Interaction, improvisation et transdisciplinarité : entretien avec Simon Berz à Home Made 2025

Simon Berz. Credit: Andi Hoffmann

Nous avons rencontré Simon Berz cet été à Salenstein-Mannenbach, sur la rive suisse du lac de Constance, où SGMK organisait la 20e édition de son summercamp Home Made. Makery et PING y avaient installé un studio de radio. Simon, compagnon de longue date de SGMK, nous a parlé de sa carrière de musicien et d’artiste multidisciplinaire, ainsi que des projets qu’il développe dans son centre d’art, Combination Space. Entretien.

la rédaction

Makery : Pouvez-vous vous présenter ?

Simon Berz: Je suis Simon Berz. Je suis batteur. J’ai d’abord joué dans des groupes de punk jazz, de musique improvisée. Puis je me suis intéressé à l’électronique et à l’amplification de la batterie. J’ai fait partie de groupes comme Apparat à Berlin, où nous jouions de la musique électronique avec des instruments acoustiques il y a 20 ans. Cela m’a profondément marqué et m’a donné envie d’explorer cette voie. À l’époque, à Berlin, il était très courant de jouer avec un ordinateur. On ne savait pas ce que faisaient le DJ ou le musicien derrière son écran. En tant que batteur, cela m’ennuyait. Mais ensuite, j’ai trouvé un album d’Apparat dans un magasin de disques et je lui ai écrit un e-mail disant : « Je suis batteur et je recherche des musiciens électroniques. » Il s’avère qu’il cherchait justement un batteur et nous avons formé un groupe. Ce fut une très belle expérience que de pouvoir enfin associer des instruments acoustiques et de l’électro-techno.

Mais je trouvais de plus en plus ennuyeux de porter des écouteurs. Je me suis rendu compte que je n’étais pas « un appareil » (« Apparat » en allemand, ndt) – il est assez amusant de noter qu’il existe un livre écrit par l’ancien batteur de Kraftwerk, Wolfgang Flür, lorsqu’il a quitté le groupe, intitulé « I Was a Robot » (rires).

Puis je me suis davantage impliqué dans la scène DIY. J’ai rencontré SGMK et j’ai commencé à fabriquer des instruments artisanaux. J’ai fait un workshop très sympa avec Nic Collins. Il est également venu une fois à Home Made. Je n’oublierai jamais ce moment où une batterie électrique, un haut-parleur et quelques trombones ont changé ma vie. J’ai réalisé que je pouvais le faire moi-même : jouer ces interactions électroacoustiques avec une batterie et un haut-parleur. J’étais surexcité et j’ai réalisé que j’étais – et que je suis toujours – un petit garçon profondément influencé par Jimi Hendrix et Deep Purple. J’ai accepté cela et je me suis rendu compte qu’il manquait un maillon : Nous avions des guitares électriques, des instruments électrifiés, mais nous n’avions pas de batterie électrifiée. À l’époque, j’avais ma propre école de musique et nous venions de recevoir des batteries MIDI. Je me suis dit : « Et si je commençais à amplifier le son avec des micros piézo et à créer des larsens ? » J’ai donc commencé à construire ce rocking desk. J’avais une batterie normale avec des baguettes amplifiées et beaucoup de punch grâce aux capteurs piézo sur les toms, ainsi que des effets et un amplificateur derrière.

Je me suis rendu compte que je n’avais rien à faire. Je pouvais poser les baguettes sur les peaux et la fête commençait déjà. J’ai commencé à jouer en solo et dans des groupes : Fell, qui a duré 10 ans, Superterz qui a tourné avec Nils Petter Molvær et Kondo Toshinori, entre autres.

Cela m’a profondément marqué, mais après 15 ans, j’ai réalisé que c’était fini. Je voulais approfondir mes recherches : j’ai décidé d’étudier les beaux-arts transdisciplinaires à Zurich. J’ai commencé par fabriquer des baguettes wireless pour me débarrasser de tous ces câbles. J’ai travaillé avec deux universités où j’ai eu la chance d’obtenir une baguette en carbone qui peut vraiment frapper fort et détecter les mouvements. Je me suis retrouvé à nouveau avec Ableton Live. Je connaissais Ableton depuis le début, car Apparat était proche des inventeurs, Gerhard Beles et Robert Henke, alias Monolake. Il était clair pour moi que le logiciel était bon. Je pouvais jouer des rythmes et obtenir les données. Avec les baguettes, par exemple, on peut récupérer les données X, Y, Z d’un mouvement. Nous avions un prototype fonctionnel. Mais finalement, je me suis désintéressé du projet, car beaucoup de ces nouveaux instruments sont arrivés rapidement sur le marché cette année-là, en provenanace du SuperBooth à Berlin.

J’avais déjà fondé ma propre école et je ne voulais pas être un fabricant de nouveaux instruments au SuperBooth, je ne voulais pas me lancer dans ce business de la musique. Mon frère a fondé le premier parti vert en Suisse, ce qui m’a également influencé dans ma décision de dire non. Et mes études d’arts plastiques m’avaient complètement orienté vers une autre voie. J’ai trempé mes baguettes dans de l’encre – je suis allé plusieurs fois en Chine et au Japon en tournée – et j’ai commencé à dessiner avec. Puis je suis revenu à la SGMK où j’ai rencontré tous ces fous (rires), cette culture du partage.

Il y a des pierres sur votre batterie. Est-ce une pratique artistique habituelle pour vous de mélanger des éléments naturels et la technologie ?

Absolument. Une chose très simple m’est arrivée une fois, alors que j’étais en vacances dans les Alpes françaises. Je rentrais chez moi à vélo quand soudain, une partition de Steve Reich s’est mise à jouer sous mes roues. J’ai arrêté mon vélo, j’ai ramassé 30 kilos de pierres et, de retour en Suisse, j’ai commencé à construire une installation sonore. Après plusieurs essais, j’ai amplifié les pierres qui produisaient un son très doux. J’ai beaucoup appris grâce à cela. J’ai fabriqué ce petit instrument appelé Tectonic, grâce à une bourse que j’ai obtenue de la ville de Zurich pour me rendre à Husafell, en Islande, où Pall Gudmundsson fabrique ce type d’instruments, pour Sigur Rós, Arvo Pärt, Evelyn Glennie

C’était complètement fou. J’ai trouvé ces cinq pierres que j’ai ici maintenant dans des tempêtes de neige. Vous n’avez que cinq minutes pour survivre au milieu d’une tempête de neige, vous savez. Artistiquement, cela m’a beaucoup intéressé, c’est comme rencontrer une belle partenaire lors d’une fête, tomber immédiatement amoureux et ensuite travailler ensemble sur cet amour. Ce ne sont que des pierres trouvées. Tout tournait autour de ce moment très court et difficile dans le paysage islandais : « ding dong dong dong dong. C’est ça. » (Simon mime le geste de taper sur les pierres pour les faire résonner, ndt). Ce n’est qu’après que vous commencez à réfléchir à ce qu’elles peuvent faire. Et c’est tellement drôle, ces pierres tournent maintenant entre Cuba et le Japon. En Indonésie, par exemple, elles s’intègrent parfaitement à la musique de gamelan, car elles sont naturellement accordées. Nous sommes transdisciplinaires. Cela m’ouvre tellement de perspectives, en tant qu’homme blanc venu en Indonésie, de dire : « Collaborons ensemble, j’apporte des pierres vieilles de cinq millions d’années. Personne ne sait quel son elles produisent. Moi non plus. Nous allons simplement expérimenter, pour découvrir votre son et votre nature, pour communiquer. »

Parlons de votre lieu, le centre d’art Combination Space, où vous développez le concept de « permacircularité ». Qu’est-ce que c’est ?

Je voyageais beaucoup, j’avais mon espace à Berlin et mon école à Zoug, mais je ne me sentais chez moi nulle part, je ne trouvais pas ma place. J’avais envie d’avoir un atelier où je pourrais conserver et observer mon art, c’est vraiment important de sédimenter cela. J’ai trouvé cette ancienne chocolaterie, Cima Norma à Val de Plenio, et j’ai récupéré par hasard leur ancienne usine de bois. J’ai commencé à la rénover, j’avais également accès au jardin. Et puis la pandémie est arrivée. Pendant le confinement, je me suis mis au jardinage, je ne connaissais rien à la permaculture, mais j’y ai immédiatement pensé, j’ai lu quelques livres sur le sujet et j’ai commencé à créer un biotope. Ce qui s’est passé était incroyable : tant d’animaux, des serpents, des lézards, des insectes énormes, de nouvelles fleurs, de nouvelles plantes sont apparus.

Credit: Andi Hoffmann

J’ai eu l’idée d’organiser un événement dans le jardin permaculturel sur le thème de la diversité. Nous savons que la monoculture pose un énorme problème dans le monde : nous perdons des espaces, nous perdons notre créativité à cause de Spotify, nous perdons les expressions originales des êtres humains, et pour moi, c’est similaire, cela rejoint évidemment les concepts de monoculture et de permaculture. J’ai lancé ce que j’ai appelé les Kombinat sessions. Je trouve très intéressant de demander aux gens ce qu’ils pensent, comment nous pouvons développer la diversité. Par exemple, ce que nous voyons ici, c’est un biotope de folie (rires), mais sérieusement, nous devons nous demander comment protéger cela dans ce monde de Spotify, d’intelligence artificielle et de commercialisation. J’ai une formation en pédagogie, j’ai étudié la pédagogie pour les personnes handicapées. J’ai créé ma propre école. Je pense que ce qui compte aujourd’hui, c’est l’environnement et, sur le plan psychologique, l’autonomisation personnelle. Je vois beaucoup de jeunes issus du monde du son, des écoles d’art, qui sont extrêmement perdus, très instruits, très compétents, mais sans orientation. Nous devons prendre soin de toutes les différentes générations et découvrir ensemble ce dont nous avons besoin.

J’enseignais déjà la musique à l’école primaire, puis dans des cours de musique. J’ai étudié la pédagogie pour les personnes handicapées, mais malheureusement seulement la partie théorique, je n’ai pas pu mettre cela en pratique car j’ai obtenu une bourse pour aller étudier la batterie à New York. J’ai vécu des moments très difficiles là-bas, très dangereux, mais j’ai survécu. À mon retour en Suisse, j’ai décidé de m’investir à fond, convaincu que nous avions besoin d’un autre type d’éducation, d’une alternative au système éducatif actuel. J’ai fondé une école à Zoug, la ville la plus chère et la plus riche de Suisse. Glencore et Shell, par exemple, y sont implantés. Ce fut une expérience très amusante de voir des PDG dans mon école jouer du blues avec des réfugiés syriens, puis discuter de géopolitique du pétrole. J’ai réalisé que ce qui compte, c’est de rassembler les êtres humains pour qu’ils partagent. C’est une idée très idéaliste, mais elle fonctionne, et nous expérimentons cette pédagogie musicale transdisciplinaire créative depuis maintenant 25 ans. Je ne suis plus enseignant, j’enseigne désormais aux enseignants, donc je me concentre surtout sur l’énergie, la créativité et le chaos avec les enfants à la batterie. Je suis peut-être un navigateur culturel, certainement pas un coach. Mon credo serait : « Voyons ensemble où nous en sommes, qui nous sommes, ce que vous aimeriez faire. Nous ne pouvons pas prédire ce qui va se passer entre les gens, c’est une interaction constante. » Et nous en revenons à l’idée de permaculture.

Vous réalisez des projets et des performances qui impliquent parfois des centaines de personnes. Pouvez-vous nous en détailler un ou deux ?

J’ai mené de nombreux projets avec des enfants de toutes les générations, dans tout le pays. Une fois, à Zurich, nous avons construit des caddies, nous y avons mis des déchets, puis nous avons organisé un défilé pour montrer que nous utilisions une machine à sons fabriquée à partir de déchets et que nous jouions ensemble. 30 000 personnes sont venues. Ce projet a été profondément influencé par mes expériences en Afrique.

Autre exemple : j’étais en tournée à la Nouvelle-Orléans cinq ans après l’ouragan Katrina. J’ai réalisé que les gens étaient encore traumatisés, il y avait des montagnes de réfrigérateurs et d’autres objets dans les rues. Nous avons trouvé des instruments, des radios, des tonnes de choses. J’avais déjà un projet à Berlin et à Zurich pour construire et bricoler des instruments à partir de déchets. À la Nouvelle-Orléans, c’était fou. Nous avons invité des musiciens de jazz célèbres à jouer avec nous. C’était complètement hallucinant. Nous avions les meilleurs improvisateurs, les plus incroyables. C’est un projet appelé Liquid Land.

LIQUID LAND Documentation film

Je pense que nous sommes actuellement à un tournant en Europe. Une vague de créativité et de connaissances nous arrive d’Asie et d’Afrique, car les populations de ces régions savent comment gérer les catastrophes et le recyclage. Nous avons beaucoup à apprendre d’elles.

Disposez-vous de processus de médiation spécifiques pour permettre à des personnes d’origines et de cultures différentes de se rencontrer et de collaborer ?

Tout d’abord, nous devons sortir de la stigmatisation. Certaines personnes ont trop vite fait de supposer que, parce que vous travaillez avec une personne, vous pensez comme elle et partagez les mêmes opinions politiques. Ou que vous n’appartenez pas vraiment à l’endroit où vous vivez, que vous méprisez la population locale parce que vous voyagez beaucoup et n’êtes pas souvent chez vous. Je veux que les gens soient ici et autour de moi, je m’intéresse à leurs idées, mais nous faisons quelque chose ensemble, nous faisons du son, nous faisons des interactions visuelles (je pense à ce que nous faisons avec Andi Hoffmann qui dirige Combination Space avec moi). Manger et cuisiner ensemble est également très important. Faire des promenades ensemble… En un mot, interagir pour de vrai, ce qui est de plus en plus difficile dans les grandes villes, et en général partout, à cause des réseaux sociaux. A Combination Space, nous avons accroché des chaussettes sur les portes, nous demandons aux gens d’y mettre leurs téléphones. Je suis très intéressé par la détox numérique, je lis beaucoup sur les sciences du cerveau, la pédagogie et l’éducation… Je dirais que l’important est de partager et de rester aussi conscient que possible de ce qu’implique la transdisciplinarité à l’époque où nous vivons.

Ecoutez l’entretien sur P-Node radio

le site web de Simon Berz

le site web de Combination Space

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Combat juridique contre l’utilisation abusive de l’art à des fins politiques : entretien avec Maja Smrekar

Maja Smrekar, K-9_Topology: Autoportrait, Photo: Anze Sekelj and Hana Jošić

Depuis plus d’une décennie, la série K-9_topology de Maja Smrekar, explore les liens étroits qui unissent les humains, les chiens et la technologie à travers un prisme écoféministe. Son travail, récompensé notamment par un Golden Nica au Festival Ars Electronica en 2017, a acquis une reconnaissance internationale, mais ces derniers mois, il a également été gravement détourné dans le cadre d’une campagne politique d’extrême droite. Cette situation met en évidence la vulnérabilité des artistes lorsque leur pratique est récupérée à des fins idéologiques. Dans cette interview, Smrekar réfléchit au contexte plus large de sa recherche artistique, aux défis posés par l’utilisation abusive de l’art à des fins politiques et à la nécessité de renforcer la résilience collective face à la censure. Ces questions urgentes seront abordées le 11 septembre à Ljubljana, en Slovénie, lors de la conférence 2025 Taboo – Transgression – Transcendence in Art & Science (TTT).

