Makery

En Rue à Dunkerque: «Fabriquer la ville comme on fait société»

Patrick Le Bellec et Nabyl Karimi du collectif En Rue. © Ewen Chardronnet

Makery a rencontré Patrick Le Bellec et Nabyl Karimi, les principaux porteurs du projet En Rue, une collaboration inédite qui fabrique la ville avec les habitants dans les quartiers en rénovation urbaine.

Dunkerque, envoyé spécial

Patrick Le Bellec travaille pour la mission Art et Espace Public de la Ville de Dunkerque. Nabyl Karimi est éducateur spécialisé pour l’association d’action éducative Prévention spécialisée Les Alizées qui intervient sur plusieurs communes de l’agglomération dunkerquoise. Ils se sont rencontrés il y a deux ans autour du programme de rénovation urbaine de Saint-Pol-sur-Mer. Très vite ils ont décidé de travailler ensemble sur la fabrique de la ville et ont convoqué habitants, savoir-faire, travailleurs sociaux, artistes, architectes, sociologues et associations pour créer avec eux le collectif En Rue.

Makery les a rencontrés le 13 septembre, sur un de leurs chantiers au bout du môle 1 de Dunkerque. Auparavant il y avait ici du déchargement et du stockage de marchandises. On y voit encore des voies de chemin de fer, des hangars, un chais à vin abandonné, et puis plus loin, la ville qui se fait, qui se réapproprie petit à petit le môle, une ville qui il y a quelques temps a dû déplacer un jardin et stocker au bout du môle de gros blocs de bétons et une grande butte de terre végétale. En Rue avait déjà fait appel en aux architectes du collectif Aman Iwan et reçu le soutien de l’association Fructôse qui se trouve à côté de la butte, pour réaliser en 2017 un atelier bois. De là a émergé l’idée de proposer à la Ville de Dunkerque une réorganisation de ces blocs et de cette terre, sous forme de lieu, de jardin, d’espace de répétition, de spectacles peut-être. Le projet dessiné par Aman Iwan consistait en trois cercles permettant aux habitants de se rassembler. L’équipe d’En Rue l’a mis en en œuvre sur dix jours et aujourd’hui un beau colisée offre une vue sur les bassins.

En Rue et Aman Iwan collaborent sur le chantier du môle. © En Rue
Chantier en voie de clôture sur le môle. © En Rue
Le colisée achevé. © En Rue

Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Patrick Le Bellec : Nous nous sommes rencontrés il y a bientôt deux ans à Saint-Pol-sur-Mer, en pied des immeubles Jean-Bart Guynemer, immeubles en renouvellement urbain à venir, dans le cadre de l’ANRU, Agence Nationale de Rénovation Urbaine. Au titre de ma mission sur l’art et l’espace public pour la Ville de Dunkerque cela me semblait important d’être présent dans ces territoires. Je suis allé à la rencontre d’un certain nombre de partenaires, dont Nabil et la prévention spécialisée et cela a tout de suite fonctionné entre nous. J’arrivais avec des envies de projets, je ne connaissais pas bien ce territoire, les habitants, les résidents, les structures, et Nabil était là depuis quelques années et connaissait très bien les enjeux au titre de son métier d’éducateur de rue dans la prévention spécialisée.

Nabyl Karimi : Notre travail en tant qu’éducateurs de rue c’est de lutter contre la marginalisation des populations et d’aller vers les populations les plus vulnérables. Nous travaillons en particulier avec les jeunes entre 11 et 25 ans, et qui dit jeunes, dit bien évidemment l’environnement dans lequel ils vivent, les familles, les établissements scolaires, mais aussi la rue. Quand Patrick est arrivé, nous avions déjà cette volonté de savoir ce que pensent les habitants de leur quartier quand on leur parle de rénovation urbaine. Il y a maintenant un an et demi, nous avons organisé une première réunion un dimanche après-midi, à un moment où les habitants sont plus facilement disponibles, et tout de suite les témoignages ont mis en avant leurs besoins en terme d’aménagements et d’équipements. Et c’est à partir de là que nous avons construit avec eux le projet En Rue.

Appel à chantier participatif En Rue en 2017 :

 

Patrick Le Bellec : Avec Catherine Rannou, une artiste que nous avons associée au projet, nous avons très vite réalisé quatre cartographies du quartier avec les habitants, en identifiant l’existant, les manques, les usages et la question des savoir-faire. Nous avons pu constater la richesse des savoir-faire et les manques évidents sur le quartier. Jean-Bart Guynemer c’est 2400 habitants, 900 logements, pas de balcons, pas d’espaces extérieurs privatifs, avec seulement des espaces publics en pieds d’immeubles, sans même des jeux pour enfants, des espaces de convivialité pour les mamans. Nous avons bien vu qu’il y avait des choses à faire.

