Makery

McKenzie Wark : « Il ne suffit pas de faire du hack pour être hacker »

McKenzie Wark explique sa pensée pour l'anthropocène. © DR

Son intervention en clôture de la Transmediale de Berlin a laissé plus d’un hacker sur sa faim. Pour Makery, McKenzie Wark, auteur d’«Un Manifeste Hacker» et de «Gamer Theory», approfondit sa théorie hacktiviste pour l’anthropocène.

De retour à New York depuis la Transmediale, le rendez-vous européen de la culture hacktiviste dont on vous parlait ici-même, McKenzie Wark, l’auteur de Hacker Manifesto, de Gamer Theory et prochainement de Molecular Red, theory for the Anthropocene, a bien voulu revenir sur son intervention mêlant théorie des jeux, post-marxisme et éthique hacker.

Le festival et votre conférence sont entrés dans un dialogue intéressant avec la situation en Grèce : le nouveau ministre des Finances Yanis Varoufakis est aussi spécialiste de la théorie des jeux. Qu’en pensez-vous ?

Je ne connais vraiment pas grand chose sur la Grèce. À la TransmedialeNed Rossiter m’a donné Logistical Worlds: Infrastructure, Software, Labour. Cette étude de l’infrastructure portuaire en Grèce et du contrôle logistique des mouvements de containers montre notamment qu’un nouveau port, contrôlé par une compagnie d’état chinoise, est devenu le nœud central de la distribution vers l’Europe des biens fabriqués en Chine. Comme ce nouveau port est géré avec un logiciel spécifique, quand les containers doivent passer aux autres secteurs du terminal portuaire, on en revient au vieux mode de la paperasse ! Autre histoire fascinante, la différence entre travailleurs syndiqués du vieux port et nouveaux travailleurs sans aucune protection, qui sont avertis par texto seulement trois heures avant de se présenter au travail. Rossiter et ses collègues ont réalisé une recherche exemplaire sur les systèmes logistiques qui gouvernent réellement le monde, jusqu’à montrer que tous les produits qui satisfont les besoins sociaux transitent par cet endroit.

Si je souhaite le meilleur au gouvernement grec, je me demande où se situe réellement le pouvoir. Il est possible que le pouvoir se construise aujourd’hui sur des choses comme ces logiciels qui font fonctionner un port de containers et peuvent être revus pour produire des procédures logistiques encore plus précises pour déplacer les machines et les biens, un domaine où le travail n’est qu’un appendice marginal.

McKenzie Wark (au pupitre) et la modératrice Ruth Catlow (de dos), à la Transmediale. © Ewen Chardronnet

A Berlin, Anna Lascari et Ilias Marmaras, qui présentaient le serious game Cargonauts, sont revenus sur les derniers développements en Grèce. La trajectoire singulière de Varoufakis a été mise en avant par les médias. Sa nomination montre bien l’idée que vous avez développée selon laquelle la théorie des jeux est de plus en plus utilisée dans l’économie mondiale.

Je n’ai pas lu le travail de Varoufakis mais je m’intéresse au fait qu’il a été consultant pour Valve sur la gestion des économies au sein des jeux vidéo. Son ascension dans la classe politique est emblématique de la manière dont la finance ressemble de plus en plus à un jeu. On peut dégager deux théories ici. L’une est que la finance est une classe de rentiers qui extrait la rente à partir d’une position de monopole et qui est encline à des excès spéculatifs. L’autre est la thèse défendue notamment par Yann Moulier Boutang qui dit que dans le monde sur-développé, les économies sont si coopératives et sociales que personne ne sait plus vraiment comment attribuer une valeur aux activités économiques. L’ensemble n’est donc qu’une sorte de jeu construit sur la confiance volontaire du crowd-sourcing, pariant sur la capacité de telle ou telle entreprise (ou tel ou tel Etat) à optimiser le non-travail coopératif et social des joueurs. Bref celui qui chercherait à modéliser et expérimenter ce genre de chose trouverait dans les économies des jeux vidéo de parfaits laboratoires !