Ewen Chardronnet
Maja Smrekar et Lord Byron; Photo : Luka Dakskobler

Ewen Chardronnet : Pourriez-vous replacer dans son contexte l’origine de cette recherche sur la coévolution des humains et des chiens, des humains et des loups ? Comment avez-vous commencé il y a dix ans ?

Maja Smrekar : En 2013, je m’étais engagée dans une discussion avec mes producteurs de la Kapelica Gallery de la direction que je devais prendre ensuite. Nous travaillions ensemble depuis déjà plusieurs années, mais à un certain moment, je ne savais plus vraiment où aller. C’est alors que le curateur, Jurij Krpan, m’a posé une question très simple mais très pertinente : « Quel est le sujet qui te fascine sans cesse ? »
Et sans trop réfléchir, j’ai répondu : les chiens. Ils m’ont toujours fasciné, en particulier leur relation avec les humains. Je n’ai jamais cessé de me demander : quand ce lien s’est-il créé ? Pourquoi sont-ils restés avec nous ? Pourquoi nous ont-ils laissé les façonner comme nous l’avons fait ? Et pourquoi semblent-ils toujours si reconnaissants, si affectueux et si disposés à collaborer avec nous ?

Nous avons donc décidé de travailler là-dessus. Mais j’ai senti que je devais commencer par le commencement, c’est-à-dire par l’histoire de la domestication. Comment, pourquoi, où et quand cela s’est-il réellement produit ? Comme les chiens descendent du loup, j’ai d’abord voulu parler à des personnes qui étudient l’écologie des loups. Finalement, j’ai pris contact avec le biologiste Miha Krofel de l’université de Ljubljana, spécialisé dans les loups et d’autres grands carnivores. À l’époque, il participait à un grand projet intitulé LIFE WolfAlps EU, axé sur la coordination de la conservation des loups. J’ai passé près d’un an avec lui, à suivre son travail.

Le projet européen lui-même devait durer plusieurs années et visait à réguler les populations de loups en Slovénie. Il réunissait toutes les personnes concernées par les loups : chasseurs, éleveurs, éleveurs de chiens, bergers. Auparavant, le nombre de loups n’était estimé que de manière très approximative : un chasseur pouvait apercevoir une meute ici, un loup solitaire là, et sur cette base, ils pouvaient dire par exemple « bon, nous avons probablement entre 80 et 100 loups, tuons-en 15 cette année ». Le projet LIFE a changé cela en introduisant un comptage rigoureux et systématique, qui a ensuite servi de base aux décisions juridiques concernant l’abattage.

J’ai accompagné le biologiste dans plusieurs de ses expéditions dans la nature sauvage slovène. Il était constamment en mouvement, vérifiant les dispositifs de suivi, collectant des excréments de loups pour étudier leur ADN et cartographiant les lignées familiales. J’étais fasciné par toute la méthodologie de suivi des populations. Je passais mon temps dans la voiture pendant qu’il disparaissait dans la forêt, habillé de vêtements spéciaux qu’il gardait cachés là pendant des semaines afin que les loups ne puissent pas détecter son odeur.

Ces longs trajets en voiture m’ont donné l’occasion de poser une multitude de questions. Comme il n’avait pas beaucoup de temps libre, la voiture est devenue ma salle de classe. Je l’interrogeais sur tout : l’écologie, la taxonomie, la biologie et le comportement des loups. Puis je rentrais chez moi, je lisais les ouvrages qu’il m’avait recommandés et je revenais avec de nouvelles questions. C’était presque comme si j’avais suivi un séminaire privé sur les loups pendant près d’un an.

EC : Et vous posiez des questions sur les relations entre les loups et les humains ?

MS : Oui, mais je ne posais pas uniquement des questions scientifiques. Je m’intéressais également à l’aspect culturel et humaniste. Je lui ai par exemple demandé pourquoi le loup était toujours le méchant dans les contes de fées, comme dans Le Petit Chaperon Rouge. Nous avons également parlé de la mythologie des loups-garous et du fait que les loups, tout comme les aigles, les hiboux, les serpents, les rats, les araignées ou les tigres, appartiennent à ce groupe d’« animaux charismatiques » que nous craignons ou vénérons. Il m’a dit quelque chose de fascinant : il n’avait jamais trouvé de trace scientifique ou historique fiable indiquant que des loups avaient tué et mangé un être humain vivant, sauf dans des cas extrêmement rares d’animaux malades ou anormaux. Mais il a mentionné de nombreux textes médiévaux décrivant des loups et des ours se nourrissant de cadavres humains pendant les pandémies et les épidémies. À cette époque, où les protocoles sanitaires n’existaient pas, les corps étaient souvent jetés à l’extérieur des murs de la ville. Les loups, à la fois chasseurs et charognards, s’en nourrissaient. Le spectacle devait être horrible, et cette mémoire collective a probablement façonné l’image du loup comme une créature dangereuse, presque démoniaque, dans la culture humaine.

Ces conversations, mêlant science et histoire culturelle, ont été incroyablement enrichissantes pour moi. À l’époque, je lisais beaucoup sur l’évolution parallèle des humains et des loups, et chaque discussion m’ouvrait de nouvelles perspectives. Il ne s’agissait pas seulement de biologie, mais aussi de mythologie, de peur, de parenté et de la longue histoire entremêlée de nos deux espèces.

À gauche : Maja Smrekar lors de recherches sur le terrain menées dans le cadre du projet SloWolf visant à faciliter la conservation à long terme des loups en Slovénie (Département des forêts et des ressources renouvelables / Faculté des biotechnologies / Université de Ljubljana, Slovénie), juillet 2013, Snežnik, Slovénie, photo : Miha Krofel.
À droite : Empreinte de patte de loup, recherche sur le terrain en collaboration avec le projet SloWolf visant à faciliter la conservation à long terme des loups en Slovénie (Département des forêts et des ressources renouvelables / Faculté de biotechnologie / Université de Ljubljana, Slovénie), juillet 2013, Snežnik, Slovénie, photo : Maja Smrekar.

EC : Cela rencontre également votre histoire personnelle ?

MS : Je me suis intéressée à ce sujet pour des raisons sentimentales. J’ai grandi en tant qu’enfant unique dans une famille qui élevait des chiens, donc pour moi, « famille » a toujours signifié vivre avec plusieurs chiens. Mes premiers souvenirs sont remplis de chiens, et mon lien émotionnel avec eux était très fort. Mais je n’avais jamais vraiment compris pourquoi ce lien entre les humains et les chiens était si profond, ni comment il remontait à la cohabitation entre les humains et les loups il y a 35 à 40 000 ans, bien avant la révolution agricole, lorsque les humains étaient encore nomades.

Ces recherches ont été fascinantes, notamment lorsque j’ai appris que ce ne sont pas les humains qui ont colonisé les loups, mais plutôt les loups qui sont venus vers nous. Les groupes humains jetaient leurs restes, principalement des os et des restes non comestibles pour eux. Pour les loups, dont toute la stratégie de survie repose sur la conservation de l’énergie, c’était une occasion rêvée. Leur écologie consiste à investir le moins d’énergie possible, c’est pourquoi ils chassent généralement des proies faibles ou malades, stabilisant ainsi l’écosystème. Il était donc tout naturel qu’ils se nourrissent des restes jetés par les humains, car c’était la stratégie de survie la plus efficace.

Faisons un saut de plusieurs milliers d’années, jusqu’à il y a environ 12 000 ans, lorsque la révolution agricole a commencé dans différentes parties du monde. Certains loups sont restés près des lieux d’habitation humaine, vivant à la lisière des villages tout en conservant la structure dynamique de la meute. Leur odorat, leur ouïe et leur vue incroyables leur ont permis de devenir des systèmes d’alerte précoce en cas de danger. Au fil du temps, cela a également changé les humains. Peu à peu, notre corps a commencé à produire moins d’adrénaline et de cortisol, les hormones du stress et de la menace, car les loups assumaient ce rôle de protection. Parallèlement, les humains ont commencé à produire des niveaux plus complexes de sérotonine, l’hormone qui favorise la tolérance et la cohésion sociale.

Ce changement a également libéré de l’énergie pour les humains : au lieu d’être constamment en alerte face aux prédateurs, ils ont pu consacrer davantage d’attention à l’agriculture, puis à la culture, en développant l’art, les rituels et les technologies. D’une certaine manière, la présence des loups a contribué à créer les conditions nécessaires à l’épanouissement de la civilisation humaine. Peu à peu, au fil de nombreuses générations, certains loups ne sont jamais retournés dans la nature. Ils sont restés à la lisière des lieux de vie humains et, grâce à cette longue cohabitation, ils sont devenus des chiens.

Et finalement, les chiens eux-mêmes ont commencé à s’adapter à nous. Ils ont découvert qu’en agrandissant leurs yeux et en rendant leur corps moins menaçant, ils recevaient non seulement de la nourriture, mais aussi de l’affection. Les humains les ont accueillis dans leurs maisons, dans leurs lits, dans l’intimité de leur vie quotidienne. Ce regard et cette proximité mutuels ont augmenté les niveaux d’ocytocine chez les deux espèces, l’hormone de l’attachement et de l’amour. C’est de là que vient cette extraordinaire réciprocité. Les chiens nous donnent de l’amour parce que nous leur en donnons, et cet échange s’est ancré biologiquement dans les deux espèces.

Ce qui m’a vraiment frappé, c’est que les chiens et les humains ont coévolué ensemble. Nous ne les avons pas seulement domestiqués, ils nous ont également domestiqués. Vivre côte à côte a créé une sorte de pression de sélection mutuelle qui a façonné notre biologie, nos émotions, voire notre culture. C’est pourquoi je dis souvent : peu importe ce que prétendent les hiérarchies culturelles, dans un sens très réel, nous sommes égaux.

L’installation Ecce Canis de Maja Smrekar au festival Bandits-Mages, Antre Peaux, Bourges, 2014. Photo: Amar Belmabrouk

EC : C’est également à cette époque que vous avez développé le projet Ecce Canis sur la coévolution de la sérotonine entre les humains et les loups, consistant en une installation olfactive que le public pouvait découvrir au fond d’un environnement en forme de corne d’abondance recouvert de fourrure, évoquant les grottes où vivaient les humains au début de la relation entre les loups et les humains. À l’époque, je travaillais comme curateur à l’Antre Peaux à Bourges et je souhaitais travailler sur un projet anniversaire de la galerie Kapelica. Jurij Krpan m’a alors parlé de votre travail. Peu avant cela, nous avions rencontré Jean-Philippe Varin, de Jacana Wildlife Studios, dans la forêt de Sologne près de Bourges. Zoologiste, photographe animalier et dresseur d’animaux renommé pour le cinéma, il avait notamment travaillé sur L’Ours de Jean-Jacques Annaud, les cerfs de Hannibal Lecter, ou sur les chouettes des neiges et les hiboux grands-ducs de Harry Potter, pour ne citer que quelques films. Varin, qui est décédé depuis, approchait de la fin de sa carrière et souhaitait travailler localement avec nous. Je lui ai donc parlé de votre travail et de vos idées, et il a approuvé sans réserve ce que vous venez de dire sur la coévolution des humains et des loups, mentionnant même le rôle particulier des femmes dans ce processus à l’époque des cavernes. Il était enthousiaste et m’a même dit que vos idées lui rappelaient l’époque où il travaillait avec des meutes de loups pour les clips vidéo de la chanteuse pop française Mylène Farmer. L’idée de vous inviter à travailler avec lui a alors germé. Et vous êtes venue en résidence pour préparer une exposition et une performance au Festival Bandits-Mages 2014 à Antre Peaux.

MS: Merci beaucoup d’avoir rendu cela possible ! Arriver aux Jacana Wildlife Studios, c’était comme rentrer à la maison. Nous avons travaillé dur là-bas, mais j’étais tellement heureuse, probablement pleine d’ocytocine (rires). Ce qui m’a le plus frappé, c’était d’être entourée d’éthologues, des gens qui savent vraiment comment communiquer avec d’autres êtres vivants. Nous sommes venus pour travailler avec des loups et des chiens-loups, mais Jean Philippe nous a montré, parfois en personne, parfois en vidéo, qu’il est possible de communiquer avec n’importe quelle forme de vie. Pas seulement avec les grands animaux charismatiques comme les tigres ou les ours, mais aussi avec les abeilles, les oiseaux, même lorsqu’ils sont encore dans leurs œufs, les vers, les champignons, les bactéries. La communication peut se faire par le comportement, par la nourriture, par la lumière, par les vibrations et les fréquences – il s’agit de se mettre sur la bonne longueur d’onde.

J’avais déjà compris, d’une certaine manière, que le langage humain est un système, une institution. Il nous aide énormément, mais il peut aussi nous piéger dans nos propres expressions. Avec les autres êtres vivants, il faut d’abord apprendre leur langage, leur comportement, leur biologie, car tout est lié. Le comportement est toujours lié à la physiologie, à la biologie, voire à la technologie, ce qui est bien sûr également vrai pour les humains. Cette façon de voir le monde m’a beaucoup aidé dans ma communication avec les gens. Parfois, quand je ne comprends pas quelqu’un, ou quand je me sens perdue dans un groupe, je fais une pause et je me contente d’observer. Je me demande : quel est leur langage ? Comment communiquent-ils, et pourquoi ? Ensuite, j’essaie de les rejoindre là où ils sont, de parler leur langage, si c’est possible. Et cela aussi, c’est de l’éthologie.

Le temps que j’ai passé à Jacana n’a donc pas seulement été inestimable pour mon projet, il a également été très important pour moi en tant que personne. J’y ai grandi, j’y ai appris quelque chose d’essentiel. C’est pourquoi, chaque fois que je parle de ce projet, en particulier des préparatifs, je reviens toujours à cette expérience. Car il ne s’agissait pas seulement de recherche, mais aussi d’une leçon sur la façon de vivre et d’entrer en contact avec l’autre.

Maja Smrekar et Jean-Philippe Varin aux Jacana Wildlife Studios (Fr) en 2014. Photo: Amar Belmabrouk

EC : Pouvez-vous décrire votre première rencontre avec la meute ?

MS : Je suis arrivée avec une certaine assurance quant à ma capacité à communiquer avec la meute de canidés. Je me suis dit : « Bon, je connais les chiens, ça ne posera pas de problème. » Mais bien sûr, j’ai rapidement découvert que même si leur ADN est presque identique, les loups ne sont pas des chiens, ils sont tout autre chose. Lors de notre première rencontre avec les éducateurs animaliers, Jean Philippe, Véronique Gérault et Christophe Gaudry, ils nous ont expliqué la chaîne de commandement, les modes de communication et la manière dont nous devions approcher les animaux. Et honnêtement, à ce moment-là, je me suis dit : oui, je sais déjà tout cela. Mais lorsque je suis entrée dans cet immense espace clos avec deux loups et trois chiens-loups, j’ai réalisé que je ne savais rien.

