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Feral Labs Network: « Devenir féral » de Luis Campos

Field Notes © Adrien Rigobello

A l’occasion de la fin du programme Feral Labs Network de coopération Creative Europe co-financé par l’Union Européenne (2019-2021) et de la sortie de la publication associée « Feral Labs Node Book #1: Rewilding Culture », Luis Campos propose l’essai « Devenir féral ».

Féral: de ferus (L.) – sauvage.

1. De nature mortelle ; mortel, fatal.

« La vie, euh, se débrouille. » Cette phrase célèbre de Jurassic Park est une évocation, une invocation, de féralité. De fuites et d’explosions écologiques incontrôlées, d’affranchissement des systèmes manipulés et dominés par les humains. Fatal, même. Et si le féral n’est pas simplement ce qui est à craindre, mais le potentiel spontané, inverse de l’arc jurassique plus qu’humain de la possibilité ? Et si le féral est ce qui émerge enfin, losque tout espoir d’un système entièrement maîtrisé a disparu — une sorte de boîte de Pandore à l’envers où, une fois que la domestication, la discipline, l’ingénierie, le design, l’implémentation et le contrôle sont tous éteints, le dernier objet grognant à bondir avec réticence de la boîte, libéré de la contrainte humaine d’avant, est précisément le féral ? Il nous faut une théorie du féral.

Quel est le point commun entre « Hogzilla »[1], un cochon féral géant mesurant plus de 2,7 mètres de long et pesant plus de 360 kilos, et les humains féraux du passé et du présent : l’homme médiéval de la forêt verdoyante, l’homme de Néandertal, le Sasquatch légendaire ? Et au-delà de l’humain, ces autres extraterrestres sont-ils le produit de fantasmes féraux au même titre que le GloFish® génétiquement modifié ? Ce qui est étranger ou esthétique peut-il être aussi féral que ce qui est effrayant ?[2] La féralité peut-être musicale : un son fondamental avec de multiples harmoniques distinctes.

Si le champ est l’espace potentiel de la plupart des rencontres férales envisagées, alors le laboratoire est souvent considéré comme le lieu d’où le féral s’est échappé. Autrement dit : les laboratoires, comme les studios, sont des espaces dédiés à la production de la féralité contrôlée. Béchers, fermenteurs bactériens et digesteurs, ces technologies de la croissance sans contrainte, passés au tamis de l’utilité et de la nouveauté, peuvent constituer des théâtres de l’émergence de l’inattendu. Un éclair de Zeus, un rayon cosmique, traverse une colonie, et le monde est transformé, mutq. La radiation nucléaire, incontrôlée depuis les cieux, génère des acides aminés féraux et des protéines férales, de la nouveauté mutationelle qui émerge en souches pures de bactéries, sur des milliers de générations. Dans les labos de Richard Lenski le féral produit le futur à partir de nouveautés inconnues et cachées au sein de la cellule pendant des générations avant de surgir, en digestant le citrate et rendant possible de nouvelles digestions.[3] De nouvelles branches de l’évolution, de nouvelles manières de mesurer et d’évaluer le hasard : l’improbable, le contingent, « l’effet fondateur ».

Et si les laboratoires sont les lieux où le féral a émergé — des espaces dédiés à la production de la féralité contrôlée — alors les liens entre le féral et l’effrayant n’ont jamais été aussi légion qu’au début de la modification génétique, où les possibilités de mutation concordaient bien avec des perspectives de design intentionnel.[4] Bien que certains tentent de nous rassurer que « la possibilité que ces souches transmettent leur plasmide à un proche plus vigoureux, féral, avant de mourir me semble infime », le féral était considéré comme posant des risques à ce qui était familier, littéralement : « Que chaque scientifique décide au tout début de ses expériences s’il veut s’exposer, ou mieux, exposer ses enfants, à cet “agent” nouvellement assemblé. Sinon, qu’il apprenne et utilise les techniques pour contenir et contrôler de tels agents…»[5]

Mais le féral est par définition ce que nous avons fabriqué, qui depuis échappe à nos propres capacités à fabriquer ou à contrôler. Il est le résultat de nos actions délibérées — ce qui est domestiqué, puis dé-domestiqué à nouveau. Il revient nous mordre.

