a posé la question pertinente « Qu’est-ce que le Sud global » en termes d’espace. Elle a parlé de l’approche « mégaphone » de la NASA pour la prochaine mission sur la Lune, Artemis, par opposition aux missions moins médiatisées de l’ISRO (Indian Space Research Organisation) sur la Lune, et a terminé en demandant quelle devrait être la couleur du prochain drapeau sur la Lune. Elle a mentionné qu’au Congrès international d’astronautique, il avait été suggéré qu’il fut blanc, qui est ironiquement la couleur du drapeau américain planté par Neil Armstrong après 50 ans d’exposition au soleil.

Susmita Mohanti et Fabiane Borges. © Louis Hemon

Fabiane Borges nous a rappelé la situation politique au Brésil, où Lula est opposé à Bolsonaro (en fait, à l’heure où j’écris, il semble que Lula soit sur le point de gagner). Elle a déclaré que si Lula était réélu, le Brésil pourrait revenir à l’âge d’or précédent, où les acteurs culturels jouaient un rôle déterminant dans le gouvernement. Borges, qui a écrit l’essai « Brazil Without Rockets » dans le livre Space Without Rockets a poursuivi en décrivant le projet Movimento dos Sem Satélites fondé par Pedro Soler et d’autres, et le projet « Arte en Órbita » dont elle a été la curatrice en Équateur, et a parlé des projets d’artistes pour l’institut national brésilien pour la recherche spatiale, INPE, décrits dans son récent article dans Makery : L’art et la culture spatiale au Brésil.

Davis Cook, d’Afrique du Sud, a cité l’ouvrage influent de Ha-Joon Chang intitulé « Kicking Away the Ladder », dans lequel les pays développés tentent de ‘kick away the ladder’ (donner un coup de pied dans l’échelle – NDT) avec laquelle ils se sont hissés au sommet, empêchant ainsi les pays en développement d’adopter les politiques et les institutions qu’ils ont eux-mêmes utilisées. Pour lui, les grandes agences spatiales des pays développés en sont un exemple. Il a décrit diverses initiatives spatiales au Kenya, en Afrique du Sud et au Nigeria, qui sont relativement inconnues des populations qui y vivent, car elles associent l’exploration spatiale uniquement à la NASA. Il a évoqué l’ironie des gens qui se promènent dans les villes africaines avec des t-shirts de la NASA sans savoir que l’Afrique dispose d’agences spatiales comme l’Agence spatiale kenyane, gérée sous contrat avec l’Agence spatiale italienne, et d’initiatives astronomiques comme le Square Kilometre Array en Afrique du Sud.

La penseuse féministe queer Eleanor Armstrong, (également connue pour ses écrits sur le sexe dans l’espace dans ‘Elliethelement’) a terminé la journée dans la même veine, en demandant « où est la place de l’espace ? ». Elle a parlé de l’exploration spatiale en tant qu’instrument du soft power américain et de la façon dont les musées scientifiques du monde entier déforment la vérité, avec par exemple le vol généralisé de roches et de météorites que les populations indigènes considèrent comme sacrées. Elle a également parlé de l’espace et de la colonisation dans le contexte de la France, qui avait l’habitude de lancer des fusées depuis l’Algérie jusqu’à ce qu’elle soit forcée de partir, et utilise maintenant une autre colonie, la Guyane française, où est basé le site de lancement de Kourou, qui a été le site de protestations contre les conditions de vie dans le territoire français d’outre-mer. Venant du Royaume-Uni, elle a également décrié la représentation de l’histoire de la fusée britannique, qui se déroule principalement sur le site de la base de fusées de Woomera, également l’emplacement de l’une des prisons de réfugiés les plus notoires d’Australie et le théâtre de protestations des Aborigènes depuis les années 70. Armstrong a également souligné la double utilisation du financement spatial entre l’armée et les agences spatiales, Woomera ayant également été utilisée par les Britanniques pour des essais de bombes nucléaires dans les années 40 et 50.

