Makery

Les bonnes feuilles du «Dictionnaire de réalité stratégique» de Konrad Becker

«Ici se trouvent les dragons.» (Konrad Becker). © DR

Avec le second opus de sa trilogie, Konrad Becker livre une étude sans concession des technologies de manipulation de l’attention. Première édition en français d’un classique publié en 2009.

Le 6 mars, la Gaîté lyrique accueillera à nouveau Konrad Becker pour le lancement du Dictionnaire de réalité stratégique, second volet d’une trilogie écrite dans les années 2000 et publié aujourd’hui par les éditions UV (sur une traduction d’Ewen Chardronnet du medialab Makery). Pour l’occasion est proposée une rencontre de Konrad Becker avec Yves Citton, grand spécialiste français de l’économie de l’attention et du pouvoir des médias, afin de revenir sur près de vingt ans de politiques invisibles de l’information.

Une trilogie qui déconstruit le jeu du pouvoir des années 2000

Quelques mois après le 11 Septembre, Konrad Becker publiait le Dictionnaire de réalité tactique, un lexique de survie dans les régimes de guerres de l’information. Dans le Dictionnaire de réalité stratégique, second volume sorti sept ans plus tard, quelques mois après la crise financière de 2008, Konrad Becker, qui dirige alors le World-Information Institute, confirme et amplifie sa critique de l’économie de l’attention et de la manipulation des foules à l’âge du numérique.

Depuis le premier volume, l’administration George Bush a tenté de faire croire aux armes de destruction massive irakiennes et mené des opérations psychologiques de grande ampleur, manipulant déjà les « faits » pour satisfaire les objectifs cachés derrière sa « War on Terror ». Côté technologies numériques, le Web 2.0 et Facebook sont apparus, on commence à parler de big data et de commerce des métadonnées, la NSA espionne nos communications numériques, et bien que Wikileaks existe déjà, ce n’est pas encore un scandale global. Et puis à l’automne 2008, la crise financière vient montrer les égarements de la gestion algorithmique de la finance. Au printemps 2009, alors qu’il corrige les épreuves de son second Dictionnaire, Konrad Becker est à Paris. Il coordonne la conférence internationale World-Information City, coorganisée avec le tout nouveau Médialab Sciences Po pour Futur en Seine. Le thème est la ville numérique et pendant quelques jours interviennent aussi bien les sociologues Bruno Latour et Saskia Sassen, que l’architecte Eyal Weizman et le juriste de l’économie collaborative numérique Yochaï Benkler. La conférence World-Information City critique déjà le concept émergent de smart city.

Konrad Becker à New York en 2010. © CC BY-NC-SA 2.0 Cactus Bones

Technologies et manipulation de l’attention

Presque dix ans plus tard, il est encore extrêmement instructif de lire Konrad Becker. Son livre s’apparente à l’actualisation contemporaine d’un traité de démonologie, déclinant en soixante-douze clés l’histoire millénaire des technologies de manipulation de l’attention et de l’élaboration des régimes de « réalité stratégique » propices à l’exercice du pouvoir : leur construction au fil des siècles, leur imposition par la furtivité et la force, leur entretien morne et laborieux, leur dissolution et leur destruction par ceux qui ne peuvent plus les supporter. Patiemment, il défait et révèle les opérations de la machine complexe qui tente de recréer nos propres perceptions, affects et expressions. Le Dictionnaire de réalité stratégique est un guide incroyablement lucide et visionnaire, à la fois terrifiant et poétique, qui peut nous aider aujourd’hui à naviguer dans les « régimes de post-vérité » contemporains, cette dernière version du grand jeu de la manipulation de l’attention. Morceaux choisis.

(Les lettrines, tirées du Dictionnaire de réalité stratégique, sont de Schulz & Leary).

«Appropriation de l’hyperréel», p. 24

« “There Is No Alternative”, TINA, ou “Il n’existe aucune alternative”, est le chant guerrier qui a conduit la contre-révolution conservatrice. TINA affirme que les individus sont intrinsèquement, systématiquement et irrémédiablement cupides et qu’ils produisent des accumulations de richesses et de pouvoir. La seule stratégie à disposition serait de canaliser la cupidité humaine et de la mettre au service de la civilisation et du progrès social en fabriquant un consensus sur l’inévitabilité de marchés célestes intrinsèquement démocratiques. Cette stratégie considère que sous la vie normalisée des personnes humaines gît une sauvagerie barbare latente qui doit être contrôlée et qu’elle est la seule à pouvoir “permettre la démocratie” par sa gestion de l’obscur chaos des motivations irrationnelles et des impulsions antidémocratiques. Cette construction idéologique suppose que les individus, portés par un tel désir de domination des autres et tentant d’avoir toujours plus de choses et plus à dire, sacrifient volontiers les buts les plus désirables. TINA tire sa logique d’une conception méprisante de l’humanité habilement dissimulée sous l’appellation “réalisme” et qui corrompt tous les moments de la vie humaine par la logique de compétition des marchés.