Illustration schématique de la diversité mutationelle dans une population de E. coli de Barrick et Lenski. © 1998 – 2010 Richard E. Lenski. Michigan State University

2. Relatif aux morts ; funèbre, lugubre.

Une étincelle divine d’inspiration, qui nous rend fous. Un accent légèrement différent dans le langage de la vie, la plus infime des interventions, et quelques acides aminés dans un codon transforment la signification : le féral devient viral. Que peut-on faire sinon rire de ce rayon cosmique qui perce la boîte de Petri de nos vies ? Une chauve-souris dans une grotte, un marché « humide », de réseaux modernes de commerce mondial et des corps transpositionnés — une dance osée de capital commun sans contrainte — une explosion de mouvement féroce abruptement immobilisé par la détention domestique. Bienvenue en l’an 2020.

Même figés sur place, nous sommes devenus féraux chez nous et dans nos vies. À la manière d’une bête à quatre pattes, grognant et essayant de nous mordre depuis l’autre côté de la clôture, ou sortant à pas de loup de la lisière de la forêt, cherchant furtivement la nourriture oubliée dans la poubelle extérieure, toujours attirée par ces restes pourries, nous sommes devenus féraux selon de nouvelles manières. Les cheveux défaits de leur rendez-vous périodiques au salon et chez le coiffeur, sont coupés par nos conjoints et nos enfants ; nous cultivons le levain comme nos grands-mères. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour, et pardonne-nous nos cartes d’embarquement, comme nous nous souvenons de ces jours d’avant les cloisons en plexiglass. Et ne nous soumets pas à l’ostentation des fonds d’écran, mais délivre-nous du mal-être. Amen ?

Le familier prend des formes nouvelles. Nous faisons de l’art (ou pas) comme jamais avant. Nous regardons la télévision et sommes mal à l’aise devant un tel affichage d’intimité sociale dans le flux féral d’électrons. Lorsque nous cliquons pour entrer dans le courant, et la vie s’écoule : Heraclitus redux. Des moments de terreur et de répit intègrent un motif ondulant de sursis et de retraite, au fil des changements de saison. Pas seulement un hiver, mais aussi un printemps, été et automne de notre mécontentement. Nous avons envie du champ — pas pour nous libérer des autres, mais pour être féral avec les autres, en chair et en os. Mais nous rencontrons des circonstances que nous n’aurions jamais pu imaginées : nous sommes effrayés les uns par les autres. Comment agir avec un autre, autrefois familier, qui est à présent pas sûr de vouloir interagir avec nous ? Que s’agit-il sinon d’une autre essence du féral ?

En 2020, l’avenir s’est manifesté. Si autrefois cette année se situait dans le lointain futur, nous ne saurions la mettre trop rapidement derrière nous. Et avec une vision rétrospective de 20/20, nous souhaitons avec ferveur une inversion honnête : qu’au lieu de devenir viral, comme nous le souhaitions auparavant, les choses virales de 2020 s’en aillent. N’avons-nous pas eu assez de choses virales, de réseaux sociaux, de clics et de défilements, de fatigue oculaire et de trouble musculo-squelettique, de corps tellement fourbus et confinés par les gestes barrières, que seule une fugue férale puisse convenir ? Et si au lieu de devenir viral, nous devenions féral, et remplacions la viralité virtuelle (et autres virtualités virales) avec une nouvelle fidélité à la féralité ? Telle est la prosodie de la poésie comme poïétique : le féral comme le retour du réprimé, qui trouve un féroce potentiel dans les juxtapositions génératives indisciplinées.