Eleanor Armstrong. © Louis Hemon

La deuxième journée de Global Periphery a été ouverte par Ewen Chardronnet qui a décrit le projet More-Than-Planet (dans le cadre du programme Creative Europe), à l’origine de cette conférence et de nombreuses autres activités, comme le livre Space Without Rockets. Il a été suivi par un des autres partenaires, Antti Tenetz du Northern Photographic Centre en Finlande, qui utilisera une des mines les plus profondes d’Europe. Il a déclaré : « Aller si profond, c’est comme aller dans l’espace ». Le projet connectera l’espace souterrain à l’observation de la Terre par le biais de l’Agence spatiale européenne. Il a demandé « Quel genre de culture allons-nous produire dans l’espace ? ».

Télescope intérieur

Eduardo Kac est un space artiste depuis 1986. Ses poèmes sont des systèmes d’écriture sociale de bas en haut – des holopoèmes gravitropiques. Il a souligné qu’aucun système de langage humain connu n’est écrit de cette façon. À l’origine, il utilisait la télévision à balayage lent pour produire ses « paysages spatiaux » et a placé une œuvre d’art sur DVD, « Monogram », sur le vaisseau spatial Cassini lors de son lancement en 1997. Elle est arrivée en 2004 sur Saturne lorsque le vaisseau spatial a plongé dans la planète pour éviter de la polluer, et l’œuvre d’art a été brûlée. Ses premiers travaux pour les satellites étaient des glyphes au sol basés sur la constellation de Lepus, qui ressemblait à un lapin. C’est la première présentation que j’ai vue de Kac dans laquelle il n’était pas nécessaire de mentionner Alba, le lapin GFP ! Si les premières versions étaient coûteuses à réaliser, ses récents glyphes sur les toits et autres espaces sont accessibles par Google Earth. Son dernier en date se trouve dans un cimetière de Genève où est enterré Jorge Luis Borges. Kac a été artiste en résidence au CNES, où il a travaillé avec l’astronaute Thomas Pesquet pour créer la sculpture en origami pour l’ISS,  » Inner Telescope « , en 2017. Je lui ai demandé comment c’était de travailler en tant qu’artiste avec l’astronaute sur ce projet. « Il a compris que mon œuvre d’art n’était pas seulement un objet fétiche dans l’espace et que le télescope utilisait le temps et l’espace de manière réelle. Il m’a envoyé un courriel de l’ISS sur le succès du projet. » Enfin, il a décrit son projet ADSUM (qui signifie « Me voici ») pour la Lune, qui a été testé dans l’ISS. Avec un peu de chance, il ira sur la Lune lorsque le Moon Gallery volera enfin.

Eduardo Kac & Yoko Shimizu. © Louis Hemon

Yoko Shimizu, artiste en résidence au Future Lab de l’Ars Electronic Centre, a décrit ‘Beyond Earth’, son collectif d’artistes entièrement féminin qui a créé le Bio-ink, une forme vivante d’encre. Elle voit des systèmes vivants, des écosystèmes entiers dans l’univers. Leur dernier travail montre comment la terre, la vie, la gravité et la lumière fonctionnent ensemble, en volant avec la compagnie de ballons stratosphériques Space Perspective (mentionnée dans le livre Space Without Rockets). Ils ont pu tester Living Light, qui utilise le biomimétisme et les créatures d’IA, créé par la société de biologie synthétique Twist Bioscience, prototypée pour l’œuvre d’art qui était contenue dans le véhicule Neptune et est allée à 30 km de haut.

Ale De La Puente a parlé de « vivre à une époque d’enchevêtrement ». Selon elle, les événements astronomiques tels que le transit de Vénus ne se produisent que parce que nous sommes sur la Terre et qu’au lieu de regarder les constellations, nous devrions regarder l’espace qui les sépare. Elle a mentionné que le prochain transit de Vénus coïncide avec une éclipse totale de soleil dans un avenir lointain, 15 000 ans. Se référant à la célèbre image de Montezuma lorsqu’il a vu la comète qui annonçait la fin de la civilisation aztèque à l’arrivée des Espagnols au Mexique, elle a décidé de recréer ce moment en construisant un « dôme céleste » avec 500 kg de pyrotechnie la nuit de l’élection présidentielle mexicaine. Pendant 40 minutes, il y a eu une comète inopinée dans le ciel et les gens ont cru voir un OVNI, ce qui a provoqué des récits de conspirations et de légendes similaires à ceux de la Vierge de Guadalupe sur les médias sociaux. Lorsque je lui ai demandé quelle était l’éclipse la plus significative qu’elle ait vue, elle a répondu « celle du futur ». Elle prévoit une nouvelle œuvre pour l’éclipse solaire totale du Mexique en 2024.