Le plus grand m’a immédiatement sauté dessus, m’a plaqué contre le mur et m’a mordu la joue. Il n’était pas agressif, il m’a mordu très doucement, mais il a été si rapide que j’ai eu peur. Je ne l’ai pas montré, mais bien sûr, ils l’ont senti, car toute la meute s’est immédiatement retirée. C’est alors que les dresseurs m’ont expliqué quelque chose d’essentiel : il ne suffit pas de cacher sa peur, il faut ne pas la ressentir. Car la meute ne réagit pas à la peur en attaquant, ce n’est pas une question de danger, mais d’énergie. Nervosité, insécurité, tension : ils ne veulent tout simplement pas de cette énergie dans leur meute. Ils ne vous attaqueront pas, ils vous excluront simplement. Et je me suis dit : quelle sagesse. Quelle leçon de vie.

Les dresseurs m’ont donc encouragé à m’approprier l’espace de manière calme et détendue. À marcher vers le centre, à m’installer, à rester immobile mais ancrée. Peu à peu, les animaux ont recommencé à manifester leur curiosité. Ils ont commencé à me tester, en me frôlant, en me bousculant légèrement, en tournant autour de moi. Pas de manière agressive, mais avec persistance, pour voir si je perdrais mon calme. Ma tâche consistait simplement à rester stable, à occuper l’espace sans résistance ni nervosité. Et à un moment donné, j’ai réalisé que je devais faire entièrement confiance aux dresseurs. Ils étaient mes traducteurs, entre moi, la nouvelle venue, et les animaux qui vivaient selon des règles complètement différentes. Je me suis donc abandonnée à leurs conseils.

Avec Véronique Gérault et Christophe Gaudry lors de la première rencontre avec la meute dans la grande salle à fond vert des studios Jacana Wildlife. Photo: Amar Belmabrouk

Véronique m’a alors demandé de m’agenouiller par terre. Elle m’a expliqué que l’acceptation de la femelle alpha serait décisive, car toute la meute suivrait son exemple. Et en effet, c’est la femelle alpha qui s’est avancée, a pris ma main délicatement dans sa gueule et m’a conduit au centre. C’était le moment auquel les dresseurs m’avaient préparé : on m’avait dit de rester baissée, de regarder les autres dans les yeux, mais jamais le mâle alpha, car mon regard pourrait être interprété comme un défi. J’ai donc croisé le regard des autres, et ils se sont approchés un par un. Bientôt, ils me léchaient le visage, tournaient autour de moi, se frottaient contre moi. Ils ne cessaient jamais de bouger, contrairement aux chiens, qui finissent par se calmer ou se blottir contre vous. Les loups et les chiens-loups restaient en mouvement, mais leurs mouvements étaient pleins de contact, de curiosité, d’inclusion. Et je devais leur rendre la pareille, répondre à leur générosité par la mienne. Je me sentais incroyablement privilégiée d’être acceptée.

Ce fut une leçon très profonde : le vrai calme est un langage en soi. Un état d’être. Et cette communication non verbale, être ensemble en silence, en confiance avec une autre espèce, était extraordinaire.

Maja Smrekar et un chien-loup lors des répétitions aux studios Jacana Wildlife. Photo: Amar Belmabrouk

À partir de là, nous avons commencé à répéter la performance. Les dresseurs ont pris très au sérieux la préparation des animaux, s’assurant qu’ils se sentiraient à l’aise dans un autre espace, devant 200 personnes. J’ai décidé que mon rôle dans la performance serait de devenir un paysage. Je voulais que les animaux mènent l’action, tandis que je resterais immobile, comme une surface, une présence. Bien sûr, il y avait des références – Beuys, Kulik – des artistes qui avaient fait des performances avec des chiens. Mais je sentais que ma position était différente. Beuys avait utilisé le coyote comme métaphore ; Kulik avait incarné le chien lui-même, comme symbole. Pour moi, en 2014, il me semblait essentiel d’aborder cela d’un point de vue post-humain, non pas comme une métaphore ou une paraphrase, mais comme une coexistence. L’humain et l’animal au même niveau, tous deux faisant partie de la nature, tous deux enchevêtrés dans la culture, la biologie et l’histoire.

Je voulais donc que les loups et les chiens-loups mangent directement sur moi, de la nourriture à base d’amidon et de viande, reflétant nos pressions co-évolutives en matière de digestion (les chiens digèrent l’amidon, contrairement aux loups, ndlr). Mais bien sûr, pour que cela soit possible, nous avons dû nous entraîner avec soin. Dans une meute, la nourriture peut être source de tension, voire de conflit. Les dresseurs ont travaillé sans relâche pour s’assurer que les animaux étaient détendus, pour gérer la situation et veiller à ce qu’aucune bagarre n’éclate. Et je devais rester aimable, confiante et calme pendant qu’ils mangeaient sur mon corps.

Le plus important était la confiance. S’ils ne me faisaient pas confiance, ils ne seraient pas restés avec moi sur scène, surtout sous les yeux de 200 personnes à quelques mètres seulement. Mais grâce aux préparatifs, aux soins des dresseurs et à la bonne volonté des animaux, cela a été possible. Et pour moi, ce n’était pas seulement un spectacle. C’était une leçon de calme, de générosité et de confiance.

Maja Smrekar, performance « I hunt nature and culture hunts me »: préparation aux studios Jacana Wildlife; (Philippe Zunino & Ewen Chardronnet, 12’45 »):


EC : Un autre facteur important était le contexte dans lequel se déroulaient le travail et les discussions avec Jean Philippe. Il appartenait à une génération plus âgée de cinéastes et, au cours du processus, il a souvent mentionné les critiques qu’il recevait alors pour ses méthodes. D’une part, de plus en plus de cinéastes utilisaient des effets spéciaux numériques pour créer des animaux, il se plaignait que cela semblait factice et que les acteurs et les réalisateurs ne construisaient plus de véritables relations avec les animaux pendant le tournage. Il estimait que travailler avec de vrais animaux exigeait des compétences et un dialogue spécifiques, qui disparaissaient lorsque tout était numérique. D’autre part, il était également critiqué par certaines organisations de défense des animaux, qui considéraient les méthodes de sa génération comme exploitantes, tant dans ses films que sur son lieu de travail, qui fonctionnait en partie comme un zoo. À l’époque, il subissait une pression médiatique concernant le bien-être animal, et je me souviens m’être également questionné sur certaines pratiques, comme le fait de placer des bipeurs sur les œufs d’oiseaux, comme vous l’avez mentionné précédemment. Je me souviens avoir entendu sa frustration face à cette nouvelle vague de critiques à la fin de sa carrière, dirigées à la fois contre son travail et son lieu de travail. Mais en même temps, ses connaissances et ses relations étroites avec tant d’espèces étaient vraiment impressionnantes, et j’étais émerveillé par cela. Je pense que, d’une certaine manière, ce projet lui a permis de dépasser les controverses ; je pense qu’il a apprécié de collaborer avec vous parce que vous étiez sincèrement engagée envers les animaux, et pas seulement intéressée par la capture d’une image. Pour lui, il était important de montrer, à la fin de sa carrière, qu’il accordait de l’importance à la communication avec les animaux, ainsi qu’aux soins, à l’amour et aux connaissances que l’on ne peut acquérir que par un contact direct, et pas seulement par des idées conceptuelles sur les relations entre les humains et les animaux. Je pense que c’était un élément clé de l’engagement de Jean Philippe dans le projet. Comment abordez-vous les problèmes auxquels il a pu être confronté dans votre stratégie artistique ?

MS: Travailler avec Jean Philippe et son équipe de dresseurs m’a beaucoup appris, précisément parce que son approche était fondée sur le contact direct. Quels que soient les chiens qui m’accompagnent à un moment donné, nous nous adonnons toujours à ce que nous appelons l’entraînement. C’est là que se crée un véritable lien, beaucoup plus profond que lorsque nous nous contentons de faire une promenade. Se promener est bien sûr agréable, mais c’est lorsque vous travaillez avec un chien, lorsque vous vous entraînez à communiquer l’un avec l’autre, que vous apprenez un sport ensemble, que le chien et l’humain se sentent vraiment membres d’une même meute, la communication devient beaucoup plus profonde. Il ne s’agit pas seulement de donner des ordres ou d’apprendre de nouvelles compétences et astuces, mais de se découvrir mutuellement. Les humains et les chiens sont des animaux sociaux : nous aimons être ensemble, nous aimons coopérer. C’est tout simplement ce que nous sommes : des animaux sociaux. Donna Haraway a écrit la bible à ce sujet dans Quand les espèces se rencontrent.

Jean-Philippe Varin, Maja Smrekar, les loups et les dresseurs, dans la grande salle à fond vert des studios Jacana Wildlife. Photo: Amar Belmabrouk

Lorsque j’ai eu l’immense privilège de travailler avec un éthologue – quelqu’un qui ne se contentait pas de préparer les animaux pour le cinéma et les spectacles, mais qui possédait une connaissance approfondie et pratique du comportement animal –, j’ai réalisé que c’était quelque chose que je voulais continuer à explorer dans mon travail : ces évolutions parallèles et ces histoires communes avec d’autres espèces. J’ai également compris que si je voulais continuer à collaborer avec des animaux, comme je l’ai fait par la suite, et pas seulement dans K-9_topology, je devrais toujours le faire en collaboration avec des professionnels. Je décrivais ce que je cherchais à réaliser artistiquement, et ils définissaient ce qui était possible, toujours dans le respect du bien-être des humains et des animaux. Plus tard, lorsque j’ai travaillé avec différents collaborateurs canins, nous avons toujours commencé par une période de simple connaissance mutuelle, et ce n’est qu’ensuite que nous avons décidé ensemble si nous étions vraiment compatibles. Rien n’a jamais été forcé.

Maja Smrekar, « I hunt nature and culture hunts me », performance au festival Bandits-Mages, Antre Peaux, Bourges (Fr), 2014, avec les loups : Chaar’ey Charushila, Black Pearl, Hu’nass, Ankhara; voix: David Legrand; film: Philippe Zunino:


EC : En organisant la performance, pour un « public mature », nous savions qu’il y avait une dimension provocatrice à Bourges. Même Jean Philippe en était conscient, mais cela ne lui posait aucun problème, et il trouvait même cela tout à fait logique, connaissant votre position sur la coévolution. Pensez-vous que ce qui s’est passé récemment est dû au fait que les gens ont des préjugés lorsqu’il s’agit d’art contemporain, car cela touche à certains tabous, exige un engagement et ne reste pas au niveau théorique ou à distance comme dans un film ou un clip vidéo ? Je veux dire, cela a conduit ces politiciens d’extrême droite, sans aucune considération pour votre vie privée, à instrumentaliser certaines images, de manière populiste, comme une arme pour stimuler des votes réactionnaires.

MS : Ce qui s’est passé récemment n’est rien d’autre que le reflet de l’air du temps. La société est en régression, nous le voyons tous, nous le ressentons tous, nous le savons tous. La droite est en plein essor, elle devient de plus en plus agressive, tandis que les idées conservatrices s’insinuent progressivement dans la vie quotidienne. Dans de nombreux pays, le droit à l’avortement, que l’on croyait acquis, doit à nouveau être défendu. La censure et le conservatisme refont surface, même dans le domaine artistique, où le moralisme s’impose, sous couvert d’un retour aux « racines » ou au folklore – souvent simplement du nationalisme déguisé – ou sous l’apparence d’une technologie séduisante mais sans réelle profondeur. Même le terme « écologie » est devenu galvaudé et abusé, trop souvent réduit à un simple greenwashing.

Ce qui me préoccupe le plus dans la montée de l’extrême droite, c’est ce que j’ai constaté dans ma propre région : la timidité avec laquelle le milieu culturel a réagi à la campagne référendaire sur la réforme des retraites pour les artistes dont la carrière a été récompensée. En février, le parti slovène d’extrême droite SDS, actuellement dans l’opposition, a intensifié sa guerre culturelle, qualifiant l’art contemporain de « dégénéré » et utilisant mon travail comme arme pour attiser une panique morale. Ils ont volé une photo de ma performance photographique, l’ont modifiée, y ont apposé leur logo et l’ont transformée en affiche de propagande, véhiculant un message totalement opposé à mes convictions artistiques et personnelles. Pendant plus de cinq semaines, ces affiches ont été exposées quotidiennement dans des stands à travers tout le pays, tandis que les membres du parlement de droite et d’extrême droite les relayaient sans relâche sur les réseaux sociaux. C’était brutal.

Branko Grims, actuel membre du Parlement européen et représentant du parti slovène d’extrême droite SDS, a posé avec l’affiche de propagande sur un stand et l’a publiée sur ses comptes X et Facebook privés (février-mars 2025).

Pendant ce temps, les médias présentaient mon nom et mon travail de manière déformée. La télévision montrait à plusieurs reprises l’affiche de propagande dans les débats, souvent accompagnée d’insultes, de mensonges éhontés et sans contexte. Sur les réseaux sociaux, j’ai été confrontée à des menaces, à des vagues de commentaires offensants, à des moqueries, à de la misogynie et à de la haine pure et simple. J’ai reçu des courriels et des appels téléphoniques menaçants tard dans la nuit, et même ma mère a reçu des SMS humiliants. Des journalistes m’ont contactée à plusieurs reprises sans mon consentement, souvent de manière intrusive. Dans la rue voisine, un manifestant m’a traitée de « salope » au micro. Des graffitis sont apparus dans la ville pour s’opposer à « l’allaitement des chiens » et, le jour des élections, l’Église catholique, en collaboration avec le parti d’extrême droite, a affiché devant les églises des affiches représentant des personnes âgées suggérant que leurs pensions seraient « certainement plus élevées » si elles avaient « allaité un chien » au lieu de travailler dur. Les gens ont alors commencé à me reconnaître partout : dans la rue, dans les magasins, à la poste. Cette exposition constante, combinée à l’atmosphère saturée de haine, a créé un profond sentiment de perte de contrôle et de sécurité. Même les tâches quotidiennes sont devenues épuisantes, entraînant une fatigue chronique.

Au cours de ces mois, j’ai reçu quelques messages privés et appels de sympathie de la part de collègues, mais si la gentillesse existait derrière des portes closes, dans l’espace public où les attaques avaient lieu, la compassion était presque totalement absente. Il y a eu des exceptions : quelques personnes se sont exprimées publiquement, et des institutions telles que l’Académie des beaux-arts et du design ont publié une lettre de soutien, tandis que 44 autres organisations culturelles ont publié une lettre publique collective. Quelques médias m’ont soutenu. Mais les attaques étaient très organisées, incessantes et quotidiennes pendant trois mois, et sous certaines formes, elles se poursuivent encore aujourd’hui.

Dans l’espace public, la ministre de la Culture a été la seule à me défendre haut et fort et de manière constante — et je lui en suis profondément reconnaissante, mais cela a tout de même été très perturbant d’être l’objet d’un jeu de ping-pong entre la gauche et la droite alors que la plupart des acteurs de la scène culturelle restaient silencieux, ce que je ne comprends pas vraiment.

