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Covid-19 : « les fablabs ont montré qu’ils avaient une capacité de réponse organisée et une légitimité territoriale »

Ces visières seront distribuées dans toutes les pharmacies de la région Bourgogne Franche-Comté. © La Fabrik'

Norbert Romand, fondateur du fablab des 3 Lapins à Luxeuil-les-Bains en Haute-Saône, témoigne des initiatives solidaires et des réponses logistiques apportées par les makers dans la crise du covid-19 en Bourgogne Franche-Comté.

En gestation depuis 2011, le fablab des 3 Lapins a ouvert officiellement en 2017. Ce terrier de créatifs implanté en milieu rural (à 30 kilomètres de Vesoul) s’est donné pour mission de participer activement au développement économique, social et environnemental du territoire. Norbert Romand, référent régional pour le Réseau Français des Fablabs, revient sur la mobilisation des makers durant le confinement et les actions qui ont émergé en Bourgogne Franche-Comté.

Comment avez-vous été impacté et quelles ont été vos premières actions engagées au niveau de votre communauté locale/régionale ?

Norbert Romand : On a été impacté par le fait qu’il a fallu fermer le lab dès le départ. Il nous a semblé évident d’intervenir immédiatement : on est sur un territoire en désert médical, avec une densité de population très faible et une grosse fracture numérique. Fallait y aller. On s’est d’abord lancés dans la mise en place d’outils communautaires de visio, on a monté deux serveurs, un cloud, une base de données en ligne en accès gratuit et des outils pour aider les gens qui ne savaient pas faire. On a poursuivi la distribution d’ordinateurs, toute l’année on récupère des ordinateurs qui partent à la casse, on les reconditionne, on remet du Linux et on les prête ou on les loue. On a ainsi pu équiper tous les gamins des écoles qui n’avaient pas d’ordis chez eux pour assurer la continuité pédagogique. Et bien sûr on a produit des visières.

Également fabriqué au fablab des 3 Lapins pendant la crise sanitaire : des poignées de portes. © Fablab 3 Lapins

On a resserré la communauté autour de l’action au maximum. Le but c’était vraiment de limiter la propagation du virus, hors de question d’en faire un mouvement de bénévoles. On a monté une cellule de fabrication avec notre forgeur, un volontaire en service civique et deux bénévoles. Deux jeunes qui ont suivi les formations Fablab Solidaire de l’an dernier et qui voulaient être solidaires à leur manière. On a monté également une cellule désinfection car on s’est aperçus que les makers autour qui faisaient des visières, les transmettaient de personne à personne, sans précaution.

Quentin et Mathieu au poste d’assemblage des visières au Pôle La Fabrik – Adapemont (Jura) © Adapemont – Jean-Noël Rassauoste
Océane, ancienne apprenante Fablab Solidaire, est venue apporter son soutien. Dans la cellule désinfection, une solution à base d’eau de Javel est nécessaire pour stériliser chaque visière avant distribution. © Fablab des 3 lapins

Enfin on a mis en place un service logistique, car sur des territoires comme les nôtres c’est problématique. L’armée a même été impliquée au départ (ce qui était assez étrange !) et très vite, toutes les pharmacies et les distributeurs de pharmacie. On a pu récolter des visières qui ont été faites par les makers, les ramener et les stériliser, puis les remettre dans le circuit pour les distribuer dans des points de dépôt que sont les pharmacies du département.

La Bourgogne Franche-Comté est une région à dominante rurale, peux-tu nous raconter les défis logistiques auxquels vous vous êtes confrontés et comment y avez-vous répondu ?

On est dans une petite ville de 6000 habitants, il y a une grosse base de l’armée de l’air à côté. L’armée a entendu parler de notre action, s’est proposée de nous aider. On leur a dit : « Ce qu’on ne sait pas faire c’est la logistique. On n’a pas de véhicules, pas les autorisations, c’est compliqué donc prenez ça en main. » Ils l’ont fait de manière informelle au départ, puis 15 jours après il y a eu une communication du Ministère qui lançait l’opération Résilience (25 mars 2020) centrée sur l’aide aux populations et l’appui aux services publics dans les domaines de la santé, de la logistique et de la protection.

Source : Ministère des Armées
Dans les premiers jours de la crise, l’Armée apporte son aide en distribuant dans les pharmacies les visières fabriquées par les makers. © Fablab des 3 Lapins

On s’est dégagé assez rapidement de ce partenariat avec l’armée puisqu’on a réussi à mettre en place notre logistique avec la société civile, plus intéressant écologiquement, les distributeurs de produits pharmaceutiques faisant déjà le trajet tous les jours. On aura quand même eu les treillis venus livrer les visières ! Ce partenariat initial avec l’armée nous aura permis de faire des commandes groupées de filament, d’aller les faire chercher chez le fabricant à la frontière belge pour les redistribuer aux labs qui en manquaient en région. On a continué à faire ce sourcing pour les makers, les indépendants qui étaient à cours de fil, qui n’avaient plus d’écran ou d’élastiques pour les visières, et redistribuer le matériel par ce réseau logistique. De cette façon, on a joué un rôle de « tête de réseau ».

Comment s’est articulé le lien entre réseaux de proximité, réseaux régionaux de fablabs et les réseaux nationaux (RFFLabs, France Tiers-Lieux …) ? En quoi ces interactions de réseaux ont-elles nourri l’action en locale ?