Jusqu’où cela peut-il aller ? Quels potentiels nous restent-ils à dérouler en considérant le féral ? Les contraintes du récit et de la typographie contiennent des possibilités inattendues avec leurs énumérations alphabétiques. Le féral fait jaillir de nouvelles significations magmatiques à partir des réalités échouées. Lorsqu’une touche de clavier se coince, lorsque les fils se croisent, et qu’une lqttrq dqviqnt unq autrq, commq lq roman qcrit sans la lqttrq q. « Non, pas commq ça ! » disons-nous — dq l’autrq façon. Mais nous nq contrôlons plus un procqssus dqvqnu fqral. Nos codons signifiants dqviqnnqnt confus, lqs cadrqs dq rqfqrqncq sq dqcalqnt, alors mqmq qu qnous nousadap tonsàl anouv qllq norm alitq. « L’hommq pqut s’adaptqr à tout, la bqtq » qcrivait Dostoqvsky. Qn qffqt, nous arrivons à lirq malgrq lq bruit fqral, qn dqpit du bloc noir qui cachq les mots-clqs dq notrq tqxtq. Mais nous pouvons commqncqr à fairq dqs rqglagqs — à trouver d’autres façons d’écrire qui s’adaptent à ce bourdonnement visuel, le bloquer, et s’inventer de modes créatifs non familiers, inhabituels et inconnus qui tiennent compte de ces contraintes, que nous travaillions avec les mots, les couleurs ou les objets. Il s’agit avant tout de trouver un moyen d’avancer.

Nous connaissons le féral qui vit dans les marges, qui rôde autour du champ cultivé pour grappiller un morceau çà et là. Mais lorsque nous nous trouvons loin du champ, et que des événements mondialement historiques nous confinent à l’intérieur, de nouveaux genres d’expression peuvent émerger. Autrement dit, comment pouvons-nous repenser les écologies férales à un moment de voyage limité, sans les réduire à un tas de vaisselle sale dans l’évier, à des résidus dans le four à micro-ondes, à des miettes par terre ? Cela est déjà arrivé, lors d’un été froid et pluvieux à la Villa Diodati, sur les rives du Lac Léman à Genève, où le « Prométhée moderne » fut bricolé. Frankenstein prolonge la féralité du biologique jusqu’au littéraire, en capturant comment un repos forcé à l’intérieur peut virer de manières productives, imprévues et débridées vers l’invention d’un nouveau texte, d’un nouveau genre. Il s’agit là de féralité sous forme de fécondité, de créativité, qui ouvre des mondes de possibilités spéculatives, qui raconte des histoires de matière récyclée, de choses autrefois sauvages, domestiquées, et ré-ensauvagées. Le monstre de Frankenstein — un être créé par un homme qui se prenait pour un dieu — nous montre (monstrare) quelque chose d’une évidence parfaite, démonstrative, démoniaque : que le féral n’est pas seulement un exil de ce qui est familier, une deuxième forme de nature irréparablement altérée par son expérience avec un familier malvenu. Le féral est aussi une réponse à une absence de compréhension, la recherche d’une manière de trouver sa propre terre natale, et de nouvelles manières d’aimer quand le patriarcat nous a déçu.

Le féral est bien trop souvent interprété comme un rejet de l’invitation au relationnel. Mais ce n’est pas obligatoire. « Que se passe-t-til lorsque l’indigénéité se heurte à l’homosexualité à l’intérieur de la réserve, et comment une théorie férale pourrait-elle donner un sens à cette collision ? » se demande Billy-Ray Belcourt, auteur de « The Poltergeist Manifesto » dans Feral Feminisms. « Je veux des formes d’amour où les vies s’enchevêtrent rapidement les unes dans les autres — parfois de façon asymétrique — mais qui néanmoins font mûrir quelque chose qui puisse nous aider à endurer, ensemble. Et que, même en cas de séparation, nous puissions savoir comment aimer, mieux, la prochaine fois. Et si on expérimentait avec les autres, en essayant des intimités plus vastes qui ne rentrent pas dans un sensorium public bien formé qu’on peut appeler le social… peut-être avons-nous besoin de formes plus complexes et moins propres de l’amour, des formes qui puissent, de par leur nature étrangère, soutenir l’attachement des peuples indigènes à eux-mêmes… L’amour serait peut-être notre dernier espoir. »[6]