Cette campagne ne me visait pas personnellement, elle visait à humilier l’art et la culture, nous tous. En tant que travailleurs culturels et artistes, nous sommes les premiers à défendre les droits civils fondamentaux à travers notre travail, à savoir la liberté d’expression, que nous exerçons dans la sphère publique. Si – ou quand – la droite reviendra au pouvoir, ce ne seront pas seulement quelques-uns qui seront toujours pris pour cible. Nous le serons tous. Ces derniers mois ont été l’occasion de nous renforcer collectivement pour les luttes à venir, car il n’existe aucune plateforme systémique qui nous protège. Nous ne pouvons compter que les uns sur les autres.

EC : Ne pensez-vous pas que même les producteurs ou les programmateurs, y compris nous à Bourges, ont tendance à privilégier une image un peu plus provocante comme outil de communication lorsqu’ils vous invitent à un festival ?

MS : En tant que professionnels, nous devons privilégier le contexte avant tout, plutôt que de nous focaliser sur ce qui pourrait être perçu comme purement provocateur. Pour moi, la provocation a toujours été secondaire dans mon travail. Honnêtement, je ne l’ai jamais considéré comme particulièrement provocateur : mes références sont l’avant-garde russe, les actionnistes viennois et l’art corporel, qui avaient déjà été largement explorés au tournant du millénaire. Dans cette perspective, j’avais le sentiment que mon travail n’était qu’une goutte d’eau dans l’océan par rapport à ce qui avait déjà été fait – et continue d’être fait – dans de nombreux domaines artistiques.

Je pense que mon travail s’est simplement retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment, pour être récupéré dans une stratégie de relations publiques politiques. L’attaque n’était pas due au caractère particulièrement provocateur de mon travail, mais au fait qu’il s’est avéré utile dans un contexte politique très spécifique ici en Slovénie, et de manière similaire à ce qui m’est arrivé avant les élections de 2017 en Autriche (au moment où elle a reçu le Golden Nica à Ars Electronica en Autriche, ndlr).

De plus, ce qui m’inquiète, ce n’est pas que le public n’aime pas mon travail – il y aura toujours des spectateurs qui seront fortement en accord ou en désaccord –, mais plutôt que la politique utilise l’art comme une arme. Lorsqu’une machine politique bien financée, soutenue par un réseau de médias et de partisans de droite, lance une attaque coordonnée contre un artiste ou une œuvre d’art, la qualifiant de « non artistique », cela sape la légitimité de l’ensemble du domaine artistique professionnel. Une fois que l’art est sorti de son contexte, altéré ou déformé, l’exagération politique devient nécessaire, précisément parce que, selon moi, l’œuvre originale n’était pas assez radicale pour soutenir leur discours. Cela a été particulièrement évident en Slovénie, où la rhétorique a même invoqué le tabou zoophile, une distorsion extrême et délibérée qui révèle à quel point ces discours misogynes peuvent être déformés et utilisés comme arme.

EC : Il reste toutefois la question de la nudité, être nue avec un animal, ce qui semble être un tabou pour eux.

MS : (Rires) En fin de compte, tout dépend des préjugés de chacun, de ses problèmes personnels qui surgissent dès qu’il voit quelqu’un, en particulier une femme, nu avec un animal, sans prendre la peine de considérer le contexte. N’est-il pas frappant qu’une telle représentation puisse provoquer l’indignation, alors que ces mêmes personnes peuvent passer devant un panneau d’affichage montrant un corps féminin nu vendant des produits, ou regarder des images d’enfants massacrés à Gaza, en Ukraine ou au Soudan aux informations, sans ressentir quoi que ce soit ? Pour moi, c’est cela qui est vraiment pervers. Mais toute cette situation reflète également l’esprit du temps : le conservatisme est en hausse partout, et il est effrayant de voir à quelle vitesse il se normalise. Le corps féminin est à nouveau attaqué, toléré uniquement lorsqu’il est présenté comme un objet reproductif. Dans mon travail, je m’intéresse toujours aux significations universelles qu’un certain acte peut véhiculer, surtout à l’heure actuelle, où le corps féminin est de plus en plus revendiqué par certains discours comme étant la propriété de l’État, de la loi, voire de l’Église.

Prenons, par exemple, le mythe fondateur de la Rome antique, berceau de l’humanisme lui-même. Selon la légende, Rome aurait été fondée parce qu’une louve aurait allaité deux nourrissons abandonnés qui auraient ensuite construit la ville. Dans mon travail, j’ai simplement inversé le mythe : au lieu d’une louve nourrissant des humains, c’est un humain qui nourrit une louve apprivoisée. De là émergent d’autres affirmations : que la nature survivra toujours à la culture, et que l’avenir pourrait bien appartenir à d’autres êtres vivants si les humains provoquent leur propre destruction.

L’image originale de 2016 tirée de la performance photographique de Maja Smrekar K-9_topology: Hybrid Family. Photos: Maja Smrekar et Manuel Vason. Produit par Kapelica Gallery et Freies Museum Berlin.

La série K-9_topology était à la fois universelle et intime. Bien sûr, cela venait aussi d’un lieu profondément personnel : de mon propre souvenir émotionnel d’avoir grandi en tant qu’enfant unique dans une famille où l’amour n’était pas beaucoup exprimé, et où les chiens sont devenus mes véritables compagnons, ma famille. Ils m’ont donné ce dont j’avais besoin pour survivre psychologiquement : de l’ocytocine, du contact, de l’amour et de la présence. Dans Hybrid Family, j’ai donc voulu revendiquer cette évolution parallèle avec les chiens et les loups, les premiers animaux à avoir vécu aux côtés des humains, des milliers d’années avant les chevaux ou les chats.

Je voulais également montrer que le lait n’est pas exclusivement lié à la grossesse, à l’utérus ou au corps « féminin ». Le lait peut être produit par de nombreux types de corps, y compris ceux identifiés comme masculins ou ceux qui ne correspondent pas du tout aux définitions binaires. En ce sens, le projet proposait un élargissement des structures familiales, non pas comme un rejet de la famille nucléaire, mais comme un moyen de l’ouvrir, d’étendre ses possibilités.

Plus tard, dans le quatrième volet du projet — qui est devenu le point d’orgue de toute la série —, j’ai créé ce que j’appelle une sculpture moléculaire : non seulement dans sa forme, mais aussi dans son processus, une sculpture de coévolution. Mon intention était de ramener symboliquement l’ADN de l’humain, du loup et du chien dans la même relation écologique qu’ils partageaient autrefois, lorsque les trois espèces régulaient conjointement leur environnement et maintenaient un équilibre naturel. Aujourd’hui, cependant, les humains et les chiens sont les deux espèces les plus invasives de la planète. Dans ce contexte, l’acte de combiner mon ovocyte avec la cellule adipeuse d’un chien — tout en sachant pertinemment que la cellule ne pourrait survivre plus de quelques jours en raison d’une incompatibilité biologique — a été conçu comme un geste de cohabitation temporaire au niveau moléculaire.

Il s’agissait d’une déclaration écoféministe : le choix d’utiliser mon matériel reproductif non pas pour répondre aux attentes conservatrices de la société, mais comme un moyen artistique d’imaginer des futurs et des relations partagés. Et c’est précisément là que les problèmes ont commencé. Les groupes de droite, refusant de se confronter à ces idées, n’y ont vu qu’une attaque contre la famille nucléaire, blanche et hétéronormative. Ils ont refusé de contextualiser ou de reconnaître les nombreuses expositions, conférences, livres, articles, voire documentaires, qui avaient déjà encadré ces œuvres. Au lieu de cela, ils ont réduit toute la série à une seule image emblématique, dépouillée de son contexte, et l’ont utilisée comme une arme patriarcale pour avertir de ce que l’art, en particulier lorsqu’il est créé par une femme, ne doit pas faire, et des déclarations qui ne doivent pas être faites.

EC : Il existe une directive complète du Parlement européen votée l’année dernière sur l’amélioration du statut professionnel des artistes dans l’Union européenne, qui stipule que nous, le secteur culturel, devrions travailler à l’harmonisation du statut des artistes, car certains pays ont un meilleur statut que d’autres dans l’UE, etc. Et nous sommes dans l’année de la mise en œuvre, car ils ont voté en 2024. Pourtant, pendant l’hiver, alors que les organisations culturelles étaient submergées de travail par les demandes de financement à l’UE, un autre paradoxe est apparu : tandis que les institutions s’affairaient à travailler dans le cadre de l’UE, l’extrême droite, incapable d’agir au niveau européen, mobilisait ses forces pour mener des attaques au niveau local. Comment voyez-vous cet écart entre les promesses au niveau européen et la réalité à laquelle sont confrontés les artistes sur le terrain ?

MS : C’est une bonne chose que le Parlement européen ait voté en faveur de l’amélioration du statut professionnel des artistes, mais mon expérience montre qu’en réalité, il n’existe aucune plateforme pour protéger les artistes contre les campagnes d’extrême droite qui les utilisent, eux et leur travail, à des fins de propagande politique, ni au niveau local ni au niveau européen. Des attaques similaires ont visé des artistes en Suède, en Pologne, en Hongrie, en Turquie, en Slovaquie, en Croatie, en Autriche et en Slovénie, mais personne au Parlement européen ne se penche sur cette question. Nous sommes livrés à nous-mêmes, dans une société fragmentée en petits groupes d’intérêt, chacun cherchant à décrocher le prochain contrat pour survivre.

La situation que vous évoquez révèle également combien d’individus et d’institutions – gouvernementales et non gouvernementales – sont contraints de faire constamment des compromis, soumis aux règles de l’UE, au capitalisme mondial et aux idéologies conservatrices sous-jacentes. Cela était particulièrement évident dans la fragmentation de la scène avant le référendum : certains ont critiqué les nouveaux critères proposés par le gouvernement pour les pensions des artistes, car ils excluaient certains domaines importants, même si ces critères devaient être révisés et mis à jour tous les cinq ans. Si le référendum portait ostensiblement sur ces critères, il visait en réalité à discipliner la politique de gauche en dénigrant la scène culturelle dans son ensemble. Beaucoup d’autres ont hésité à participer, suivant l’appel de la coalition à ignorer complètement le vote. Ironiquement, toute la campagne référendaire s’est déroulée alors que beaucoup étaient entièrement absorbés par les dossiers de financement à l’UE, apparemment inconscients – ou délibérément inconscients – de ce qui se passait localement.

Quoi qu’il en soit, tout compromis conduit inévitablement à l’autocensure. Je pense que le compromis n’est pas une option. Ce que nous devons faire, c’est affronter le système de l’intérieur, unis comme une meute, comme une communauté, le renverser de l’intérieur et résister ensemble.

EC : Et ce n’est pas la fin de l’histoire. Malheureusement pour vous, cela va durer un certain temps, car la procédure judiciaire sera longue. Que diriez-vous à la communauté à ce sujet ?

MS : La procédure judiciaire durera au moins cinq ans, pendant lesquels je prévois de dépenser au moins 12 000 €. Si mon avocat ne travaillait pas bénévolement (nous avons convenu qu’en cas de succès, il recevrait un pourcentage de l’indemnisation), les coûts seraient environ trois fois plus élevés. Ce montant ne couvre que les frais liés au tribunal : les honoraires de l’expert judiciaire et du spécialiste, ainsi que les frais de documentation, tels que la collecte et l’archivage de plus de 300 publications médiatiques me mentionnant depuis le 20 février. En bref, ce sera un combat long et épuisant, mais je considère qu’il est de mon devoir de le mener.

Mais tout n’a pas été négatif. Après la publication d’un article dans The Guardian en mai – (NDT: cet article a été traduit en français sur un blog de Mediapart)- , j’ai été contactée par un groupe de curateurs, de théoriciens et de producteurs, parmi lesquels vous, de France, Jens Hauser, d’Allemagne, Dalila Honorato, de Grèce, Tatiana Kourochkina, d’Espagne, puis Uroš Veber, de Slovénie, et François Robin, de France. Vous avez généreusement offert votre expertise et vos ressources pour aider à lancer la plateforme en ligne artkinship.org, grâce à laquelle nous recueillons actuellement des signatures et des dons pour le procès. Depuis lors, des particuliers et des organisations artistiques se sont joints à nous, apportant leurs signatures, partageant des newsletters et faisant des dons, notamment des artistes et des institutions slovènes, ainsi que des membres de la société civile. Je leur en suis profondément reconnaissante, car cela me redonne un sentiment d’autonomie qui est extrêmement important dans ma situation. Par leur réaction, certains membres de la communauté culturelle ont montré qu’ils pouvaient encore s’unir et résister aux tentatives de délégitimation des artistes et de leur travail. En même temps, je considère qu’il s’agit d’un exercice visant à rester vigilant et connecté, car ces pressions politiques ne sont souvent que la première étape visant à contrôler et à discipliner la culture – une réalité qui m’est devenue très évidente.

C’est pourquoi votre solidarité dans la proposition de la plateforme artkinship a été profondément significative. Elle représente non seulement un soutien à mon égard en tant qu’individu, mais aussi une prise de position claire contre les tentatives visant à restreindre la liberté artistique et à exercer une pression politique sur la sphère culturelle à l’échelle internationale. Si je gagne le procès et que le parti SDS est tenu de rembourser les frais de justice, je ferai don de ces fonds à une plateforme internationale soutenant les artistes persécutés par des gouvernements autocratiques. Je ferai de même si je récolte plus que ce qui est nécessaire pour cette affaire. Je tiendrai également le public pleinement informé de toutes les procédures sur la plateforme, car la lutte pour la liberté d’expression est essentielle.

L’art a toujours été une force vitale dans le débat public, tant dans le domaine politique qu’au-delà. Il suscite la réflexion critique, et ce n’est que par la réflexion critique que la société peut défendre ses droits et libertés les plus fondamentaux : la paix, la sécurité, la dignité des personnes vulnérables. L’art a le pouvoir de déclencher des changements sociaux, et c’est précisément ce que l’extrême droite redoute le plus. Utilisons notre pouvoir !

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Joignez-vous au débat lors de la Conférence 2025 « Tabou-Transgression-Transcendance » en art & science (Ljubljana, 9-13 septembre)

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ArtLabo Retreat, du bleu au vert

ArtLabo Retreat 2025. Credit: Kaascat

ArtLabo Retreat 2025, le summercamp de deux semaines organisé par Makery en Bretagne, a réuni artistes, scientifiques, designers, performeurs et étudiants afin d’explorer la mode, le son, la gastronomie et la narration, sur les côtes proches de la Colonie du Phare de l’île de Batz avec La Gare, Centre d’art et de design, puis au domaine de Kerminy à Rosporden. Chrysa Chouliara, chroniqueuse en résidence à Makery pour l’été 2025, nous livre son récit de ces deux semaines.

Chrysa Chouliara

Depuis 2022, Makery accueille chaque été un chroniqueur du projet Rewilding Cultures, un réseau de résidences, de summercamps, d’écoles et de retraites cofinancé par l’Union européenne. En 2025, en collaboration avec le programme Archipelago soutenu par Pro Helvetia, la fondation suisse pour la culture, Makery accueille Chrysa Chouliara, également connue sous le nom de KAASCAT, et membre de la Société d’Art Mécatronique de Suisse. Chrysa Chouliara est une scénariste et dessinatrice très interessée par les sciences. Passionnée des supports d’impression alternatifs, elle tisse des récits personnels dans des formats expérimentaux, explorant la mémoire, les médias et l’identité. Travaillant sur différents supports, analogiques et numériques, elle traite chaque sujet comme un terrain de jeu pour l’expérimentation visuelle. Originaire d’Athènes, elle est basée en Suisse depuis 2016 et à Lucerne depuis 2019. Journal de bord.

credit : Kaascat

Une île est plus qu’une simple formation géographique : c’est une métaphore, un symbole de possibilités. Fragment de terre entouré d’eau, l’île incarne la séparation, l’autosuffisance, la résilience et la réinvention. Déconnectée du continent et de ses systèmes dominants, l’île devient un espace où peuvent émerger des réalités alternatives, une sorte de laboratoire pour de nouvelles valeurs, esthétiques et modes de vie.