Le fait d’affirmer que les gens sont cupides par nature ne justifie en aucune façon l’impossibilité de concevoir des institutions qui servent le bien commun au lieu de générer la division des classes et la domination des masses par un petit nombre. Les systèmes sociaux sont en mesure de fournir des moyens permettant aux individus de faire progresser leurs facultés et leurs conditions de vie et de s’assurer que, lorsqu’ils cherchent à servir leurs intérêts, il en résulte une solidarité constante et pas une division antisociale. Il est indispensable d’exiger un retour stratégique à la réalité et de reconquérir les utopies perdues. Il est possible que cela implique de cesser de se faire berner par de soi-disant faits et de dépasser les cadres simplistes de références, par tous les moyens nécessaires. Les stratégies d’avant-garde doivent profiter de la cohérence de l’ambigu, du vague, du subtil, de l’occulte et du confus pour contrecarrer l’efficacité discrète des procédés qui visent à déstructurer, démobiliser et déstabiliser la contestation. Le fait de reconquérir les utopies post-futuristes dans le but de défendre l’imagination pourrait fournir l’espace nécessaire à l’émergence de nouveaux territoires de patrimoine psychique. Le fait de lier entre elles des histoires parallèles pourrait créer une multitude d’univers alternatifs. Seuls ceux qui tentent l’impossible atteindront l’absurde. Il s’agit de retourner les narrations de futurs possibles, pour s’emparer des richesses du passé et nourrir des lendemains impossibles. Par l’ingénierie inverse des mythologies et projections qui contraignent et limitent la liberté de mouvement dans l’espace-temps, il est possible de se propulser sur les routes menant à des futurs différents. Il faut réclamer les utopies qui nous ont été volées pour re-penser un aménagement psychique et des rétro-futurs viables, puisque les gardiens du palais de la mémoire future sont enfermés à l’extérieur de leur propre système de conservation du temps. »

«Attention des médias», pp. 31-32

« Les stratégies de gestion de l’attention visant les individus sont capitales à la productivité économique humaine et à la création de valeur. L’attention, la ressource la plus stratégique de la chaîne de valeur, devient un article marchand convertible en statut monnayable donnant accès à des résultats commerciaux. Ceci remodèle l’économie des industries afin qu’elles investissent dans l’attention plutôt que dans la production. L’économie des médias utilise les concepts d’économies d’échelle et d’envergure pour créer de la valeur en s’appuyant sur le marketing, les marques et le prestige des célébrités, et non sur la production ou la qualité. Alors qu’il est nécessaire de créer artificiellement un intérêt pour les médias afin de pouvoir vendre du temps d’antenne aux globes oculaires des foules esseulées, les limites de la capacité d’attention et l’inflation du besoin d’accaparer des ressources cognitives créent un effet de rareté. La croissance du marché de l’économie de l’attention engendrée par les médias électroniques a été illustrée par de nombreux rapports sur le fameux Trouble du Déficit de l’Attention. On crée des sensations et des attracteurs cognitifs à partir de mythes mais aussi d’un “autre” imaginé, cependant les étoiles et phénomènes artificiels se désintègrent instantanément lorsqu’on les regarde de manière directe. Dans les économies du travail immatériel où les services symbolico-analytiques impliquent l’intervention de l’esprit et des activités de résolutions de problèmes, le travail demande un état constant d’attention partielle fragmentée. Un état d’esprit général d’anxiété diffuse semble s’être à présent internalisé comme le principal détecteur et processeur de signal dans le guidage de l’attention pour les individus urbains se trouvant dans les environnements technologiques. »