Comment peut-on avoir de l’amour pour tous les siens, un amour féroce et féral, quand on ne peut même pas s’échapper dans le champ ? Autrement dit, que faisons-nous, lorsque les lumières du modem du Prométhée moderne vacillent et s’éteignent ? Nous pouvons inviter le champ à l’intérieur, et prendre des notes. Face à l’inconnu sur des frontières incontrôlées et instables, aux loups qui entourent le feu de camp et le foyer, nous pouvons ouvrir la porte à la vie domestique, à la domestication, avec un morceau de nourriture — un geste ludique, une danse, et des réductions progressives de la menace. (Un bout d’osselet, et un sifflet, et « la réciprocité progressive de la réduction des tensions » s’applique aussi bien aux loups qu’aux fusées.) Nous pouvons jouer avec les possibilités —vivant à l’extrême tranchant du possible, jamais complètement domestiqués mais jamais totalement sauvages — reculer d’un pas au bord de l’abîme avec les membres toujours plus nombreux de nos familles férales issues de nos choix et de nos circonstances. Nous sommes des enfants élevés par des loups : nous avons appris de ne plus dépendre complètement de nos institutions, et nos institutions ont appris à se réinventer de façons considérées auparavant impossibles.

Comment peut-on être libre d’être, de penser, et de créer, quand les budgets sont coupés, les espaces sont enfermés, et les spectateurs ont disparus — quel remède pour un encerclement si féroce de la vacuité ? Les vieilles manières sont des obstacles soudainement surmontés, mais pas sans coût : tout ne peut pas survivre une révolution des manières. Mais nous voici libérés de ce qu’on pouvait attendre, tout en fouillant à la recherche de nourriture et de financement. Le féral est une rencontre avec une réalité difficile, non pas ce que les choses devraient être, mais comment elles sont : difficiles, provocatrices, mais dures à appréhender, dans l’ombre, incertain. Mais très réel. Les enjeux du féral sont devenus en effet très « faits du réel ».

Mais envisager un avenir féral signifie également être libéré des anciennes attentes. Le féral est le royaume du non résolu. Comme écrivait Rainer Maria Rilke à un jeune ami en 1903 : « Je te prie, autant que je peux, d’être patient envers tout ce qui n’est pas résolu dans ton cœur et d’essayer d’aimer les questions elles-mêmes comme des pièces fermées à clé ou des livres écrits dans une langue très étrangère. Ne cherche pas les réponses, qu’on ne peut pas te fournir parce que tu ne serais pas capable de les vivre. L’essentiel, c’est de VIVRE TOUT. Vis les questions maintenant. Peut-être qu’alors, progressivement, sans te rendre compte, tu vivras en suivant un jour lointain vers la réponse. »

© Feral Feminisms

3. En parlant d’un animal : sauvage, non apprivoisé. En parlant d’une plante, ou (plus rarement) de la terre : non cultivée.

Le naturaliste Aldo Leopold a écrit qu’il existe des gens qui peuvent vivre sans des choses sauvages et des gens qui ne peuvent pas. Mais qu’en est-il des gens qui ne peuvent pas vivre sans des choses qui sont ni sauvages ni apprivoisées, les gens qui ne peuvent pas vivre sans le féral ? Les écologies férales sont « des écologies qui ont été encouragées par des infrastructures construites par les humains, mais qui se sont développées et se sont répandues au-delà du contrôle humain » propose Anna Tsing dans le Feral Atlas — un Anthropocène hors de contrôle.[7] Et la culture fait référence à ce qui est cultivé. Devenir féral dépend donc forcément de la terre aussi bien cultivée que non cultivée.