L’île comme toponyme de l’utopie

Parfois, une île est bien plus qu’un simple souvenir d’enfance. Elle devient un lieu de rencontre où des professionnels du monde entier se réunissent pour échanger des idées et tisser des liens. Parmi les participants à l’ArtLabo Retreat 2025 figurent des étudiants, des artistes, des cinéastes, des créateurs de mode, des praticiens de l’écosomatique et des musiciens, ainsi que des concepteurs de jeux vidéo et des scientifiques. La diversité de leurs compétences s’avérera cruciale au cours de cette retraite de deux semaines, où chacun enseignera aux autres et où des collaborations improvisées verront le jour.

L’île de Batz, petite île d’environ 450 habitants nichée dans la Manche, a quelque chose de particulier. Au début du XVIIe siècle, l’envasement progressif des zones orientales de l’île a empêché la culture du lin et du chanvre, deux plantes essentielles à l’industrie textile. Les algues sont alors devenues la principale ressource de l’île jusqu’au XIXe siècle. Elles étaient utilisées à diverses fins, notamment comme aliment pour le bétail (les vaches paissaient des espèces comme la Palmaria palmata, ou Dulse), pour l’enrichissement des sols et dans la production de verre et de savon. Le commerce s’est étendu au-delà de l’usage local, la potasse (un ingrédient essentiel dans la fabrication du verre) étant exportée vers d’autres régions.

Peut-être inspiré par cette histoire, l’Artlabo Retreat est divisé en différents groupes qui s’apprêtent à utiliser les algues dans le cadre de leurs recherches sur l’île, qu’il s’agisse de son, d’image, de mode, et de médias. À marée basse, une riche forêt aquatique se dévoile alors que nous marchons parmi les rochers vers la mer avec l’ethnobotaniste Edouard Bal. Équipés de grands seaux jaunes, nous apprenons à récolter les algues : il faut uniquement prendre celles qui sont attachées aux rochers, car celles qui flottent librement sont probablement déjà en décomposition. J’essaie toutes les variétés, appréciant leur goût brut et familier.

Récolte d’algues. De gauche à droite, photos de Marina Pirot & Kaascat

Les algues peuvent être classées en trois grands groupes selon leur couleur : brunes, rouges et vertes. Les botanistes les appellent respectivement Phaeophyceae, Rhodophyceae, et Chlorophyceae. Au cours de la première semaine d’ArtLabo, ces trois types de matières servent de sources d’inspiration, de matières premières pour la fabrication de tissus et de bioplastiques, de composants conducteurs dans des expérimentations, d’éléments clés dans des performances et de touches décoratives dans tout le camp.
Le lendemain soir, alors que nous regardions le film Umi No Oya, nous grignotons des préparartions délicieuses à base d’algues. Le documentaire de Maya Minder et Ewen Chardronnet (rédacteur en chef de Makery) raconte l’histoire de Kathleen Drew-Baker, l’algologue dont les recherches ont révolutionné la culture de l’algue nori au Japon. Le film explore sa découverte cruciale du cycle de vie des algues rouges, qui a permis le développement des techniques modernes de culture de nori dans le Japon d’après-guerre. Bien qu’elle ait dû lutter en tant que femme dans le monde scientifique occidental d’avant-guerre – son mariage avec un collègue de l’université de Manchester l’empêchait de percevoir un salaire -, Kathleen Drew-Baker est aujourd’hui vénérée comme une déesse dans la tradition shintoïste au Japon, parfois appelée « umi no oya », « mère de la mer », sans avoir jamais mis les pieds au Japon.

Umi No Oya (2025), trailer (sous-titres disponibles avec le bouton CC) :

Maya Minder est une artiste basée à Zurich et à Paris, travaillant à la croisée du biohacking, de la culture alimentaire et du design spéculatif. Sur l’île, en compagnie de Corina Mattner, artiste, créatrice de mode et militante, elles animent un atelier où les algues sont transformées en tissu, à l’aide de glycérine. « Je suis obsédée par la glycérine. Elle est à la fois hydrophile et lipophile, ce qui en fait un matériau incroyable à travailler », explique Maya alors que le groupe commence à traiter les algues récoltées. Une fois séché, le tissu ressemble à du cuir translucide. Il est rapidement transformé en créations uniques, cousues avec des pièces vintage. Le groupe bénéficie du soutien de Violaine Buet, conceptrice-designer expérimentée dans le domaine des algues, originaire du sud de la Bretagne.

Le principe du camp est de « mentorer » un tiers d’étudiants en art, design, arts sonores et arts média, ainsi que des étudiants de troisième cycle, en leur offrant la possibilité d’approfondir leurs connaissances dans le cadre informel des ateliers, d’établir des contacts et de consolider des réseaux qui les aideront dans leur développement professionnel.

Corinna Mattner. Photo par François Robin
De gauche à droite : Anaïs Valdher Untersteller, étudiante en design, avec Maya Minder, et Elisa Chaveneau, étudiante en art, avec Corinna Mattner dans le laboratoire des algues. Photos par Elisa Chaveneau

C’est déjà le milieu de la semaine lorsque le groupe repart avec Edouard Bal— cette fois-ci pour cueillir des plantes sauvages comestibles. Ce soir-là, nous avons dégusté l’un des dîners les plus passionnants de la semaine, les plantes fraîchement cueillies ayant été transformés en un véritable délice gastronomique par Edouard Bal et le groupe de food design, avec la participation de Julie « cuisinerd » Tunas et de l’artiste designer Lorie Bayen El Kaïm qui collaborent toutes deux dans le cadre d’une résidence artistique de longue durée et d’un projet artistique sur les méthodes de cuisson et les habitudes alimentaires avec La Gare, Centre d’art et de design. Ce moment fort de la semaine a été introduit par une touchante conférence-performance donnée par Seungje Han, étudiant coréen fraichement diplômé d’un Mastère en design de la transition à l’Ecole des Beaux-Arts de Brest.

Cueillette d’algues avec l’ethnobotaniste Edouard Bal. Credit: Makery

De gauche à droite : Photos par Maya Minder, Elisa Chaveneau, Noémie Vincent-Maudry

Je nage deux fois par jour, même quand il fait froid ou qu’il pleut, ce qui n’est pas surprenant en Bretagne. C’est la fin de la semaine, et alors que le reste de l’Europe a cuit sous une vague de chaleur, ici, la température a été supportable, voire agréable, et la côte bretonne accueille une dépression atlantique alors que nous nous préparons frénétiquement pour la journée portes ouvertes de l’ArtLabo Retreat.

La plage à côté de la Colonie du Phare. Équipé d’un petit masque, j’ai nagé deux fois par jour pendant plus de 45 minutes dans une mer à 15 degrés. Ma saison de natation hivernale en Suisse m’y avait préparé. Credit : Makery

La soirée – le soleil se couche tard ici – est remplie de spectacles, de conférences, de présentations et d’une exposition sur la Colonie du Phare. Nous passons d’un endroit à l’autre, suivant le déroulement des événements.

Ryu Oyama, invité pour une résidence de 7 semaines en France et Suisse dans le cadre du programme Archipelago, mêle le son à une interprétation contemporaine de la cérémonie du thé, en utilisant un siphon pour créer de l’espuma, une technique empruntée à la gastronomie moderne et moléculaire qui apporte une texture délicate et mousseuse. Le thé, transformé en mousse, est servi de main à main avec l’aide de Pôm Bouvier B. C’est une sensation étrange et intime que de recevoir du thé sous forme d’espuma, reposant en apesanteur dans la paume de la main, comme un cadeau.

Toru Ryu Oyama et Pôm Bouvier B. Credit : Makery
Credit : Kaascat

Fréquences de la forêt

À peine un jour plus tard, le paysage passe du bleu au vert. Les chaussures encore pleines de sable, je m’allonge dans l’herbe devant le château de Kerminy, à Rosporden, dans la magnifique région bretonne de Cornouaille. Un chat orange sympathique explore le domaine avant de disparaître dans la forêt dense qui l’entoure.

Kerminy est un espace autogéré dédié à l’expérimentation, à la recherche et à la création, fondé en 2020 par le duo artistique (n)— Dominique Leroy et Marina Pirot. Décrit comme un « lieu d’agriculture en arts », il occupe une ancienne seigneurie du XIVe siècle, avec une chapelle, un lavoir, des dépendances et des bois, nichée dans un domaine de 12,5 hectares à l’orée d’une vaste forêt. C’est ici que l’ArtLabo Retreat se concentre désormais sur le son.

Et il n’est pas difficile d’imaginer pourquoi : même la serre est remplie d’installations sonores nichées parmi des plants de tomates géants.

Dominique Leroy est un artiste sonore qui crée des installations, des expositions et des parcours sonores conçus pour nous aider à écouter un lieu. Son travail est souvent collaboratif et s’appuie sur l’utilisation d’appareils techniques recyclés ou réutilisés pour la capture et la diffusion du son, ce qu’il appelle la fabrication expérimentale d’instruments paysagers.

Marina Pirot, pour sa part, est une artiste qui travaille à la croisée de la danse et des pratiques écosomatiques. Son travail explore la relation entre le corps et l’environnement, en se concentrant sur la collecte et la transmission des connaissances gestuelles.

Kerminy n’est pas loin de la mer. Le Dr Tony Robinet nous fait visiter la station marine locale, puis nous visitons le musée (voir le reportage de Lyndsey Walsh). En tant que sculptrice, je suis fascinée par la salle de taxidermie. La peau de chaque poisson est soigneusement retirée et placée sur une réplique en polystyrène. La salle est remplie d’innombrables spécimens aux motifs et aux couleurs fascinants.

Cette semaine, tout le monde se prépare pour Fluxon, la résidence artistique et événement annuel du château. Ateliers quotidiens de mécatronique animés par Marc Dusseiller, « workshopologiste » transdisciplinaire de la SGMK (Société d’Art Mécatronique de Suisse) et Hackteria International Society se prolongent jusque tard dans la nuit, entrecoupés de conversations spontanées qui s’engagent dès le petit-déjeuner.

Discussions et expérimentations durant Fluxon. Dr. Tony Robinet (gauche) et Marina Pirot (droite). Au centre de gauche à droite : Pôm Bouvier B., Corinna Mattner, Maya Minder. Credit : Ewen Chardronnet
Le musicien Quentin Aurat explique ses hacks d’instrument à Marie-Jo de Kerminy et à l’une de ses amies dans le music hacklab. Credit : Kaascat
Le festival Fluxon de Kerminy fait partie du parcours art sonore dans le Parc du chateau, tous les samedis jusqu’au 13 septembre. Le ballon solaire Aérocène labellisé « Fluxon » flotte dans le ciel. Credit : Maya Minder
Le Dr. Tony Robinet et Toru Ryu Oyama donnent d’une conférence sur les lichens. Credit : Kaascat

“Quelle est la différence entre le son et la musique ?”

« Le son est partout. La musique, c’est ce que l’on fait avec ce son », répond Pôm sans hésiter. Pôm Bouvier B. a été attirée par la musique et le son dès son plus jeune âge, mais elle a passé de nombreuses années à explorer différentes disciplines artistiques. Un véritable coup du destin, une blessure à la jambe, l’a amenée à créer des sons pour un spectacle, ravivant ainsi son lien avec la musique. Depuis lors, sa pratique est centrée sur le son, depuis plus d’une décennie. Dans l’improvisation musicale, elle a trouvé tout ce qu’elle cherchait : un espace où tous ses talents divers pouvaient converger. « L’improvisation me fait me sentir vivante. C’est comme si toutes les compétences que j’ai acquises au cours de mon parcours trouvaient enfin leur utilité. »

Pôm Bouvier B., concert à la Nuit Fluxon. Credit : Makery

L’artiste noise expérimental Jena Jang ajoute une nouvelle couche à ce paysage sonore dense. La plupart de ses instruments sont fabriqués à la main, soudés dans des boîtes Tupperware, et produisent des sons qui n’ont rien de domestique. Sa musique se déroule comme un voyage dans le subconscient, avec des paysages sonores lourds percés d’harmoniques complexes qui ondulent à travers le chaos.

Jena Jang à la Nuit Fluxon. Credit : Kaascat

L’heure du départ : du vert au gris

Je suis partie en train le lendemain du festival. Sur le chemin de Paris, je ne peux m’empêcher de penser aux personnes que j’ai rencontrées au cours des trois dernières semaines et aux idées et projets que nous avons échangés.

On dit qu’aucun homme n’est une île, mais les artistes et les scientifiques travaillent souvent dans l’isolement, plongés dans leurs pratiques respectives. Les retraites comme celle-ci fonctionnent comme l’eau : elles relient discrètement même les plus éloignées.

Lisez aussi le reportage de Lyndsey Walsh sur ArtLabo Retreat 2025.

Plus d’infos sur Rewilding Cultures et Feral Labs Network dans Makery.

A Marseille, année 2 du Tiers-Lab des Transitions : s’enraciner et fleurir

Le Tiers-Lab des Transitions organise régulièrement des événements publics. © Julie Vandal
Elsa Ferreira

Dans le dynamique paysage des tiers-lieux de Marseille, c’est l’un des derniers nés. Positionné sur un secteur porteur – les transitions écologiques, sociales et numériques mais aussi l’IA -, la coopérative est également propriétaire de ses murs. Un beau départ.

6000 m2 carré de verdure en pleine ère urbaine ; forcément, le projet nous fait de l’œil. Et si la chaleur de l’été a fait jaunir l’herbe des sols, les tables posées devant la bastide, où quelques coworkers estivaux profitent du psithurisme (ce doux murmure du vent dans les feuillages), n’en sont pas moins agréables.

Une coworkeuse travaille devant la bastide. © Julie Vandal
Le plan des 6000m2 de verdures urbaines.

Ici, c’est le Tiers-Lab des Transitions. Le lieu a été ouvert en janvier 2024 dans une ancienne demeure provençale privée. Les membres du Laboratoire d’intelligence collective et artificielle, le LICA, porteurs du projet du Tiers-Lab, y vivaient et organisaient déjà des formations et événements. Lorsque la maison est mise en vente, ouvrir ce lieu au public est une évidence pour ces partisans du collectif.

La SCIC pour un modèle de gérance ouvert

Ils créent une Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) et invitent 200 coopérateurs à prendre part à l’aventure : des citoyens, des entreprises, des organismes engagés comme la foncière solidaire Bellevilles ou la Cité de l’Agriculture, des établissements publics comme la Banque des Territoires ou l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) et la Région et la ville de Marseille. Ils réussissent à lever 3,5 millions d’euros pour acheter le bâtiment et son jardin. La forme SCIC, ouverte aux coopérateurs externes contrairement à la SCOP détenue par ses salariés, « correspondait bien à la philosophie du modèle ouvert porté par le LICA », explique Julie Telfour, coordinatrice au Tiers-Lab des Transitions.