Rohini Devasher est une astronome et une chasseuse d’éclipses. En tant qu’artiste en résidence à l’Open Data Institute, elle prévoit de créer un jumeau numérique de la terre. Elle a également parlé d’un projet historique à l’Observatoire solaire de Kodailkanal, dans le sud de l’Inde, qui possède des archives de 100 ans de données sur le Soleil. Dans cet observatoire, l’observation fait partie de la famille et il y a trois générations d’astronomes. Enfin, elle a décrit la théorie de la conspiration de l’ère impériale dans laquelle, dans un étrange fantasme de contrôle, les scientifiques victoriens ont tenté de prétendre qu’il existait des liens entre l’apparition des taches solaires et les famines, alors qu’elles étaient en fait causées par l’exportation de céréales par les Britanniques.

For All Moonkind

Michelle Hanlon de For All Moonkind a parlé des artefacts humains sur la Lune, qui y sont encore 50 ans après notre départ. (J’ai écrit à ce sujet dans l’article ‘Cohabiting The Moon’). Elle a souligné que toute l’histoire de la technologie humaine, des premières cartes à l’invention du verre, a finalement servi à atteindre la Lune. Elle a critiqué l’orgueil du traité sur l’espace extra-atmosphérique, qui est centré sur l’homme, et a souligné que le régolithe de la Lune se vend aujourd’hui des millions de dollars, ce qui fournit au moins une raison commerciale d’exploiter la Lune. La gouvernance lunaire est nécessaire, mais avons-nous le droit moral d’aller sur la Lune, étant donné qu’il n’y a pas de voix indigène dans la politique spatiale ? Toutefois, le principal problème serait la liberté d’action des entreprises qui envahissent la Lune. Les entreprises spatiales privées adoptaient l’attitude « Allons-y avant que les lois n’y arrivent ! », tandis que les Nations unies ne fonctionnaient pas correctement en tant qu’organisme de réglementation en raison de la situation en Ukraine. Puis il y a eu les « accords Artemis » de la NASA, auxquels 22 nations ont souscrit pour créer des zones de sécurité, par exemple la base Tranquility et ses vestiges Apollo, comme le Moon Rover qui a permis aux astronautes de conduire sur la Lune. Malheureusement (à mon avis), ces accords équivalent à un nouvel impérialisme spatial américain. Comme l’a dit Annick Bureaud plus tôt, « Nous sommes tous à la périphérie ».

Marcus Neustetter & Fatou Cissé, performance Imaginary Futures. © Quentin Chevrier

Le spectacle de clôture était très émouvant et intense. Marcus Neustetter : « Les deux performances ont été intenses, mais la seconde est entrée dans une intensité un peu plus subtile et plus calme. Ce qui était intéressant, c’était les improvisations et juxtapositions superposées qui, bien que partiellement anticipées, m’ont pris par surprise et m’ont emmené émotionnellement et cérébralement dans une dimension inattendue. Le format du processus Imaginary Futures a toujours défié toutes nos attentes, mais le fait que Fatou Cissé et moi-même soyons sur scène et fassions l’expérience d’une certaine physicalité par rapport aux réponses sur écran, a fait apparaître de nouvelles réactions et perspectives personnelles ».

Global Periphery et l’initiative More-Than-Planet ont constitué un défi artistique et créatif provocateur face à la vitrine de plus en plus stérile du Congrès international d’astronautique, qui se déplacera l’année prochaine dans une véritable zone de guerre – l’Azerbaïdjan (il y a des escarmouches frontalières avec l’Arménie) – avec un slogan empruntant ironiquement à la chanson de John Lennon/Yoko Ono – « Give Space A Chance ».

Global Periphery fait partie du projet More-Than-Planet (2022-2025), co-financé par le programme Creative Europe de l’Union Européenne.