L’environnement qui s’impose est maintenant, presque partout dans le monde, à la maison, dans le quartier, au supermarché. Dans un environnement domestique à l’infini, pendant des mois d’affilée, nos pratiques n’ont jamais été davantage in situ. On n’a jamais connu de période où les expérimentations artistiques ont été aussi mondialement restreintes, où les Feral_Notes ont été plus nécessaires. Nous développons, à travers ces expériences de temps profond et confus, une nouvelle écologie des sens, qui génère la nouveauté et des matières hybrides, limitée par les cieux. Comme écrivait Darwin : « Nous savons que des conditions modifiées ont le pouvoir d’évoquer des personnages perdus depuis longtemps, comme c’est le cas des animaux devenus féraux. » (Et pas seulement les animaux.)

Quel processus nous guide vers l’avant pendant que nous apprenons de nos camarades féraux, qui mènent des recherches et développent des pratiques dans des champs non cultivés et qui s’engagent à la co-création avec ce qui était autrefois connu, à moitié connu, qui ne sera plus jamais domestiqué à nouveau ? Comment sommes-nous supposés communiquer et détourner depuis nos dislocations à distance temporelle et en espace international ? Mais si nous laissons de côté nos métaphores fétiches de dinosaures hollywoodiens et de loups grognants, et que nous nous détournons même de la mégaflore charismatique, nous pouvons apprécier l’importance de la terre non cultivée — pas seulement sauvage, mais en jachère. Une terre qui fut autrefois productive et le sera encore, mais pas en ce moment. Une saison d’hiver pour un terrain qui nous appartient, une rotation de la dormition.

Pendant que la neige fond, la saleté émerge. Si nous nous permettons de « vivre avec le trouble » comme le propose Donna Haraway, nous pouvons considérer le féral comme plus que ce qui est simplement « indiscipliné, sale, déplacé ».[8] Et vers la fin de la saleté hivernale, où tout se transforme en boue, il se peut que quelque chose de nouveau se dégage : dans cette période de la fin, nous trouverons de nouvelles façons de vivre et de créer, avec le champignon de la fine boue du mot (excuses à Anna Tsing).[9] Quelque chose de nouveau est intervenu, a bouleversé le cadre théorique établi : l’essence de la rencontre avec le fait du réel, et al., en somme, le féral.

La reconnaissance du féral signifie que nous ne contrôlons plus nos circonstances. Comme le notait H. G. Wells : « Des forces férales, obscures et tout à fait monstrueuses doivent être à l’œuvre, qui n’ont pas encore été assimilées par ces réorganisations administratives bien ordonnées. »[10] Et ne pas contrôler, c’est soit perdre le contrôle, soit jouer. Le jeu féral constitue l’évolution, l’éthologie, nos pratiques émergentes.[11] Autrement dit, la réalité se déferle parfois de manières tout à fait inattendues. Nous ne sommes pas auteurs de destins, mais nous pouvons disposer d’un système mis en marche vers de nouveaux centres de possibilités chaotiques et contingentes. J. D. Bernal imaginait ainsi les futurs féraux de la vie au début du vingtième siècle :

« La nouvelle vie serait davantage plastique, plus directement contrôlable et en même temps plus variable et plus permanente que ce qui est produit par l’opportunisme triomphant de la nature… Un tel changement serait aussi important que lorsque la vie est apparue pour la première fois sur la surface de la terre, et pourrait être tout aussi progressif et imperceptible… Le besoin de déterminer la forme désirable de l’univers contrôlé par les humains… n’est rien de plus ni moins que de l’art. »[12]

Astrapotheria : Astrapotherium magnum. Illustration : D.R.

4. Qui fait référence, ou qui ressemble à une bête sauvage ; brutal, cruel.

Le féral a toujours été plus qu’humain, et a toujours été une intervention dans les relations entre espèces. Alfred Crosby racontait qu’un résultat de l’échange colombien entre le Vieux Monde et le Nouveau qui commença en 1492 était l’émergence « d’énormes hordes férales de chevaux et de bétail » à travers les pampas d’Argentine et les plaines du nord du Mexique : Equus ferus.[13] En moins d’un siècle, ces hordes sont devenues elles-mêmes la cible de meutes de chiens féraux. La tendance se répète, avec les chèvres férales dans les îles du Galápagos ou les lapins féraux en Australie. Mais il s’agit là d’instants de féralité dans l’espace. La reconstitution d’espèces perdues, depuis l’élevage à la désextinction, est une façon de concevoir la féralité dans le temps : des conceptions tout-sauf-immaculées, amalgamées.