«Chiffrement du pouvoir», pp. 49-50

« Qu’ils jouent de leur autorité sacrée pour nier certains secrets ou qu’ils laissent courir des rumeurs sur des secrets quasi officiels qui ne sont en réalité fondés sur rien, les organes d’autorités étatiques œuvrent pour garder certaines informations secrètes et internes. Les systèmes politiques ne se cachent pas derrière le masque de la pratique politique ; ce sont eux qui masquent la pratique politique. La magie de la main invisible de l’économie et le secret des grandes firmes multinationales qui se cachent derrière les Etats-nations, tels des balles sous les gobelets des parieurs de rue, s’apparentent à des secrets de Polichinelle officiels. Les corporations incarnées dans des corps légaux immortels protègent les secrets de leurs compagnonnages et les entreprises affiliées bénéficient du privilège de la confidentialité, ce qui n’est pas le cas du grand public. À la pointe du virtuel, là où les esprits des morts rôdent et pénètrent dans le réel, “le pouvoir est devenu occulte, n’ayant jamais d’idéologie claire ou de leader connu”. L’esprit ou pouvoir divin appelé numen, qui était attaché à l’empereur dans le culte impérial de la Rome antique, est à présent caché. Il devient invisible dans les flux de capitaux, les technologies, les images – une forme d’ordre politique néomédiéval sans sujets autonomes. Ce n’est plus essentiellement dans les institutions et les élites de l’Etat ni dans les grandes organisations d’entreprise, le crime organisé et les médias que l’on trouve les moyens d’imposer un comportement. Le nouveau nid du pouvoir se trouve dans l’esprit et les codes culturels de l’information, dans les images de la représentation autour desquelles sont structurées les institutions et à partir desquelles les gens construisent leur vie et règlent leur conduite. L’identité, qui n’est plus définie par ce que nous faisons mais par ce que nous sommes, devient le point de fixation du pouvoir, elle organise la construction des projets et valeurs d’intérêt autour de l’expérience. Dans une société homogénéisée et atomisée en situations éphémères, les alliances provisoires sont fondées sur les échos de souvenirs fragmentés émanant des images diffusées à répétition par les médias, comme s’ils cherchaient des effets de rétroaction pour manipuler les tendances d’opinion. »

«Doubles uniques», p. 89

« La bilocation est une expérience apparitionnelle qui décrit une situation dans laquelle un individu ou un objet se trouve physiquement à deux endroits distincts au même moment. Le principe d’originalité a été le fondement du modernisme afin de soutenir le dynamisme de l’innovation, mais le caractère iconique post-religieux de l’authenticité s’apparente en définitive à une sorte de culte ancestral qui aurait mal tourné. Les structures psychosociales des systèmes d’identité sont rassemblées autour de l’original inimitable et de l’aura mythique de l’authenticité chérie par les conservateurs et fondée sur leurs croyances quasi religieuses concernant le contact avec une source unique. L’information est en effet singulière puisque, si vous partagez un savoir, il augmente. Lorsque des personnes échangent des idées, chacune d’entre elles aura au moins une idée de plus, c’est-à-dire que, grâce à une logique miraculeuse, il vous est possible d’avoir le beurre et l’argent du beurre. Mais dans les royaumes du féodalisme informationnel, un ordre politique néomédiéval universel qui prend profondément racine dans l’âge sombre des superstitions et des disettes, le bouleversement des frontières existant entre l’original et sa copie est perçu comme une forme de terrorisme symbolique. (…) Ceci n’est pas sans rappeler les campagnes antipiratage de l’industrie du divertissement qui présentent le “téléchargement” et le libre partage comme une violation extrême et un crime. »

«Enterrés vivants», pp. 98-99

« Au-delà de la tâche qui consiste à façonner la croyance, comme dans le spectacle de la représentation, le pouvoir consiste de plus en plus à imposer le silence. La relation ritualisée de la représentation consiste à fabriquer de la croyance en contrôlant la forme des perceptions sonores et visuelles. Les nouveaux systèmes de contrôle sont fondés sur des abstractions médiatiques qui produisent du silence, en empêchant les personnes de répondre et en éliminant les processus d’échange. Ainsi, de nos jours, le contrôle social est fondé non pas sur le déploiement de représentation persuasive mais sur des techniques contraignant au silence non seulement les voix, pour les faire taire, mais également les esprits. Au lieu de provoquer des états névrotiques, ces Contes de la crypte évoquent des schémas dépressifs. Jamais les zombies ne parlent lorsque les morts se lèvent et marchent. Le maintien de la paix culturelle impose le silence des tombes dans les guerres inavouables de la paranoïa publique où chaque bruit fait illusion de subversion. Nous sommes enterrés vivants par les technologies culturelles et les systèmes de domination symbolique et notre silence symbolise notre défaite. »

Konrad Becker & Sela Krobath, «Reality Operations», performance, 2012. © DR

«Galerie des glaces», p. 115

« En réaction à la crise du réel – où même une simple promesse d’authenticité est par nature suspecte – on nous présente l’authenticité comme un affect antimoderne dans le but d’étayer l’opinion selon laquelle toute forme de résistance culturelle est vaine. Puisque, selon cet argument, il est impossible de se fier au concept d’authenticité, il n’existe aucune position “extérieure” et toute forme de contestation n’est qu’un élément dialectique faisant partie d’un ensemble plus vaste, théâtre d’action des courants politiques et économiques. En outre, l’opposition critique est non seulement considérée comme un anachronisme obsolète mais aussi comme une consolidation involontaire du système. C’est un point de vue qu’affectionnent des conformistes indifférents et perplexes qui épuisent toute leur énergie psychologique au service d’une forme superficielle de narcissisme fondée en réalité sur des conflits profonds qui éclatent lors d’épisodes d’angoisse. Cette vision du monde, véritable cooptation idéologique, revendique le concept de “paix totale” de la guerre culturelle. »