Nabyl Karimi : La notion de vivre-ensemble est quelque chose qu’on entend souvent à propos des quartiers populaires, mais pour pouvoir vivre ensemble il faut déjà créer les lieux pour cela, car bien souvent l’espace urbain est complètement anonyme, sans lieux de rencontre. C’est difficile de vivre ensemble dans des non-lieux, dans des no-man’s land. Il faut donc commencer par créer des lieux avec les premiers concernés, les habitants. Aujourd’hui, avec la modeste expérience d’un an et demi de chantiers avec et pour et par les habitants, nous sommes fiers de dire que les mobiliers urbains et les interventions artistiques n’ont pas été dégradés. La rencontre est possible si l’on créé des lieux adaptés répondant à la volonté des habitants. L’enjeu de la rénovation urbaine est là : faire la ville comme on fait société.

Patrick Le Bellec : On cherche à se poser la question de ce qui fait espace commun dans des quartiers qui sont montrés du doigts depuis des années, auxquels on tourne le dos, mais qui pourtant révèlent des gens, qui ont des problèmes, des rêves, qui pensent à l’avenir de leurs enfants. Cela peut être très violent d’apprendre que la tour où l’on vit va être démolie sans savoir où l’on va être relogé. Le projet c’est donc d’anticiper ce qui va arriver dans le quartier, et c’est pour cela que le projet s’appelle En Rue, en allusion à l’ANRU. On essaye d’aborder ces questions par le geste, le fabriquer ensemble.

Nabyl Karimi : Pour nous travailleurs sociaux, une réflexion émerge : sommes nous uniquement des prestataires de services, ou pouvons-nous aller jusqu’au bout de nos missions en accompagnant réellement vers l’autonomie des populations ? Certaines personnes souhaitent que nous ne fassions que du contrôle social, que notre rôle ne consiste qu’à aider des populations vulnérables à s’adapter à leur misère. D’autres font des discours incantatoires, parle de la participation des habitants, de démocratie locale et d’empowerment, ce mot à la mode, mais ne donnent pas les moyens aux gens de le faire. Or, ce que demandent les habitants, c’est du réactif. Il n’a fallu que trois semaines pour passer en chantier après la première réunion avec les habitants, sans véritablement de moyens, à part un soutien du Learning Center de la Halle aux sucres qui travaille sur la question de la ville durable. Au bout d’un an et demi, rien n’est dégradé, c’est aussi un message lancé aux bailleurs, vous pouvez aussi croire en vos locataires sur le fait qu’ils sont en capacité de faire les choses par eux-mêmes.

Chantier à Saint-Pol-sur-Mer. © En Rue
Chantier avec Aman Iwan et l’association Eco-Chalet qui porte aujourd’hui le projet En Rue. © En Rue
Aman Iwan accompagne les enfants. © En Rue

Comment s’organise dans le détail les actions ?

Patrick Le Bellec : Aujourd’hui nous nous définissons comme collectif En Rue. C’est à la fois le nom du projet, et le nom du collectif, qui associe des habitants bénévoles, mais également aujourd’hui des habitants salariés. C’est un des objectifs importants du projet dans ces quartiers où l’on arrive pas à s’en sortir vers l’emploi. Pour stimuler l’envie de faire nous nous sommes associés à un jeune collectif d’architectes, Aman Iwan, qui sont dans la démarche de ne pas construire pour eux-mêmes, mais de construire pour et avec les autres. Un des autres enjeux est de travailler l’écologie du quartier, et pour cela nous travaillons avec Catherine Rannou sur la question du réemploi de matériaux urbains déclassés. Et enfin nous collaborons aussi avec un groupe de sociologues emmené par Pascal Nicolas-Le Strat du laboratoire Experice de Paris 8 et des Fabriques de sociologie. Nous avons mis en place un calendrier annuel de chantier, sur deux quartiers, Jean-Bart Guynemer à Saint-Pol-sur-Mer et Degroote à Téteghem, et de mars-avril jusqu’à novembre, nous avons un rendez-vous de chantier par mois par quartier, trois à quatre jours durant, incluant systématiquement un week-end, où tout le monde se retrouve.

Nabyl Karimi : En France c’est encore très compliqué de laisser la place à des experts d’usage, et les meilleurs experts d’un quartier ce sont les habitants. Pascal Nicolas-Le Strat les appellent les experts de l’intérieur. Il existe pourtant des traditions liées à l’éducation populaire, aux corporations des milieux ouvriers, mais on a tendance à oublier les modèles d’organisation qui ont fait leurs preuves par le passé.

Patrick Le Bellec : Nous ne sommes pas là pour faire des coups médiatiques éphémères puis s’en aller. Nous voulons travailler sur un minimum de 2 à 3 ans, afin d’associer de manière plus fine les habitants, pour ne pas les laisser tomber, les inscrire dans une forme d’autonomie de gestion et d’entretien pour l’avenir des constructions. C’est une question fondamentale car il y a encore des ressources économiques à trouver pour les habitants salariés du projet. L’objectif est de construire un nouveau type de dialogue avec les institutions et d’amener une manière de faire la ville dans plus de proximité, dans des rapports moins technocratiques. Nous avons travaillé plutôt le bois jusqu’à maintenant mais aujourd’hui nous travaillons la pierre, les blocs de bétons. Nous sommes aussi en capacité de former à différentes techniques, apprendre la soudure métal aux gens. Le pays de Dunkerque est une ressource pour cela, il y a beaucoup de gens qui ont une histoire dans le métal de construction navale et qui peuvent transmettre des savoir-faire.