Le jeu «Cargonauts», un projet de Logistical Worlds qui place le joueur dans la peau d’un docker du Pirée, a été présenté pour la première fois à la Transmediale 2015. © DR

Alors que vous travaillez sur la « tectologie » du pionnier bolchevique Alexandre Bogdanov, vous ne l’avez pas évoqué durant la conférence. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Je commence à m’ennuyer de la théorie critique qui ne consiste qu’en des variations mineures sur les thèmes et la littérature produits par la nouvelle gauche des années 1970. Il me semble qu’on ne produit que des retours régressifs sur les vieux thèmes de Lukacs et Adorno, de Benjamin ou Althusser. Et on parle là de la théorie à son meilleur niveau ! Souvent aujourd’hui, il ne s’agit que d’un bruit de fond tendance qui n’est valable que pour le monde de l’art. Je suis donc allé à la recherche de nouveaux ancêtres.

L’une des choses intéressantes autour de Bogdanov, c’est qu’il a émis sa petite idée sur le changement climatique dès la première décennie du vingtième siècle. Il a cherché à étendre le marxisme à une pensée ouverte d’esprit de la division nature-société, une pensée ouverte quant aux fins. Sa tectologie est à mon sens plus une pratique qu’une théorie. Il offrait un modèle de travail collaboratif et non-hiérarchique sur des problèmes techniques, culturels et politiques, qui appelait à des méthodes de travail mixtes. Nous allons avoir besoin de ce genre d’approche collaborative et flexible de la connaissance dans l’anthropocène.

Quel lien établiriez-vous entre la tectologie, le projet Cybersyn d’Allende au Chili dans les années 1970 et le Manifeste accélérationniste ?

C’est une question intéressante, que Bogdanov a posée il y a déjà cent ans : pouvons-nous imaginer des systèmes d’information autres que celui de la valeur d’échange pour gérer la production sociale ? Cybersyn paraît être une tentative de construire ce que Bogdanov avait déjà imaginé dans son roman L’Étoile Rouge. Peut-être qu’une partie du problème du capitalisme est qu’à la fois en théorie et en pratique, il agit comme si un seul genre d’information comptait – la valeur d’échange, et toute la production doit être subordonnée à sa maximalisation. Nous disposons désormais de la technologie pour produire de l’information de genres différents qui pourrait modifier les critères de gouvernance de la production.

C’est ce que je m’évertuais à vouloir développer à la Transmediale : aller vers une théorie de l’information de la valeur, vers la régulation de la production de la valeur d’usage par quelque chose qui va au-delà du simple régime de la valeur d’échange, voire vers son remplacement intégral. Il est clair que la valeur d’échange comme objectif de l’ensemble de la production est essentiellement maintenant un système destructeur qui mine les conditions de la vie. Donc la question du jour est : pourquoi ne pas réclamer une autre infrastructure pour une autre vie ? De ce point de vue, je suis en partie en accord avec certains des accélérationnistes, mais sur d’autres éléments, je suis en désaccord. Parfois je pense qu’ils comprennent quelles sont les urgences de la pensée critique au XXIème siècle, et parfois je pense qu’ils sont tout simplement hors sujet.

Réplique de la salle de contrôle du projet Cybersyn qui visait à créer une économie planifiée, contrôlée par ordinateur en temps réel, sous le gouvernement du président Salvador Allende au Chili (1970-1973). © cybersyn.cl Art/Scicen Research Studio OR-AM

A Berlin, vous avez mentionné John Desmond Bernal et Joseph Needham, tous deux scientifiques, communistes et activistes pour la paix. Bernal a été directeur de Conseil mondial de la paix et Needham a fait partie de la première équipe scientifique de l’Unesco au côté de gens comme Julian Huxley et Frank Malina. Needham a publié Science et Civilisation en Chine. Le biologiste Huxley a inventé le terme de transhumanisme, il était le frère de Aldous Huxley, l’auteur du Meilleur des Mondes. Malina a été le premier directeur du Jet Propulsion Laboratory avant d’avoir des ennuis avec le FBI pour communisme. Il fonde plus tard avec Needham le magazine arts et sciences Leonardo. Pourquoi les évoquer en 2015, que pouvons-nous apprendre d’eux ?

Le premier manifeste accélérationniste est le livre de John Desmond Bernal, The World, The Flesh and the Devilpublié en 1929. Il pensait déjà à des espèces posthumaines pour étendre la vie dans l’espace. Sur certains aspects le livre est très daté, sur d’autres, Bernal est toujours bien en avance sur nous. Bernal fut un horrible stalinien, Needham était un promoteur important de la Chine maoïste à l’Ouest. Je ne défendrai donc pas tout de l’héritage du mouvement « science et société » dont ils faisaient partie.