On a réussi à articuler tous les niveaux. Malgré des fonctionnements différents suivant les départements, la communication s’est faite quasiment partout. On s’est échangés des infos, des modèles, comme tout le monde. La Nièvre par exemple a la culture des fablabs. Ils sont structurés depuis quelques années par une volonté départementale avec une organisation, des référents, etc. C’est plus simple pour eux que dans le Jura ou nous en Haute-Saône. On a tenté de documenter et partager ce que l’on faisait niveau logistique pour que ça puisse se mettre en place dans le Jura et en Saône-et-Loire. L’Yonne l’avait déjà mis en place mais d’une autre manière. La Côte d’Or s’en est inspiré pour prendre contact avec les pharmacies. On peut dire que les initiatives ont plutôt bien fonctionné dans notre région. Plus ou moins avec les makers. Plus ou moins avec les institutions. En Saône-et-Loire ils ont carrément monté une association avec la société civile, des labs, des entreprises, et le soutien de la sénatrice. Dans le Jura, ça s’est passé via des groupes Facebook de makers et la présence du fablab Made in Iki – Bresse du Jura pour animer. Suivant les départements et les identités de chacun, les initiatives auront été différentes mais cohérentes.

Le lien avec le national s’est fait naturellement, sans trop réfléchir, dans le feu de l’action. Notamment avec le RFFLabs, parce qu’on est adhérent, parce que c’est une communauté d’esprits. Des informations, on en avait besoin et on en a fait remonter. C’est un bon exercice et une preuve de ce que pas mal de labs annoncent depuis longtemps : être des points névralgiques de développement du territoire et d’organisation d’un maillage un peu plus étroit que ce qui est prévu par l’administration générale.

Quel dialogue avec les pouvoirs publics sur votre territoire ? Comment la collectivité est-elle intervenue ?

Le département chez nous est inexistant, on n’en a jamais entendu parler aux 3 Lapins. Par contre ce qu’on a reçu via le RFFLabs (des informations sur les actions menées dans les autres régions), on a réussi à le faire passer à la région Bourgogne Franche-Comté. Qui en a tenu compte et lancé un fonds d’urgence. La région est ainsi intervenue auprès des fablabs et tiers-lieux engagés dans la démarche, en remboursant sur facture les achats qui ont été faits, tout en étant bien consciente que certains fablabs ont aidé des makers (l’aide pour les fablabs aura permis d’alimenter les makers indépendants en fil).

Source : RFFLabs

La prise en compte de ce qui se disait au RFFLabs, au niveau de nos institutions régionales respectives, est intéressante : être identifié comme étant une des composantes pouvant apporter de l’info, mettre en synergie des actions. Dans ce rapport à l’institution, le fablab apparaît comme un point de liaison, la synapse, entre la région et le territoire.

Le rôle des fablabs et des makers durant cette crise sanitaire aura-t-il permis de se faire mieux connaître auprès du grand public sur votre territoire ?

C’est évident ! Le premier effet c’est surtout au niveau de la société civile : de haut en bas de la société, les gens ont clairement identifié que les makers pouvaient répondre immédiatement à des besoins du territoire et à un manquement de l’État. Ça, on l’entend partout, que ce soit de chirurgiens, de chefs d’hôpitaux, de gens de tous les milieux. Pour ce qui est des fablabs, les gens ont vu qu’il y avait une capacité de réponse organisée et une légitimité territoriale. Que ce n’était pas juste des clubs de gens jouant avec des imprimantes 3D mais qu’ils prônaient une vision de développement, une organisation et une capacité à être des interlocuteurs crédibles. On va voir comment capitaliser ça après. Certains s’enthousiasment déjà mais pour moi le monde d’après, c’est juste le lendemain d’hier. On verra ce qu’il en reste. De toute façon il y aura une réminiscence de cette action qu’on a mené, qui nous permettra de faire un procès en légitimité, si on nous cherche des noises (sauf dans notre département… rires).

À quoi ressemble l’activité d’un fablab rural en période de déconfinement ?

En période Covid, le fablab est devenu un bunker. On a fermé. Le but c’était de préserver les gens du lab, éviter la propagation du virus, surtout dans un territoire très touché : on est à une quarantaine de kilomètres de Mulhouse. Là, le Conseil d’Administration a décidé de ne pas ré-ouvrir. On n’est pas en déconfinement : on sait que les hôpitaux ne sont pas plus équipés qu’avant et que les médecins ne sont pas plus prêts, l’équipement il n’y en a toujours pas, pour trouver des visières ici c’est la galère. Donc on reste en alerte, notre forgeur travaille toujours à temps plein, on verra ce qui se passe pour être capable de réagir vite.

L’activité de notre fablab en territoire rural n’est pas celle d’un fablab « loisir » où l’on viendrait tous les jours bricoler. Les gens se déplacent quand ils ont quelque chose à faire, pour discuter sur des points précis, ce qui ne nécessite pas de garder une ouverture pour conserver une existence. Ça reste évidemment problématique pour nourrir les projets, maintenir les relations, car on est vraiment dans des phases d’acculturation du territoire. On a des paysans qui viennent nous voir car une pièce du tracteur a cassé, ils ont entendu parler de notre repar’café, ils viennent voir. Et ce relationnel là, on ne l’a plus. Cette dimension rurale, c’est notre spécificité. On est en contact avec le terrain, on communique par l’action et pas par autre chose. On a des publics très divers politiquement, socialement, culturellement. Au beau milieu de tout ça on est là, on est des lapins, on a choisi d’être un tiers-lieu de territoire, on le fait comme ça et ça marche relativement bien. Finalement j’ai surtout parlé de fablabs car pour moi un tiers-lieu est un « fablab augmenté ». Le fablab c’est vraiment la brique essentielle de constitution des territoires ruraux et des territoires en difficulté.

Le fablab des 3 lapins.