«Gestion du risque», pp. 118-119

« Dans les sociétés de gestion du risque global, les individus sont conscients des dangers qu’ils doivent affronter dans les environnements aussi bien sociaux que naturels, mais ils ne parviennent pas à en minimiser l’influence. Dans les cultures de la peur, on ne peut se limiter à comprendre les perceptions publiques du risque comme des réactions à un incident ou à une technologie particulière. Les anxiétés ne sont pas nécessairement corrélées à l’ampleur et à l’intensité d’un danger réel spécifique. Ayant atteint chaque sphère et chaque contexte de l’interaction sociale, les changements sociaux produits par une politique de l’incertitude créent une mentalité survivaliste et une légère panique souterraine. Bien que la société en général soit affectée par les effets pervasifs de l’insécurité, par les idéologies survivalistes, l’anxiété urbaine et d’autres éléments similaires, il n’est toujours pas possible de réaliser un constat direct de la crise au niveau sociétal. Dans un récit culturel proposant un monde de peurs et de catastrophes imminentes, la survie est le meilleur résultat que l’individu puisse espérer et les expériences ou les aspirations au changement semblent dangereuses. Alors que le plaidoyer en faveur de la sécurité et le rejet de toute prise de risque sont à présent jugés comme des valeurs positives dans tout le spectre politique, l’idéal est d’éviter les blessures et de ne rien faire. Encourager la passivité devient un objectif en soi, et la dissidence un problème sécuritaire. Mais fuir les risques et garantir la sécurité ne sont pas seulement devenus des thèmes importants du débat politique : de l’analyse des risques à la gestion des risques en passant par la communication des risques, c’est une véritable entreprise lucrative qui a été mise en place. »

«Objectifs invisibles», p. 165

« La planification stratégique comprend la politique générale, la planification opérationnelle, la tactique et la logistique. “La stratégie est la science des mouvements militaires en dehors du champ de vision de l’ennemi ; la tactique est celle des mouvements dans son champ de vision”, écrit D.H. Von Bülow. La tactique est la science et l’art d’accomplir un objectif en présence de l’ennemi. Lorsque le pouvoir est limité par sa visibilité même, la capacité à rester invisible confère un avantage tactique. Les forces irrégulières trouvent un avantage stratégique dans la flexibilité de leurs manœuvres tactiques lors de conflits asymétriques. Dans son traité La guerre révolutionnaire, Mao Zedong souligne que “la stratégie de la guérilla doit avant toute chose être fondée sur la vigilance, la mobilité et l’attaque”. Les tactiques jouent sur le temps, elles offrent une ouverture à ceux qui ne peuvent compter sur un lieu ou une localisation institutionnalisée et qui ne contrôlent pas d’espace. Dans L’invention du quotidien, Michel de Certeau écrit : “La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, […]. Quoi qu’elle gagne, elle ne le garde pas. Elle doit constamment manipuler les événements pour en faire des opportunités.” Selon ce point de vue, la stratégie semble se concentrer sur les rapports de forces avec des agents du pouvoir qui peuvent être isolés de leur environnement et suppose un endroit délimité qui sert de base aux relations avec un extérieur distinct. Tout ceci semble inadéquat aux agents de changement marginaux, hétérogènes et non orthodoxes et pourrait donner l’impression que la stratégie est par nature conservatrice. La tactique serait-elle la stratégie du pauvre ? Dans une culture inclusive non autoritaire, cela ne fait aucun doute que l’accent soit mis sur des questions de tactique, comme dans le cas des médias tactiques. »

«Technologies persuasives», p. 233

« L’internalisation des règles à long terme est le but que l’ingénierie du consentement cherche à atteindre grâce à la création de mythes et d’illusions nécessaires. La gestion de la perception manipule l’intérêt du public en attirant l’attention des médias ; elle a recours à des labels simplifiés, des symboles spécifiques, des phrases et des slogans caractéristiques. La communication stratégique doit être minutieusement programmée et informée par les agences de renseignement sur l’actualité et l’opinion du public. Bien que de prestigieux dirigeants avalisent les communications, seule la crédibilité détermine les données finales. Lorsque les sources blanches de communication perdent en crédibilité ou qu’elles ont des effets indésirables, on a recours à la désinformation noire. Les conséquences des actions doivent être soigneusement examinées et, afin de s’occuper des neutralisations, une forme d’action de déviation ou de diversion doit être mise en place pour diminuer l’impact de la frustration. »

«Dictionnaire de réalité stratégique», UV éditions, 271p., 20€

Rencontre avec Yves Citton et Konrad Becker le 6 mars à la Gaîté lyrique