Il y a eu un moment important dans la lutte contre le fascisme des années 1930 où les scientifiques qui étaient également des théoriciens très avancés posaient des questions essentielles sur le rôle de la science dans la fabrique d’un monde meilleur, mais également sur la manière dont les aventures collaboratives dans les labs étaient perverties par le militarisme et le gros business, et comment l’irrationalisme fasciste attaquait l’ensemble de l’entreprise scientifique.

Les études scientifiques de la fin du vingtième siècle ont ressuscité certaines de ces lignes de pensée mais d’une manière moins politique, et avec une certaine amnésie de l’action de Bernal, Needham ou de Frédéric Joliot-Curie en France. Notre époque ressemble aux années trente dans le sens où il existe des attaques directes de l’entreprise scientifique par des négationnistes du changement climatique.

Sans remettre en question la nécessaire attitude critique envers l’entreprise scientifique, en résistance à ces attaques, il faut aujourd’hui maintenir cette critique dans un cadre qui continue de préserver un soutien total aux objectifs et aux méthodes de solidarité portées par la science. Sauf que les personnes enclines à la philosophie ont perdu la capacité de penser la science, soit qu’elles aient adopté les perspectives néo-nazies d’Heidegger, soit qu’elles persistent dans des tentatives de légiférer les sciences, comme dans le cas d’Althusser. On rencontre aussi à nouveau une sorte d’esthétisation de la nature hyper-rationaliste qui privilégie les mathématiques aux sciences, avec Badiou et Meillassoux. Ce sont de bons livres de chevet, mais qui ne sont pas très utiles pour la tâche plus grande que les différents types de travailleurs de la connaissance ont à mener en collaboration, le devoir de se confronter aux vraies tâches de l’anthropocène.

« Le véritable test pour la pensée ces temps-ci est si oui ou non elle peut s’emparer de ce qui est réellement urgent, ou si elle continue d’insister sur ses propres intérêts maison. Peu importe leurs erreurs, des gens comme Bernal et Needham connaissaient les enjeux de leur temps. » McKenzie Wark

Il semble qu’il y ait à creuser du côté des relations entre communisme et science au début du siècle dernier, notamment autour du cosmisme bolchevique et du bio-cosmisme, qui évoque l’abolition de la mort, la colonisation de l’univers et la résurrection des morts. Bogdanov était obsédé par l’idée que la transfusion sanguine pouvait étendre la vie. Ne peut-on y voir une racine du transhumanisme défendu par l’Université de la Singularité de la Silicon Valley ? 

Il existe un aspect technique-mystique vraiment étrange dans la culture russe, et qui est devenu un horizon dans la culture soviétique. Les cosmistes voulaient vraiment la résurrection des morts, les ramener à la mémoire collective, prendre commande de la planète et conquérir les étoiles. Et ils pensaient que les Russes étaient investis d’une mission spéciale dans la réalisation de cet objectif, étant les personnes vivant à la jonction de l’Est et de l’Ouest. On retrouve de nombreuses traces de ce complexe idéologique dans de nombreux aspects de l’épopée soviétique.

Je ne pense cependant pas que Bogdanov était si connecté au cosmisme. Son approche de la science était pré-moderne. Il ne comprenait pas la méthode expérimentale. Et il était avant tout guidé par une idée socialiste : allait-il être possible de socialiser les tissus du corps ? Il prit la notion de « sang du peuple » au sens littéral, non comme une métaphore mais comme quelque chose qui devait être véritablement partagé. Il pensait que le sang transmettait à la fois l’énergie et l’information entre les tissus du corps, et que cette « coopération » pouvait être étendue entre les corps. D’un certain point de vue, c’est assez cinglé. Mais d’un autre, cela s’est réellement passé dans la science médicale moderne. Nous prélevons vraiment des tissus d’autres corps et les cultivons ou les transplantons. Nous n’échangeons pas notre sang mais nous le stockons et le transfusons. Il fut un précurseur non-scientifique de la socialisation des tissus du corps. Il a anticipé une certaine biopolitique. Je pense donc qu’il est à l’opposé des partisans de la singularité, qui pensent avant tout à l’immortalité de l’individu.

Lénine et Bogdanov jouant aux échecs à Capri en avril 1908. Gorki à l’arrière-plan. © DR

Vous avez dit à Berlin quelque chose comme « aujourd’hui, faire du hacking c’est juste travailler, cela ne fait pas de vous un hacker ». Pourriez-vous nous en dire plus ?