Nabyl Karimi : Nous nous sommes aussi rendus compte que le monde de l’entreprise peut être intéressé par des initiatives citoyennes. Aujourd’hui le chantier sur le môle 1 de Dunkerque a été rendu possible grâce au soutien de certaines entreprises qui mettent à disposition du personnel et des moyens en terme d’engins. Comme quoi les mondes peuvent se rejoindre, car un salarié d’entreprise habite bien quelque part, et ce quelque part, c’est parfois un quartier populaire. Et c’est comme cela qu’un jour un habitant salarié nous a proposé de mettre en place un parrainage pour avoir accès à du matériel, des équipements qui nous permettent par exemple aujourd’hui de déplacer des blocs d’1,5 tonnes. En ce sens le collectif sert à tendre des passerelles entre des mondes qui ne se parlent pas forcément. Les dynamiques sont possibles à condition de pouvoir se rencontrer et de prendre en compte les besoins des populations, l’expertise d’usage, et cela pas seulement quand il y a des échéances électorales.

En Rue travaille avec des spécialistes de la soudure. © En Rue
Pose des blocs de béton au bout du môle 1 pour la construction du colisée. © En Rue
Après la pose. © En Rue

Des exemples de réalisation ?

Patrick Le Bellec : Jusqu’à présent nous avons essentiellement répondu aux besoins du quotidien. Nous nous sommes par exemple appuyés sur les bancs existants pour en faire des extensions passant de 3 à 9, 10, 15 places, à des endroits où cela pouvait être pertinent pour les habitants. Quand il manquait des assises, nous avons fait des assises. Des lieux de pique-nique pour se restaurer. Nous ne faisons pas de jeux pour enfants qui tomberaient dans des normes, mais nous pouvons faire des jeux d’équilibre. À Degroote nous avons réalisé une belle scène pour un animateur de quartier, ainsi qu’une extension du terrain de boules pour des boulistes acharnés.

Nabyl Karimi : Nous sommes dans l’intelligence collective pour construire la convivialité de quartier, sur un principe d’horizontalité où architectes, sociologues et savoir-faire sont au même niveau. Pour le chantier du colisée ici, sur le môle 1, nous avons bénéficié autant des expertises techniques d’un membre du collectif qui travaille à Arcelor et d’un collègue qui travaille à Eurovia, que de celles du conducteur d’engin et de l’architecte. Savoir quel sens on donne au travail est très important sur un territoire qui vit une mutation profonde. Il faut comprendre que nous sommes sur un territoire industriel qui a connu beaucoup de revers, avec aujourd’hui un taux de chômage important. Il y a pourtant ici des savoir-faire propres à un port de transformation de matières premières, mais dont la disparition semble programmée compte tenu de la situation internationale. Aujourd’hui le projet En Rue est parvenu à salarier trois habitants dont le travail profite au commun.

Patrick Le Bellec : Si le projet a pu prendre cette envergure, c’est aussi grâce à l’association Eco-Chalet, une association qui avait été créée à l’occasion d’un projet monté à Grande-Synthe par Farid, un collègue de Nabil, qui avait engagé des jeunes à réaliser un chalet en palettes pour se remettre à travailler en groupe. Aujourd’hui c’est Eco-Chalet qui porte administrativement le projet En Rue.

Nabyl Karimi : Aujourd’hui nous avons des salariés en CDD, nous essayons de pérenniser un modèle économique pour sortir du précariat et entrer dans des contrats plus longs, et pas seulement dans des contrats d’insertion. Nous explorons par exemple le système du chèque-emploi associatif qui nous permet de mettre à l’emploi des bénévoles au bout d’un an.

Impliquer les enfants. © En Rue
Fabriquer des assises. © En Rue
Pouvoir pique-niquer. © En Rue

Combien de personnes peuvent participer à vos chantiers ?

Nabyl Karimi : C’est très variable, en général nous sommes une quinzaine à constituer le noyau dur d’un chantier, mais par exemple hier nous étions 46 personnes, avec des étudiants, des moniteurs éducateurs, des personnes en situation de handicap. Nous sommes ouverts à tous, nous essayons d’être très souples, le plus participatif et inclusif possible.

Patrick Le Bellec : Nous essayons de travailler le plus possible dans l’espace public, d’être à la vue de tout le monde, avec le bruit et la bonne ambiance du chantier qui fait que les gens s’arrêtent et voient bien la différence avec une entreprise de BTP et son périmètre de sécurité obligatoire. Nous travaillons avec de petits outils qui ne nécessitent pas de dispositifs de sécurité trop lourds, nous ne portons pas d’uniformes, c’est simple de venir vers nous.

Retrouvez le collectif En Rue au hangar Fructôse sur le môle 1 de Dunkerque.