Depuis, le Tiers-Lab accueille une quinzaine d’entreprises et associations résidentes, toutes porteuses de projets pour une société en transition. Parmi elles, Cultures Permanentes, organisme de formation et bureau d’études autour de projets agro-socio-environnementaux, Par Ailleurs – Paysages, société coopérative de paysagistes, Impact Studio, collectif qui accompagne et développe des lieux et des démarches d’utilité sociale et territoriale, ou encore Cycle Up la plateforme de réemploie des matériaux.

Il accueille aussi des coworkers et des usagers qui, à force de rencontres, lancent aussi leurs projets : ici, un Repair Café informel se consolide, là, un jardin pédagogique est en discussion.

Lors de la Fête de l’automne, en 2024. © Julie Vandal

Transitions plurielles  

Au Tiers-Lab, les transitions se déclinent au pluriel : la transition écologique, avec des formations destinées notamment aux personnes éloignées de l’emploi. « On les invite à découvrir les nouveaux métiers de la transition », présente Julie Telfour, de l’artisanat à l’économie circulaire ou le bâtiment durable.

Transition sociale, pour « intégrer le plus grand nombre dans la transition écologique », avec l’accent mis sur la rencontre : dans une même journée, le tiers-lab accueille des groupes scolaires, des entreprises, des coworkers, des habitants du quartier… Le jardin est ouvert à tous et la guinguette solaire Le Présage agit comme pôle d’attraction pour les voisins du quartier.

La cantine Le Présage fonctionne à l’énergie solaire. © Julie Vandal

Transition numérique aussi, objet de recherche historique du LICA. Le récent regain d’intérêt pour l’intelligence artificielle a amené les membres du LICA à s’interroger plus encore sur la place de l’éthique dans le domaine. Dans les formations qu’il prodigue, le LICA utilise les méthodes d’intelligence collective pour designer des IA éthiques. Audrey Vermeulen, cofondatrice du laboratoire, s’apprête à publier une thèse sur la jonction de ces deux formes d’intelligence qu’elle estime complémentaires. « Historiquement, l’approche du LICA est plutôt technocritique, présente Julie Telfour. Mais il est essentiel de continuer à comprendre ces technologies pour conserver notre capacité de faire. Il s’agit de se demander où ces outils peuvent avoir le plus d’impacts, à quels besoins ils pourraient répondre et ce qui pourrait être faire différemment », conclue la coordinatrice.

Un paysage des tiers-lieux en réseau

Désormais porté par trois salariés à temps plein et deux services civiques, le Tiers-Lab s’implante dans un écosystème dynamique et noue des alliances. Le Couvent, tiers-lieu culturel qui abrite des résidences d’artistes, est situé à quelques centaines de mètres ; de même pour La Friche Belle-de-Mai, lieu culturel marseillais bien identifié depuis 1992 ans et avec qui le Tiers-Lab des transitions porte des projets communs.  « Il y a une grande diversité dans la typologie de ces lieux, se réjouit Julie Telfour. Ce sont des lieux qui ont une couleur différente, à taille humaine. » Ces dernières années ont certes vu la fermeture du bien aimé tiers-lieu artistique et solidaire Coco Velten, mais ont laissé place aux nouveaux venus Tiers-lieu de la Mer, ouvert au printemps 2024 sur le Vieux Port, à la Cité des Transitions, réseau d’acteurs engagés dans la transition socio-économique et écologique installé fin 2024 ou encore La Cômerie, ancien couvent que l’association Yes We Camp réouvre progressivement jusqu’à 2026.

Le Tiers-lab a également rejoint les réseaux qui animent ce paysage : Sud Tiers Lieux, Sud Impact Event ou encore Opération Milliard, association dont l’objectif est de créer un fonds d’investissement de 1 milliard d’euros à destination des structures d’économie sociale et solidaire.

Un projet sur le temps long

Si le Tiers-Lab a su conquérir ses publics – plus de 10 000 usagers ont passé le portail la première année – reste à consolider ses bases. « On tourne, mais on a encore des enjeux financiers, reconnait Julie Telfour. Les charges augmentent, on a eu des retards de travaux que l’on paye encore et il nous reste à collectivement imaginer d’autres modèles économiques en dehors des financements publics et européens. »  Mais en achetant les murs, le Tiers-lab s’est aussi acheté du temps. « C’est un projet à long terme et résilient. En 2040, on sera normalement toujours ancré. »

Pour en savoir plus, le site du Tiers-Lab des Transitions

ArtLabo Retreat : un voyage au bout du monde

"Finis Terrae". Credit: Maya Minder

Du 30 juin au 6 juillet, la troisième édition de l’ArtLabo Retreat s’est déroulée sur l’île de Batz, dans le Finistère. Elle a invité des artistes, des designers, des scientifiques et des étudiants à explorer les paysages uniques de l’île et à expérimenter les matérialités possibles des écosystèmes côtiers. Co-organisée à Batz avec La Gare, Centre d’Art et de Design, cette retraite s’est prolongée dans le cadre de Fluxon au château de Kerminy, une résidence artistique d’une semaine axée sur l’art sonore et un événement d’une journée le 12 juillet organisé par l’association n-Kerminy. L’artiste et chercheuse Lyndsey Walsh rend compte de son voyage, explorant les multiples facettes des communautés et paysages côtiers.

Lyndsey Walsh

Le voyage jusqu’au bout du monde n’a pas été aussi long que je le pensais. Après six heures de route depuis Paris et une courte traversée en vedette depuis le port de Roscoff, nous sommes arrivés sur les côtes de l’île de Batz, une petite île au large du Finistère, le département le plus occidental de France. Assis sur le toit de la Colonie du Phare, qui accueille l’ArtLabo Retreat, on comprend facilement pourquoi le Finistère tire son nom du latin « Finis Terrae », qui signifie « la fin de la Terre ».

Exploration de la zone intertidale avec l’éthnobotaniste Edouard Bal. Photo : Maya Minder.

La vaste étendue sans frontières de la mer Celtique s’étendait à l’infini dans l’Océan Atlantique, sans qu’aucune terre ne soit visible. Alors que le soleil se couchait et que la brume du soir s’installait, le caractère mystérieux de Batz, île qui semblait avoir été happée par le bord de ce monde, s’imposait à moi. J’avais beau plisser les yeux, je ne voyais rien au-delà de l’étendue aquatique, même si je savais qu’il y avait en réalité autre chose au-delà de l’horizon, puisque mon lieu de naissance se trouvait quelque part là-bas. Ce n’était que la fin de l’Europe, mais cette simple pensée avait néanmoins quelque chose de définitif.

L’ArtLabo Retreat sur Batz, organisée par ART2M/Makery en partenariat avec La Gare, Centre d’art et de design du Relecq-Kerhuon près de Brest, et cette année avec ses nouveaux partenaires n-Kerminy, lieu d’agriculture en arts et la Société d’Art Mécatronique de Suisse (SGMK), tenait sa troisière édition du 30 Juin au 6 Juillet. Membre du Feral Labs Network et du projet Rewilding Cultures, une coopération co-financée par l’Union Européenne, la retraite a rassemblé des artistes, designers, étudiants, scientifiques, et plus encore pour explorer les terres et les eaux de Batz tout en cartographiant et en naviguant à travers les complexités et les matérialités des paysages côtiers. Elle a également étendu l’horizon de ses investigations au travers du programme Archipelago, une coopération internationale art&science avec des artistes de Suisse (SGMK) et du Japon (Sonda Studio), soutenue par Pro Helvetia, la fondation suisse pour la culture. Au niveau local, La Gare était soutenue par le programme coopération international de la Région Bretagne et par la Drac Bretagne.

En participant à cette retraite en tant que chercheur artistique, je me suis retrouvée à tituber sur un terrain accidenté, ballotté par les marées qui, tout comme les domaines de la science et de la culture, ont fait l’objet de débats séculaires sur la manière dont nous percevons et comprenons les territoires côtiers.

Même si les côtes sont une caractéristique écologique omniprésente dans notre monde et constituent le site le plus important pour la plupart des grandes villes et habitats humains, les zones côtières sont uniques en ce sens que les espaces terrestres et aquatiques interagissent pour façonner le développement de la vie humaine et non humaine. Ces régions du monde ne sont pas seulement confrontées à des changements dramatiques dus à des phénomènes écologiques en cours, tels que les variations des marées et montées des eaux, les événements météorologiques, les changements de salinité et l’érosion des sols. Elles sont également fortement touchées par les activités humaines, et leur statut a le pouvoir de façonner la continuité de la vie et de la culture humaines.

Apprendre sur les algues comestibles avec Edouard Bal. Photo : Marina Pirot
Le secteur du camp. Photo : Maya Minder.

Les territoires côtiers ont été le théâtre de certains des événements les plus marquants de l’histoire de la planète. Ils ont notamment servi de premiers points d’ancrage entre la terre et l’eau pour la vie qui a émergé des mers primitives de notre planète.
Les lichens font partie des organismes qui ont osé sortir des profondeurs marines pour s’aventurer sur la terre ferme. L’évolution chronologique des lichens fait l’objet d’un débat scientifique controversé depuis une vingtaine d’années. Cependant, en 2019, un article publié par Matthew Nelson et ses collègues a affirmé que l’arrivée des lichens sur la terre ferme n’était pas antérieure à celle des plantes vasculaires, tandis que d’autres scientifiques affirment que les fossiles pourraient suggérer une transition plus précoce vers la vie terrestre. Bien que l’étude de Nelson reste le consensus actuel, elle ne repose pas sur la présence de lichens dans les archives fossiles, mais plutôt sur l’utilisation de phylogénies calibrées dans le temps, des arbres généalogiques évolutifs créés à partir de l’analyse moléculaire de l’ADN de différentes espèces de champignons et d’algues qui composent l’holobionte que nous connaissons sous le nom de lichens (1).

Le scientifique Tony Robinet, professeur assistant à la Station Marine de Concarneau (Musée National d’Histoire Naturelle) et participant à ArtLabo, s’est passionné pour l’histoire de l’origine des lichens, qui constituent un point de transition entre la vie marine et la vie terrestre. Il m’a expliqué que la formation d’une relation symbiotique entre les champignons et les algues a permis à ces dernières de quitter leur milieu aquatique grâce à une nouvelle capacité à survivre à la sécheresse sous la protection de leur symbiote fongique. Les mystères et la complexité qui entourent les origines des lichens sur terre seront le thème principal du projet cinématographique actuel du Dr Robinet, en collaboration avec le musicien et artiste sonore Jean-Baptiste Masson, qu’ils ont en partie produit pendant leur séjour à ArtLabo Retreat.

Dr. Tony Robinet filmant des lichens, Photo : Lyndsey Walsh

Tout en passant la journée à filmer le lichen qui recouvre tout sur l’île, des rochers aux arbres, en passant par la maison du Corsaire abandonnée, autrefois utilisée par les corsaires pour surveiller l’entrée dans le chenal entre Batz et Roscoff, Tony a traduit la dynamique vivante du lichen, soulignant comment la profondeur des marées peut être déduite en fonction des types de lichen présents sur les rochers et la signification des différentes textures et motifs formés par la multitude d’espèces coexistant sur l’île.

Le Trou du Serpent

Le Trou du Serpent, Île de Batz, Photo : Lyndsey Walsh

Mais l’Île de Batz n’est pas seulement un site où l’on peut percer les secrets de l’histoire naturelle des lichens. L’île est également connue pour la bataille mythologique qui s’y est déroulée au VIe siècle entre Saint Pol Aurélien, un évêque végétarien gallois, et un dangereux serpent de mer, que Saint Pol a repoussé à la mer à l’endroit aujourd’hui connu sous le nom de Trou du Serpent afin de rendre l’île habitable. Bien que cette histoire reste un mythe, elle a retenu mon attention en tant que potentiel artefact de construction culturelle d’informations sur l’histoire naturelle de l’île. Le chercheur Scholar Robert France note que dans les mythes et les contes populaires issus de la mer, les serpents de mer représentent souvent des menaces environnementales réelles ou des catastrophes qui se sont produites.

Pour les événements écologiques qui ne laissent aucune trace pouvant permettre à la science de mener des recherches, ces récits restent de petits indices sur les possibles manières de vivre des premiers habitants, humains et non humains, de notre planète. Le thème de ces possibilités, à la lumière d’autres récits culturels mondiaux qui utilisent des monstres pour faciliter la connaissance de l’histoire naturelle et des traumatismes écologiques, est devenu le sujet de ma conférence-performance organisée lors de notre journée portes ouvertes de clôture de l’ArtLabo, avec une reconstitution captivante de la bataille entre Saint Pol et le serpent de mer, mettant en scène le végétarien gallois de la retraite, Steffan Jones-Hughes, qui est également directeur de la Oriel Davies Gallery, et les artistes Gweni Llwyd, Corinna Mattner et l’étudiante Hanaé Laporte-Bruto, incarnant le féroce serpent de mer en revêtant des costumes d’algues confectionnés par Mattner.

Le serpent de mer, mis en scène par Gweni Llwyd, Corinna Mattner, Hanaé Laporte–Bruto. Photo : Francois Robin.

Bien que les habitants y voient une métaphore de l’éradication du paganisme celtique par le christianisme, le mythe du serpent de mer reste un mystère et la recherche de moyens de coopérer ou d’établir des relations entre différentes espèces est une caractéristique essentielle de la préservation de la vie côtière. Tanguy Grall, brasseur, docteur en cosmologie et habitant de la région, a souligné, lors d’une conférence et d’une lecture de manifeste lors de la journée portes ouvertes, comment sa micro-brasserie PAB s’est inspirée de ses recherches sur la science de la fermentation pour explorer, selon les termes de la philosophe Karen Barad, « l’intra-action avec les micro-organismes », ce qui a conduit PAB à produire sa bière à partir de fleurs sauvages locales et d’autres plantes. Pour les habitants de Batz, la flore locale n’est pas la seule caractéristique importante de l’île, car historiquement, les algues ont également constitué sa principale ressource avant le XXe siècle. De nombreux participants à ArtLabo ont trouvé leur propre façon de travailler avec les algues, en les récoltant, en les transformant en textiles, en les cuisinant et en explorant d’autres modes d’exploration des matériaux.

Cuir de kombu fourni par le desginer Tanguy Mélinand. Photo : Ewen Chardronnet

Les algues ne sont pas seulement importantes d’un point de vue historique pour l’île de Batz, elles constituent également un organisme essentiel dans les écosystèmes côtiers. Les algues jouent un rôle vital dans les réseaux trophiques en tant que producteurs primaires, grâce à leur rôle d’organismes photosynthétiques largement consommés par d’autres organismes marins. Elles sont également essentielles au développement et à la santé des écosystèmes côtiers, car elles fournissent un habitat crucial à de nombreuses espèces aquatiques, servent de nurseries pour les organismes juvéniles, sont une source d’oxygène et contribuent à de nombreuses activités humaines côtières, notamment l’alimentation, la pharmacie, la fabrication d’engrais et l’alimentation animale (2).