La découverte du cheval de Przewalski en 1889, et son extinction en 1969 (moins d’un siècle plus tard), pose des questions sur la résurrection d’un cheval féral primitif à partir des chevaux sauvages pour créer un ancêtre préhistorique de tous les chevaux, selon Nigel Rothfels. (Que gagne-t-on en réifiant des notions de primitivité, en les faisant exister par la sélection génétique ?) De tels chevaux sont à la fois féraux et tout sauf : ils sont des produits de design.[14] D’autres féralités de ce genre pullulent avec la résurrection putative de bétail préhistorique : « En ranimant les aurochs, parmi d’autres modes de désextinction, rendons-nous le monde plus féral ? » demanda le magazine Science en 2015.[15]

Le doyen de la désextinction George Church de l’université de Harvard — qui a proposé entre autres de désextincter les mammouths laineux pour la Sibérie comme solution à la crise climatique et de désextincter les hommes de Néandertal afin d’ « augmenter » et de comprendre « la vraie diversité humaine » — a lui-même exprimé sa reconnaissance envers les « environ 400 journalistes qui depuis 1996 m’ont aidé à surmonter un peu mes rêvasseries férales en quelque chose qui s’approche de l’intelligible. »[16] La désextinction de l’homme de Néandertal, l’Homo ferus originel, n’est pas seulement Jurassic Park écrit pour les humains, c’est un rêve féral de l’éternité, une vision scientifique réalisée d’une nature morte.

Les tableaux comme les musées d’histoire naturelle ont longtemps proposé de capturer la vie d’une forme et de la préserver pour toujours dans un état éternel, d’existence hors du temps. A une époque où l’on revendique quelles vies ont de la valeur, la tuerie d’animaux féraux, comme le notait Ursula Heise, « perpétue une longue tradition d’indifférence à l’égard de vies considérées comme étant non indispensables : des vies de nature morte. Quelles sortes d’expériences inter-espèces pouvons-nous mener afin d’« inculquer la liberté » au service des futurs féraux, demande Juno Parreñas dans son étude des conséquences coloniales et décolonialisantes compliquées de la conservation des orang-outans.[17] Orang-utan, en langue malaysienne, signifie la personne férale de la forêt : Homo ferus.

Où se trouve le féral dans les vies naturalisées mortes ? Il semble que, même si l’espace est restreint dans notre confinement domestique, le temps (cette dimension oubliée) s’est allongée de façons bizarres. Nous avons tellement de temps que les jours passent inaperçus, les délais s’écoulent, et nous nous sentons à la dérive, à la mer, saisissant des métaphores spatiales pour une expérience d’être jeté hors du temps. Le paléontologue G. G. Simpson, dont les carnets de voyage racontent aussi bien les moutons féraux de Patagonie que les ossements des dinosaures du Nouveau-Mexique, a écrit une nouvelle de science-fiction sur le voyage dans le temps, dans laquelle un paléontologue du futur se retrouve non seulement en train d’étudier les lézards du tonnerre fossilisés ainsi que leurs associés préhistoriques, mais de manière tout à fait inattendue, en train de vivre parmi eux. The Dechronization of Sam Magruder raconte une histoire d’être piégé dans le temps profond, isolé de tous les autres êtres humains, en train de graver son nom sur un rocher pour une découverte postérieure. Peut-on être féral dans le temps, lorsqu’on est confiné à la maison ?

