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Ceci n’est pas un lab: de l’importance du vocabulaire pour l’innovation

Le laboratoire d'Ernest Rutherford, prix Nobel de chimie en 1908, au début du XXème siècle. © Science Museum London-Science and Society Picture Library-CC by SA 2.0

Philippe Silberzahn codirige le programme IDEA d’innovation et design thinking à l’école de commerce EMLYON. Quand ce spécialiste de la création d’entreprise met en garde sur l’utilisation du mot lab, son point de vue fait mouche. Cette chronique préalablement postée sur son blog, alerte sur les dangers du «labwashing».

Je ne partage pas nécessairement l’avis de ceux qui estiment que le langage modèle la pensée et donc la réalité, mais il y a un domaine dans lequel la question est d’importance, c’est celui de l’innovation. J’ai écrit à plusieurs reprises sur les difficultés que rencontraient les responsables de l’innovation au sein de leurs organisations. L’une d’entre elles tient sans doute à la façon dont ils se décrivent, et donc peut-être dont ils conçoivent leur action…

Faut-il parler d’innovation par exemple ? Le problème avec l’innovation, c’est un peu comme avec la stratégie : on le met à toutes les sauces et on peut lui faire dire n’importe quoi. Tout changement devient de l’innovation.

«Mais il y a un autre mot qui, à mon sens, peut faire plus de mal que de bien, c’est celui de “lab”.»

Les labs sont à la mode. On ne compte plus les entreprises qui ouvrent leur lab, avec une variation sur le nom qui lui est donné : iLab, xx-lab si l’entreprise s’appelle xx, etc. Ces ouvertures se font à grand renfort de publicité, ce qui en soit devrait être un facteur de prudence et de méfiance. Si l’ouverture d’un lab est stratégique, qu’a besoin le monde extérieur d’en connaître les moindres détails ? En général, ce qui est considéré comme vraiment stratégique pour une organisation fait plutôt l’objet d’une grande discrétion. Là, au contraire, on ouvre en fanfare, on fait visiter, on écrit des articles, on communique.

Mais le problème avec les labs n’est pas qu’ils soient souvent un objet de communication, une sorte de réponse fourre-tout permettant aux entreprises paralysées par les ruptures de leur environnement de dire « vous voyez, on innove, on fait même des trucs avec tous les mots à la mode auxquels on ne comprend rien ». Et hop, directement dans le rapport annuel.

Changer de vocabulaire

Le problème est celui du mot « lab ». L’idée bien sûr est qu’au sein de ces « tiers-lieux » se créent de nouvelles pratiques de l’innovation, d’où le côté expérimentation, et le mot lab. Mais dans l’esprit commun, et surtout celui du manager, le lab, c’est le puits sans fonds dans lequel on investit et dont jamais rien ne sort. Combien de labs se créent avec un mandat explicite de produire quelque chose ? Combien d’entre eux réfléchissent activement à leurs liens avec le reste de l’organisation pour qu’il y ait réellement un impact sur la capacité d’innovation de celle-ci ? Mes échanges récents avec certains créateurs de lab montrent qu’ils sont vivement conscients de l’enjeu, mais mon argument est qu’ils sont desservis par le nom-même de leur espace. Le mot lab fait partie du champ sémantique de l’expérimentation gratuite comme, en France, le mot « innovation » fait souvent référence à un grand projet technologique de type TGV ou nucléaire, pas forcément rentable.

En conclusion, je me demande si un innovateur ne devrait pas complètement changer de vocabulaire. C’est en tout cas ce que j’ai recommandé à l’un d’entre eux récemment : ne plus parler d’innovation, mais de nouvelles activités. Ne pas être responsable de l’innovation, mais responsable des activités nouvelles. Ne pas être une cellule innovation, mais une cellule nouvelles activités, etc. Ne plus parler de lab, mais d’incubateur, ou d’autre chose tourné vers l’action économique, et insister sur la production tangible par le lab.

Il faut en ce domaine appliquer la stratégie de Thomas Edison qui estimait qu’un innovateur devait toujours avancer masqué : apporter de la nouveauté mais savoir l’envelopper dans de l’ancien. Ici l’ancien, c’est le vocabulaire managérial, car celui-ci est tourné vers l’action. En gros, il faut parler d’entrepreneuriat (ou d’intrapreneuriat) plutôt que d’innovation.

Sans cela, sans cette capacité à composer avec la réalité managériale à la fois dans les mots et dans l’esprit, il adviendra des labs ce qu’il advient généralement des entités innovation : après un fort intérêt, une disparition inéluctable.

Retrouver plus de chroniques de Philippe Silberzahn sur son blog «Innovation, entrepreneuriat, surprises stratégiques et ruptures: l’incertitude nous rend libres»

Philippe Silberzahn vient de publier «Relevez le défi de l’innovation de rupture» (novembre 2015, ed. Pearson)