Photo sous-marine par Clémence Curty durant la semaine. Lire son journal de bord. Credit: Clémence Curty

De la mer à la terre

Notre séjour à l’île de Batz touchant à sa fin, un tiers des participants se sont rendus à l’intérieur des terres, au château de Kerminy, un domaine privé abritant une micro-ferme maraîchère expérimentale et une résidence d’artistes autonome qui combine des pratiques agricoles transformatrices et des expériences sonores somatiques. Park, le « parcours d’agriculture en art » estival, est ouvert tous les samedis pendant la saison pour des promenades sonores à la découverte d’œuvres d’art dans le domaine de l’écologie acoustique et du land art. L’ArtLabo Retreat avait pour objectif d’explorer pour la première fois le thème de la terre dans le sud du Finistère, en travaillant sur l’art sonore durant la résidence à Kerminy et l’événement Fluxon, ainsi que sur les bassins versants et la relation entre la terre et la mer, avec des visites prévues à la station marine de Concarneau et aux rias des rivières Aven et Belon. L’impact du monde côtier est donc resté présent dans nos explorations quotidiennes malgré notre changement de lieu.

Lyndsey Walsh visitant la production ostréicoles dans l’estuaire du Belon. Photo : Ewen Chardronnet

Lors de notre visite à la Station Marine de Concarneau, nous avons constaté des changements dans le paysage côtier, désormais situé au sud du Finistère. À proximité de Concarneau se trouvent les parcs à huîtres de l’estuaire du Belon, où la variété régionale d’huîtres plates, réputées pour être un mets délicat de Bretagne, côtoie la variété Japonica cultivée. Ces estuaires descendent le long de la côte sud de la Bretagne avant de se jeter dans l’océan Atlantique. À Concarneau, nous avons rencontré le Dr Samuel Iglesias, qui nous a fait part de ses recherches sur le catalogage et la normalisation des données relatives à la diversité des poissons cartilagineux de l’Atlantique Nord-Est et de la Méditerranée (3). Bien que la biodiversité de l’écosystème côtier que nous avons visité soit abondante, le Dr Inglesias nous a rappelé que la plupart des espèces étudiées dans le cadre de ses recherches étaient gravement menacées ou en voie d’extinction.

Maya Minder (SGMK), Toru Oyama (Sonda Studio) et Lyndsey Walsh avec le Dr. Inglesias à la Station Marine de Concarneau. Photo : Ewen Chardronnet
L’artiste Maya Minder (SGMK) et le Dr. Tony Robinet discutant de la culture de microalgues au Marinarium de la Station Marine. Photo : Ewen Chardronnet
Lyndsey Walsh avec Bernard Bourlès, taxidermiste marin, dans son atelier à la station marine. Photo : Ewen Chardronnet
Visite des équipements de la station marine avec le Dr. Tony Robinet. Photo : Ewen Chardronnet

Les êtres humains dépendent fortement des environnements côtiers pour accéder aux ressources, au transport maritime, aux ports, etc. Les effets anthropiques de ces activités sur l’environnement mettent également les côtes en danger en raison des polluants anthropiques, de la surpêche, de la mauvaise gestion des zones côtières, etc. (4).

L’Appel du vide

Performance « L’appel du vide », photo de Lyndsey Walsh. Crédit : Toru Oyama

Ces frictions permanentes entre les capacités humaines et non humaines sur ces territoires côtiers ont inspiré une performance finale intitulée « L’appel du vide », créée par l’artiste Maya Minder, l’artiste Corinna Mattner, l’artiste sonore Pom Bouvier-b et moi-même. Il nous semblait approprié, alors que nous résidions à « la fin du monde » en Bretagne, de tenter de trouver un moyen d’embrasser « l’appel du vide », qui fait souvent référence au désir de s’aventurer dans l’inconnu malgré les risques encourus.

Dans cette performance, nous avons invité les participants à tenter de se laver de leur ego et de leur moi humain à l’aide d’un savon que nous avions fabriqué à partir d’algues que nous avions récoltées nous-mêmes. Après le rituel de lavage, les participants ont été invités à trouver des moyens de s’engager dans des perspectives multispécifiques de soins personnels, facilitées par la consommation de kombu et de tisanes sauvages et le port de masques faciaux à base d’algues, tandis que Bouvier-b réalisait une performance sonore improvisée, suivie d’une méditation guidée par la voix enregistrée de Minder sur les possibilités inconnues au-delà de l’humain.

Performance « L’appel du vide », photo avec Pom Bouvier-b, Maya Minder, et Corinna Mattner. Crédit : Toru Oyama.

L’avenir des écosystèmes côtiers reste encore à déterminer. Il peut sembler ridicule d’affirmer que ce voyage au bout du monde m’a rendue encore plus consciente que nous ne sommes pas encore arrivés à la fin du monde. C’est à nous de décider comment nous allons agir et tendre la main pour nouer des relations avec les espèces avec lesquelles nous partageons ces paysages. Nous devons décider ensemble de la meilleure façon d’avancer vers l’inconnu.

Concert live de Pom & Poutr lors de la « Fluxnight » finale concluant l’ArtLabo Retreat et la semaine Fluxon au château de Kerminy. En physique, un fluwon est une quasi-particule décrivant un quantum de flux électromagnétique. Photo : Ewen Chardronnet

ArtLabo Retreat fait partie du Feral Labs Network et du programme Rewilding Cultures.

Notes :

(1) Nelsen MP, Lücking R, Boyce CK, Lumbsch HT, Ree RH. No support for the emergence of lichens prior to the evolution of vascular plants. Geobiology. 2020; 18: 3–13. https://doi.org/10.1111/gbi.12369
(2) Cotas, J.; Gomes, L.; Pacheco, D.; Pereira, L. Ecosystem Services Provided by Seaweeds. Hydrobiology 2023, 2, 75-96. https://doi.org/10.3390/hydrobiology2010006
(3) Iglésias S.P., 2012. – Chondrichthyans from the North-eastern Atlantic and the Mediterranean (A natural classification based on collection specimens, with DNA barcodes and standardized photographs), Volume I (plates), Provisional version 06, 01 April 2012. 83p. http://www.mnhn.fr/iccanam.
(4) Jean-Claude Dauvin, The main characteristics, problems, and prospects for Western European coastal seas,
Marine Pollution Bulletin, Volume 57, Issues 1–5, 2008, Pages 22-40, ISSN 0025-326X, https://doi.org/10.1016/j.marpolbul.2007.10.016.

Ondes sonores : perspectives de la Conférence des Nations Unies sur les océans de 2025

Performance de Stijn Demeulenaere lors de l'événement POROUS à la Villa Arson pendant l'UNOC3. Crédit : TBA21

La Conférence des Nations Unies sur les océans 2025 s’est tenue du 9 au 13 juin à Nice, en France. La semaine précédant la conférence a été l’occasion d’explorer de multiples perspectives scientifiques, artistiques et culturelles sur le rôle du son dans les environnements océaniques. De l’impact néfaste du bruit anthropique sur les entités et les écosystèmes marins aux potentiels régénérateurs prometteurs de l’enrichissement acoustique, l’impact du son a retenu l’attention des responsables mondiaux et des participants à la conférence.

Lyndsey Walsh

Pour les entités océaniques, le son est l’une des formes d’énergie les plus cruciales. Contrairement à la lumière, qui pénètre à peine dans les profondeurs des eaux de notre planète en raison de sa dispersion et de son absorption rapides, le son se propage plus rapidement, plus loin et plus clairement dans les environnements marins. L’écologie acoustique des océans de notre planète est à la fois un indicateur essentiel de son bien-être et un paysage sonore fragile, très vulnérable aux interférences extérieures et au bruit.

Lors de la Conférence des Nations Unies sur les océans, le rôle du son et du bruit dans les environnements océaniques a marqué non seulement les discours gouvernementaux sur les priorités scientifiques et collaboratives au niveau mondial, mais a également résonné à travers les programmes transdisciplinaires des conférences dans les « Zone bleue » et « Zone verte », et s’est étendu aux événements et installations à Nice en marge de la Conférence.

Pollution sonore marine

Avant la présentation officielle de la Conférence des Nations Unies sur les océans, le 5 juin 2025, le One Ocean Science Congress a présenté ses dix recommandations officielles, comme annoncé par les porte-parole désignés de l’événement, notamment l’Institut français de la recherche en mer (Ifremer), François Houllier, directeur général du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Jean Pierre Gattuso, directeur de recherche, Alejandra Villalobos, directrice exécutive de la Fondation Amis de l’île de Coco (FAICO), Olivier Roellinger, chef étoilé Michelin, et le skipper de l’équipe professionnelle de course au large Malizia, Boris Herrmann. Parmi les neuf autres recommandations formulées par les scientifiques du One Ocean Science Congress, les porte-parole ont souligné « l’importance de décarboner le transport maritime et de réduire son impact environnemental », en accordant une attention particulière à la nécessité d’identifier les zones maritimes particulièrement sensibles actuellement menacées par la pollution sonore.

Lorsque l’on réfléchit à l’impact anthropique sur les océans de notre planète, le bruit n’est pas une variable qui vient immédiatement à l’esprit. Son caractère intangible en fait une question éphémère, qui échappe souvent à l’attention du grand public, contrairement à d’autres formes de pollution océanique plus visibles. Pourtant, si nous prenions le temps d’écouter nos paysages aquatiques, nous nous rendrions facilement compte à quel point nos océans sont devenus bruyants.

Habitat interespèces

L’écoute est ce que fait le mieux Stijn Demeulenaere, artiste participant au programme Challenge et Résidence S+T+ARTSWater II. A travers une pratique artistique qui consiste à « comprendre les lieux en les écoutant », le projet actuel de Demeulenaere, « Saltvein », s’aventure dans les fonds marins de la mer du Nord, autour du port d’Ostende (Belgique). « Saltvein » écoute attentivement les récifs de coquillages de la région, afin de découvrir comment les politiques actuelles, la pêche, le changement climatique et les manoeuvres militaires caractérisent et transforment la composition des sons et les modes de vie des entités humaines et non humaines, dans le passage nord-est de la mer du Nord.

Pendant son séjour à Nice, Demeulenaere a présenté son œuvre « Sounding Lines » à la Villa Arson dans le cadre du symposium et du programme live « POROUS — Ports as Interspecies Dwelling » organisée par Maria Montero Sierra de TBA21-Academy les 7 et 8 juin, en marge de l’exposition « Becoming Ocean » organisée par Tara Ocean et TBA21-Academy. Au cours de sa performance, nous avons pu entendre les nombreux sons qu’il a collectés pendant sa résidence organisée par GLUON-Platform for Art Science and Technology à Bruxelles.

Stijn Demeulenaere performe dans le cadre de Porous. Ports as Interspecies Dwelling, Villa Arson. Organisé par TBA21–Academy avec le soutien de l’initiative S+T+ARTS4Water II de la Commission européenne. Photo : Claudia Goletto.

Le programme « POROUS », qui s’est déroulé sur deux jours à l’occasion de la Journée mondiale des océans et coïncidait non seulement avec l’UNOC, mais aussi avec la Biennale des Arts et de l’Océan 2025, a également mis à l’honneur un autre artiste du S+T+ARTSWater II Challenge and Residency, Carlos Casas. Casas fait émerger une carte sonore de la lagune de Venise en explorant un récit spéculatif sur son origine dans son projet « Allied Governance. From the Venice Lagoon and Its Citizens to the Ports ». Pour « POROUS », Casas a présenté sa performance « LACUNAE », qui partageait certaines de ses explorations du paysage sonore de la lagune, tandis que l’artiste nous entraînait dans une descente vers ses zones benthiques inexplorées.

Carlos Casas, LACUNAE (extrait), performance sonore et installation à Porous. Ports as Interspecies Dwelling, Villa Arson. Organisé par TBA21–Academy avec le soutien de l’initiative S+T+ARTS4Water II de la Commission européenne. Photo : Claudia Goletto

Si les zones portuaires ont en commun d’être des lieux particulièrement conflictuels entre humains et non-humains en matière de bruit et de son, l’impact du bruit anthropique dépasse ces intersections complexes entre les entités terrestres et marines. Lors du congrès One Ocean Science, le Fonds international pour la protection des animaux (IFAW) a projeté le documentaire « Sonic Sea », récompensé par un Emmy Award, à La Baleine.

Coalition pour un océan silencieux

Retraçant la catastrophe des échouages massifs de baleines, « Sonic Sea » révèle comment les baleines sont les indicateurs de la crise actuelle que traversent les océans de notre planète en raison du bruit de plus en plus destructeur provenant des activités maritimes, militaires et industrielles. L’une des principales formes de pollution sonore évoquées dans le documentaire provient de ce qu’on appelle la cavitation, qui est la formation et l’effondrement de bulles d’air dans l’eau en raison de changements de pression. La cavitation provoque non seulement des nuisances sonores importantes dans les environnements marins, mais comme elle peut se produire autour des hélices des navires, elle peut également causer des dommages considérables aux bateaux eux-mêmes.

Sonic Sea, trailer:

Ces bulles qui se forment et s’effondrent peuvent envoyer des ondes de choc qui se répercutent acoustiquement à des volumes et des vitesses immenses. L’augmentation de la vitesse des navires et du nombre de navires utilisés pour le transport maritime peut entraîner une augmentation de la pollution sonore due à la cavitation. Cependant, l’amélioration de la conception des hélices peut non seulement atténuer la cavitation, mais aussi améliorer l’efficacité et la durabilité du transport maritime.

D’autres sources de bruit problématiques proviennent de l’utilisation du sonar, qui peut perturber les mammifères marins tels que les baleines, qui utilisent leur propre sonar pour communiquer avec leurs groupes de chasse, leur famille et leur groupe social. Dans certains cas, le bruit des sonars peut entraîner une perte auditive et, à terme, des échouages massifs. Ces échouages massifs ne sont pas seulement un phénomène comportemental problématique. Le film « Sonic Sea » explique que les baleines échouées présentent souvent des symptômes physiologiques liés à l’impact de ce bruit intense, sous la forme de lésions causées par des bulles de gaz dans leurs tissus, similaires à celles observées chez les plongeurs atteints du mal de décompression.

L’IFAW explique qu’il n’existe aucune réglementation mondiale ou locale relative au bruit ou à la pollution sonore dans les environnements marins, ce qui signifie que les navires ne sont soumis à aucune norme d’exploitation concernant le niveau sonore qu’ils peuvent émettre en pleine mer. Les questions en suspens concernant le bruit ont retenu l’attention non seulement du Congrès scientifique One Ocean qui a précédé la Conférence des Nations unies sur les océans, mais elles ont également été abordées de manière active dans le « Plan d’action pour un océan plus calme » de l’UNOC. Sous l’impulsion du Panama et du Canada, la « High Ambition Coalition for a Quiet Ocean », composée de 37 pays, a été lancée. La déclaration signée de la coalition s’engage à élaborer une nouvelle politique pour des navires plus silencieux, à étudier et mettre en œuvre des solutions visant à réduire l’impact des navires et autres engins maritimes sur les organismes marins, à partager les connaissances sur les outils et technologies permettant de réduire le bruit dans les océans, et à poursuivre la création de zones marines protégées (ZMP) dans le but de restaurer et préserver le paysage sonore des océans.