Simpson a proposé que les bêtes du passé étaient des exemples de la vie qui s’était forgée un chemin à travers les contraintes et les contingences des possibilités afin de créer des formes familières mais faites de manière effrayante et merveilleuse. Il considérait les Astrapotheria : « Il est déconcertant d’essayer de les décrire en termes d’animaux vivant dans le monde aujourd’hui, car ils n’ont laissé aucun descendant, ni même aucun parent éloigné. Ils ne ressemblent à aucun des autres animaux disparus dans le monde entier. Pour les décrire, il faut commencer à zéro, ou les comparer avec plusieurs animaux différents à la fois, puis ajouter quelques détails originaux, comme ces bêtes hybrides fantastiques dans les contes pour enfants. »[18] Avec son œil expert pour les animaux inhabituels du passé, en découvrant ce qu’il qualifiait de « Monde Perdu », où seule la présence des opossums et des tatous était familière, Simpson racontait comment la paléontologie exigeait un travail difficile, astreignant et épuisant : « L’histoire passée de la vie sur Terre doit être rapiécée lentement et laborieusement à partir de nombreuses trouvailles, depuis des décennies de travail dans des régions différentes. L’étudiant compétent doit constamment visualiser et tenir compte des difficultés et des trous inévitables. »[19]

Il n’est guère surprenant que la créatrice des quadrupèdes extraterrestres exposés dans les années 1970 dans la galerie « La vie dans l’univers » du Smithsonian National Air and Space Museum, était une artiste dont la recherche scientifique de la biomécanique des cornes et des bois de cerf à l’université de Berkeley l’a menée d’un travail artistique de reconstructions paléontologiques (à cause des budgets limités des musées au milieu d’une autre crise) et l’enseignement de l’anatomie humaine, à l’invention de l’étude des systèmes musculaires de dragons potentiels, et à une carrière d’exception, étant l’une des seules femmes illustratrices de science-fiction à l’époque ? Pendant que les chiens hurlaient de l’autre côté de la porte, chez Bonnie Dalzell nous avons discuté de la démarche de son chien handicapé, des plusieurs groupes distincts d’animaux qui ont réussi à envahir l’environnement terrestre dans l’histoire de la géologie, de la physiologie profonde des vertébratoïdes extraterrestres comme les hexapedia, et des bêtes filtreuses qui volent sur des planètes a haute-densité. (De la paléontologie à la planétologie, avec nos excuses à Dune.) Nous avons parlé de ses techniques artistiques, de sa maison comme atelier, de faire carrière de ses loisirs, de son intégration de la science et de l’art d’une manière que peu de personnes avant elle n’avaient imaginé, et les contingences inattendues de la vie — ces instants féraux — ce qui a mené à une intégration de la paléontologie, de l’astrobiologie et de l’art fantastique. « La vie, euh, s’est débrouillée » dans sa pratique artistique, en forgeant un chemin au travers des contraintes et des contingences des possibilités, pendant qu’elle créait des formes familières, faites de manière effrayante et merveilleuse, « un bestiaire exotique pour voyageurs imaginaires de l’espace ».[20]

Peut-être n’avons-nous pas besoin de théorie du féral, après tout. Nous n’avons besoin que d’une inspiration fortuite à partir d’un assemblage de possibilités : des Feral_Notes. Après tout, le féral est intermittent, staccato, provocateur, opportuniste. Grappillons ce que nous pouvons de nos champs incultivés, et rapprochons-nous du feu, dans ces temps difficiles de vies naturalisées mortes. L’hiver passera, les confinements prendront fin. Et il sera temps à nouveau d’avancer, et de devenir féral de manières nouvelles.