Il s’agit pour moi d’être ambitieux sur ce que l’on peut faire et modeste sur ce que l’on fait en réalité. Les personnes qui font des choses deviennent parfois un peu vaniteuses sur leurs réalisations, pensant qu’elles ont tout fait par elles-mêmes, alors qu’il existe une infrastructure dont chacun dépend, et des bibliothèques pleines de solutions auxquelles nous empruntons tous.

« L’éthique du hacker n’est pas de savoir à quel point il peut être génial, mais plutôt de rechercher une reconnaissance pour sa contribution à la tâche commune qui consiste à faire fonctionner le monde. » McKenzie Wark

Je lisais récemment l’histoire de Nicola Tesla qui peut servir de leçon morale à ceux qui veulent devenir hackers. Quand Marconi a fait la toute première démonstration du sans fil, Tesla a déclaré que la réalisation de Marconi était fondée sur 70 brevets dont il avait la paternité –ce qui est probablement vrai. La recherche sur l’électricité et le sans fil s’est construite à partir des contributions de nombreuses personnes. Mais Tesla s’est drapé dans la posture du génie solitaire et a continué d’annoncer qu’il avait des solutions à tous les problèmes quand bien même ce n’était pas le cas. Il ne faut pas se laisser aller à la facilité du style showman de Tesla, le véritable travail de fabrication du monde est une vaste collaboration.

McKenzie Wark, Un Manifeste Hacker, éd. Critical Secret, 2014.

Que pensez-vous des alertes d’Elon Musk ou Bill Gates sur l’Intelligence artificielle

Il s’agit d’une traduction dans le langage du mythe de Frankenstein d’un véritable ensemble constitué de problèmes techniques, économiques, politiques et sociaux. Nous sommes supposés nous inquiéter de la machine prenant le dessus sur l’humain. Mais ce bateau a déjà quitté le port !

« Comme Donna Haraway l’a dit vraiment clairement il y a trente ans, nous sommes tous des cyborgs, nous sommes tous des assemblages de chair et de métal et d’information et de plastique et de produits pharmaceutiques, etc. Il est possible que l’humain n’ait jamais existé dans sa définition commune. » McKenzie Wark

Nos mains ont été forgées au long du processus de l’évolution par les outils qu’elles ont tenus. Nous sommes tous des multi-espèces depuis bien longtemps. Nous avons co-évolué avec le riz, la farine, le maïs, les chiens et les vaches, et ainsi de suite. Donc repostuler le vieux mythe de l’être humain pris d’assaut par le non-humain n’est d’aucun secours.

La question à poser est toujours de savoir quels humains bénéficient le plus de cette configuration cyborg. Et pour en revenir à Elon Musk, l’histoire de l’ascension et la chute de Nicola Tesla devrait lui servir de guide ! Pour ce qui concerne Bill Gates, toutes les personnes qui ont eu vraiment de la chance pensent qu’elles sont géniales. Mais rien ne garantit que Microsoft sera éternellement chanceuse dans ses tentatives de monopoliser les vecteurs techonologiques.

À la fin de l’année, la COP21, la conférence mondiale sur le climat se tient à Paris. Elle est supposée enfin aboutir… Qu’en pensez-vous ? En mai, le philosophe Bruno Latour et ses étudiants de Sciences Po organiseront un « théâtre des négociations » aux Amandiers, pour discuter de comment s’y prendre pour que ce type de conférence marche ou échoue… Avec Benjamin Foerster-Baldenius du collectif Raum Labor (scénographes de la Transmediale), rompu à la construction de campements temporaires, le projet s’appuie sur la méthode de Latour d’approche des controverses. Cela vous donne-t-il envie de venir en France ?

J’ai quelques différences de points de vue avec l’orientation de Latour, mais ce qui compte véritablement aujourd’hui n’est pas de cadrer les arguments selon la méthode qui serait la meilleure du point de vue académique, mais plutôt de voir quelle pièce du puzzle chaque méthode peut aider à résoudre et comment les combiner. En bref, une éthique hacker, pragmatique, sur la manière d’organiser la connaissance et la pratique. Et dans ce contexte, Latour a clairement un corps de travail émérite d’un certain niveau, il est donc une figure importante et il est important qu’il travaille sur le changement climatique et les questions attenantes. On doit juger les intellectuels aujourd’hui sur leur capacité à distinguer l’ordre des priorités dans ce qui doit être pensé.

Et oui, j’aimerais venir !

McKenzie Wark, Molecular Red, theory for the anthropocene, Verso, à paraître en avril 2015.