[1] See Abraham Gibson, “Harvesting Hogzillas: Feral Pigs and the Engineering Ideal,” in Luis Campos et al., Nature Remade: Engineering Life, Envisioning Worlds, Chicago: University of Chicago Press, 2021. See also Helen MacDonald, “Nothing Like a Pig,” Vesper Flights, London: Grove (2020), p10. Or instead of feral pigs and boars, perhaps a giant hogweed? “A Toxic Alien Is Taking Over Russia,” New York Times, October 3, 2020.
[2] “Life is fundamentally uncontained, and those built for ornament still deserve a feral chance.” Adam Zaretsky, “G®FPR: The GloFish® Freedom and Reconciliation Project,” TDR The Drama Review 54 (2010): p2-3. “Adam insisted that mutants deserved the right to enjoy their own existence, not just live for the sake of corporate profits or lowbrow aesthetic pleasures.” Eben Kirksey, The Mutant Project: Inside the Global Race to Genetically Modify Humans, St. Martin’s Press (2020), p56.
[3] http://myxo.css.msu.edu/
[4] See Luis Campos, “Strains of Andromeda: The Cosmic Potential Hazards of Genetic Engineering,” in Luis Campos et al. Nature Remade: Engineering Life, Envisioning Worlds, Chicago: University of Chicago Press, 2021.
[5] Irving P. Crawford, MD, Dept of Microbiology, Scripps, unpublished letter to the editor, Genetics, October 1974. Folder 611, “Correspondence” (November 1974), Oral History Collection on the Recombinant DNA Controversy (MC100), MIT Special Collections.
[6] Billy-Ray Belcourt, A Poltergeist Manifesto, “Feral Feminisms,” Feral Theory, issue 6, Fall 2016.
[7] https://feralatlas.org/
[8] Haraway, Staying with the Trouble, Durham: Duke University Press (2016), p24.
[9] Anna Tsing, The Mushroom at the End of the World: On the Possibility of Life in Capitalist Ruins. Princeton, NJ: Princeton University Press, 2015.
[10] H.G. Wells, “The New Machiavelli,” London: Lane, Boadley Head (1911), chapter 2, §4.
[11] As the designer Sascha Pohflepp wrote shortly before his untimely passing, “By being intertwined into a collaborative relation with organisms subject to factors like randomness of Darwinian evolution or different timeframes, a human designer must shield part of her command over the creative process.”
[12] J. D. Bernal, The World, The Flesh, and the Devil, p46.
[13] Alfred Crosby, The Columbian Exchange: Biological and Cultural Consequences of 1492, Westport: Greenwood Press (1972 [2003]), p84.
[14] Nigel Rothfels, “(Re)Introducing the Przewalski’s Horse,” in Ben A. Minteer, Jane Maienschein, and James P. Collins, eds., The Ark and Beyond: The Evolution of Zoo and Aquarium Conservation, University of Chicago Press (2018), p77-89.
[15] Erik Stokstad, “In bringing back the aurochs, and other modes of de-extinction, are we making the world more feral? Science 350.6265 (4 December 2015): p1147.
[16] George Church, Regenesis: How Synthetic Biology Will Reinvent Nature and Ourselves, New York: Basic Books, (2012), p11, p255. See Campos, “Neanderthals in Space: George Church’s Modest Steps Toward Possible Futures,” in Oren Harman and Michael Dietrich, eds. Dreamers, Visionaries and Revolutionaries in the Life Sciences, p143-160. University of Chicago Press, 2018.
[17] Juno Parrenas, Decolonizing Extinction.
[18] G. G. Simpson, Attending Marvels: A Patagonian Journey (1934), p65.
[19] Ibid., p78.
[20] Bonnie Dalzell, “An Exotic Bestiary for Vicarious Space Voyagers,” Smithsonian 5 (October 1974): p84-91.

En savoir plus sur Luis Campos

Luis Campos (Ph.D.) a une double formation en biologie et en histoire de la science, avec une spécialité en histoire des sciences naturelles au vingtième siècle, surtout l’histoire de la génétique. Sa recherche intègre des découvertes de l’archive avec le travail de terrain contemporain à l’intersection de la génétique et de la société.

Télécharger la publication: Feral Labs Node Book #1: Rewilding Culture.

Le Réseau Feral Labs Network a été cofinancé (2019-2021) par le programme Europe Créative de l’Union Européenne. La coopération était menée par l’Institut Projekt Atol de Ljubljana (Slovénie) avec la Bioart Society (Helsinki, Finlande), Catch (Helsingor, Danemark), Radiona (Zagreb, Croatie), Schmiede (Hallein, Autriche) et Art2M/Makery (France).