Chants des coraux

Si nos océans sont fortement exposés au bruit, il a également été démontré que le son joue d’autres rôles essentiels dans la gestion des écosystèmes. L’écologie acoustique est le domaine d’étude de l’environnement à travers son paysage sonore. L’artiste Marco Barotti, en collaboration avec l’écologue acoustique Timothy Lamont, a conçu son projet «Coral Sonic Resilience » en s’intéressant au potentiel de ce qu’on appelle l’enrichissement acoustique pour sauver les récifs coralliens. Contrairement à la pollution sonore, l’enrichissement acoustique consiste à utiliser les paysages sonores d’environnements sains pour améliorer ou restaurer un écosystème local.

« Coral Sonic Resilience » de Barotti diffuse le paysage sonore d’un récif corallien en bonne santé à des coraux vulnérables dans l’espoir de rétablir l’écosystème. L’œuvre immerge des sculptures imprimées en 3D conçues à partir de scans de coraux blanchis qui font office de haut-parleurs alimentés par l’énergie solaire et diffusent des paysages sonores régénérateurs de récifs coralliens en bonne santé afin d’attirer une nouvelle vie dans les habitats coralliens dégradés. Écoutez un extrait de Coral Sonic Resilience ici.

Coral Sonic Resilience par Marco Barotti. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Barotti a commencé son travail sur les coraux lors de sa résidence à la Science Gallery Berlin dans le cadre de son projet « CORALS » où, en collaboration avec des chercheurs du Bifold Institute de Berlin, il a interprété des ensembles de données sur les conditions océaniques à travers le son. Alimenté par son exploration des rituels chamaniques et ses recherches spéculatives, Barotti s’est ensuite inspiré des travaux de scientifiques tels que ceux du Dr Lamont, qui utilisent le son pour transformer les environnements océaniques en favorisant la régénération des écosystèmes des récifs coralliens.

Le court métrage documentant « Coral Sonic Resilience » a été projeté à Nice à l’Institut de la Mer de Villefranche-sur-Mer. Le travail de Barotti a également reçu récemment le prix S+T+ARTS 2025, avec les commentaires du jury soulignant et saluant la solution créative proposée pour restaurer l’un des écosystèmes les plus précieux de notre planète. Barotti n’était pas le seul défenseur de la santé des coraux à l’UNOC, puisque le One Ocean Science Congress a également souligné son intérêt constant et ses recommandations pour assurer la protection des récifs coralliens. L’Indonésie, en collaboration avec la Banque mondiale, a également présenté le « Coral Bond » comme structure de financement axée sur les résultats pour le financement supplémentaire des initiatives de conservation dans les zones marines protégées.

Malgré la violence du bruit qui ravage nos océans, comme le montre l’UNOC, il existe un engagement fort visant non seulement à rendre les espaces marins plus calmes, mais aussi à promouvoir une approche régénératrice et porteuse d’espoir du son comme moyen d’ouvrir de nouvelles possibilités pour la conservation et la gestion des océans.

Rendre visible l’invisible : à l’UNOC, artistes et scientifiques ont mis les fonds marins sous les projecteurs

Des ours polaires esseulés devant le palais des congrès temporaire de l'UNOC où se tenait le One Ocean Science Congress. © Elsa Ferreira

En amont de l’UNOC, scientifiques et artistes se sont retrouvés pour rendre visible l’océan et ses enjeux. Un préambule inédit pour un tel rendez-vous diplomatique, qui a plutôt porté ses fruits.

Elsa Ferreira

50 chefs d’États et des dizaines de représentants, des centaines d’artistes et des milliers de scientifiques… Pendant deux semaines en juin, Nice est devenue – en partenariat avec le Costa Rica – la capitale des océans. Avant le grand raout politique de la Conférence des Nations Unies sur l’Océan (UNOC), se tenait le Congrès One Ocean Science, organisé par le CNRS et l’Ifremer, mais aussi la Biennale des Arts et de l’Océan. L’occasion pour les scientifiques et les artistes de faire émerger les enjeux les plus pressants et faire connaître un peu mieux les mystères de ce grand bleu.

Atteindre une gouvernance mondiale

Car si l’océan recouvre 70 % de la surface de la Terre, experts et artistes s’accordent à rappeler que seulement 3% des fonds marins ont été cartographiés et que plus d’humains ont été envoyés dans l’espace que dans les profondeurs abyssales des fonds marins. Et pour cause : seulement 1,7% des budgets nationaux de recherche sont alloués aux sciences de l’Océan, rappellent les deux co-présidents du Comité Scientifique International du Congrès One Ocean Science, François Houllier, président-directeur général d’Ifremer, et Jean-Pierre Gattuso, directeur de recherche au CNRS. Pourtant, l’Océan absorbe 90% de l’excès de chaleur dû aux activités humaines et aux émissions de gaz à effet de serre et est un allié essentiel de notre lutte contre le réchauffement climatique.

De gauche à droite: François Houllier, président-directeur général d’Ifremer, et Jean-Pierre Gattuso, directeur de recherche au CNRS et Alejandra Villalobos Madrigal (directrice de FAICO). © Makery
Des participants au Congrès One Ocean Science signe le manifeste « Science for Ocean Action », publié par Ifremer. © Elsa Ferreira

L’un des principaux enjeux de cette Conférence est la ratification du Traité de haute mer (BBNJ), un texte en négociation depuis plus de 15 ans et finalisé en 2023. Cet accord prévoit, entre autres, la mise en place d’aires marines protégées sur 30 % de la haute mer (ne relevant donc d’aucune juridiction nationale), l’obligation de réaliser des études d’impacts avant d’engager une activité humaine ou encore l’accès équitable aux ressources génétiques des Océans. Ratifié par 31 États avant l’UNOC, il l’est désormais par 51 États et devrait atteindre le seuil des 60 nécessaires pour entrer en vigueur d’ici l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre prochain. Une avancée rapide, dans des instances où les processus sont habituellement lents, se réjouit Martin Alessandrini, chargé de mission plaidoyer au sein de la fondation Tara Océan. « C’est un super résultat, dès l’année prochaine on va commencer à discuter du cadre opérationnel. » Autre victoire, l’appel de Nice pour un Traité ambitieux sur les plastiques, afin de réduire la production et la consommation de plastique.

La principale déception vient des régulations autour de l’exploitation minière des grands fonds, sujet brûlant depuis que Donald Trump a autorisé en mai de telles activités. En 2025, un moratoire a été signé par une trentaine d’États. A l’UNOC, seuls cinq États ont rejoint l’initiative.

Martin Alessandrini, chargé de mission plaidoyer au sein de la fondation Tara Océan, lors de la conférence conjointe avec Markus Reymann, directeur de la fondation TBA21. © Makery
La Fondation Tara Océan et la branche océan de la Fondation TBA21 Thyssen-Bornemisza Art Contemporary proposent jusqu’au 24 août l’exposition conjointe « Becoming Ocean » à la Villa Arson. Ici, la conférence performée de l’artiste Adelita Husni-Bey dans laquelle elle explore le lien entre les activités industrielles du port de Marghera à Venise, les flux de marchandise capitalisme industrielle mondialisé et les impacts sur les travailleurs et résidents vénitiens. © Makery

À la rencontre de l’étrangeté des abysses

Pour introduire ces avancées diplomatiques, artistes et scientifiques se sont appliqués à rendre visible l’invisible. Côté scientifiques, les praticiens du monde entier ont partagé leurs recherches avec leurs pairs pour faire avancer la connaissance, dans des sessions d’une vingtaine de minutes hermétiques pour le commun des mortels. Parmi les sujets, la mitigation et l’adaptation des objectifs de l’Accord de Paris, la pollution plastique, le secteur de la pêche et celui du transport ou encore le partage de connaissances sur l’Océan profond.

Côté artistes, on tente de mettre en récit ces découvertes époustouflantes, et de les rendre accessibles à tous, comme au festival Sentiment Océanique proposé du 5 au 8 juin par l’association Projet Coal au Fort du Mont Alban. « C’est un acte de diplomatie en faveur de ces espèces qui sont peu ou pas connues », présente le curateur Christopher Yggdre, lors de l’ouverture de son exposition Lumière Vivante, Rencontre avec la bioluminescence marine. Au sein du Fort Mont Alban, habituellement ouvert seulement pendant les journées du patrimoine, le public part à la découverte de ces bactéries bioluminescentes qui peuplent les fonds marins.

Sentiment Océanique par Projet Coal au Fort de Mont Albian au dessus de Nice et Villefranche-sur-Mer. © Makery

« La profondeur moyenne des Océans est de 3800 mètres. A partir de 200 mètres, plus aucune lumière ne pénètre. On estime que 78 % de la vie sous-marine fait de la lumière », présente ainsi la chercheuse Jeanne Maingot-Lépée, de l’Institut Méditerranéen d’Océanologie, à l’occasion d’une conversation d’inauguration du « Bar des sciences » du festival. Ces signaux lumineux sont aussi variés que leurs usages : ils peuvent servir d’appâts, mais aussi de défense ou de camouflage, en se faisant paraître plus gros ou en déviant la trajectoire du prédateur par exemple.

La journaliste Natacha Triou, l’artiste Jérémie Brugidou, la chercheuse Jeanne Maingot-Lépée et le commissaire d’exposition Christopher Yggdre lors de l’inauguration de l’exposition Lumière Vivante. © Makery

L’acte de diplomatie en faveur de ces créatures marines est aussi un hommage à leurs mystères : « on remonte à 3,5 milliards d’années les bactéries bioluminescentes, expose la chercheuse. L’apparition des yeux, elle, date de 600 millions d’années. » Comme si, extrapole l’artiste Jeremie Brugidou, cette lumière froide et bleutée avait créé l’envie de voir.

La rencontre était suivie d’une performance de Gilles Viandier. © Makery

Plancton Superstar

Au cœur de La Baleine, espace gratuit et dédié au grand public, on part aussi à la découverte de ces intrigantes créatures des abysses. Ici, des êtres extrémophiles (c’est-à-dire qui prospèrent en milieux extrêmes) comme le ver de Pompéi ; là, des créatures aux dimorphismes sexuels (mâles et femelles ont des tailles très différentes, ici 4cm contre 60cm) comme la baudroie abyssale. On rencontre le cachalot dont le cri est plus fort d’un réacteur d’avion, le calamar géant et ses 12 mètres de long ou encore l’opisthoproctidae, dont le crâne ressemble à un cockpit. Des créatures dont l’étrangeté extra-terrestre commence à pénétrer nos imaginaires et qui donnent envie d’en savoir davantage sur nos colocataires planétaires.

Dans le ventre de La Baleine, Zone Verte de l’UNOC. © Makery
La baudroie abyssale, effrayant et fascinant poisson de nos fonds marins. © Makery

Organismes plutôt méconnus mais superstars de cet avant-UNOC : les algues. Il faut dire que le phytoplancton absorbe le CO2 à plus grande échelle que les forêts terrestres. C’est aussi la nourriture principale des animaux de nos océans. Au niveau politique en revanche, « on en parle encore très peu, même si on essaie de toucher les décideurs », reconnaît Martin Alessandrini. Tout de même, « quelques États commencent à reprendre ce sujet de manière assez structurée. C’est le cas du Sénégal, qui a introduit le plancton dans les outils d’aide à la décision et de conservation. »

Conférence sur le potentiel des algues alimentaires en Europe dans l’espace « L’Océan qui nous nourrit ». © Makery

Dans leur documentaire Umi No Oya, dont une projection en avant-première a eu lieu à La Baleine le 4 juin, l’artiste et chef Maya Minder, et Ewen Chardronnet, rédacteur en chef de Makery, s’intéressent à l’histoire de l’aquaculture du Nori. Bande annonce : 

La cacophonie du Monde du silence

Et puisque nous rencontrons les habitants des fonds marins, l’occasion nous est donnée de percevoir l’impact de nos activités sur leur environnement de vie. Ainsi dans le documentaire Sonic Sea, coproduit par le fond international pour la protection des animaux (IFAW) et lauréat d’un Emmy Award, on découvre l’insoutenable cacophonie qui règne dans ce que le commandant Jacques Cousteau appelait le Monde du Silence. Dans l’océan Pacifique, le bruit des navires a doublé tous les dix ans au cours des 40 dernières années, nous apprend l’ONG de protection des animaux. Une augmentation drastique aux conséquences lourdes pour les mammifères marins comme les baleines bleues, les orques ou les dauphins. Désorientés, des bancs d’animaux s’échouent en masse. La distance sur laquelle peuvent communiquer les baleines a chuté de 90 % tandis que certaines d’entre-elles ont perdu 80% de leur capacité à chanter et sont stressées (lorsque le monde s’est mis à l’arrêt après le 11 septembre 2001, les scientifiques ont enregistré une chute dramatique de l’hormone du stress chez ces animaux). « Cette pollution sonore touche tous les êtres vivants, de la baleine au plancton, précise Aurore Morin, chargée de campagnes Conservation marine chez IFAW. Même les végétaux sont impactés puisqu’une étude constate que la croissance des herbiers de posidonie est affectée par le bruit. »

Sonic Sea (2016), bande annonce :

« Ce qu’il y a de bien avec le bruit, c’est que lorsqu’on arrête d’en faire, il s’arrête », souligne un scientifique de OrcaLab dans le documentaire. Et pour cela, IFAW a des solutions, comme celle de ralentir la vitesse des navires. Leur pétition, Blue Speeds, a recueilli à ce jour plus de 250 000 signatures.

37 pays se sont également engagés dans une coalition pour un océan silencieux. « Nous sommes globalement très satisfaits, rapporte Aurore Morin de l’événement. Les sujets sur lesquels on travaille, et notamment la pollution sonore, ont été mis en avant alors qu’ils restent habituellement peu discutés. » Si aucune mesure contraignante n’a été prise, cela est de bonne augure pour la suite de l’action d’IFAW, estime la chargée de campagne : « cela montre qu’il y a une motivation, une prise de conscience et une initiative volontaire ».

La Baleine proposait par ailleurs de multiples espaces aux thématiques variées.

Ici le Digital Ocean Pavillon de l’UNOC. Douze pays européens ont adopté le lundi 9 juin une déclaration commune réaffirmant leur engagement à créer ensemble le Mercator International Centre for the Ocean, Il sera notamment chargé de co-développer le jumeau numérique de l’océan. © Makery
Pour La Baleine la Fondation Art Explora proposait le pavillon Immersion – Psychosphere de l’artiste Jakob Kudsk Steensen. © Makery

L’enjeu des migrants avec Navire Avenir

En contrepoint de toutes les merveilles rencontrées lors du congrès scientifique, de La Baleine et des propositions artistiques, Sébastien Thiéry nous rappelle que les Océans, et en particulier la mer Méditerranée, est aussi le lieu de naufrages humanitaires et d’absence de politiques d’assistance à autrui. « Le 19 avril 2015, a eu lieu le plus grand naufrage du 21ème siècle », rappelle en préambule le politologue et urbaniste. Ce jour-là, une embarcation avec 900 migrants à son bord faisait naufrage, faisant environ 800 morts. Une hécatombe qui coïncide avec l’arrêt de l’opération de sauvetage Mare Nostrum pour être remplacée par Triton, un dispositif plus léger et sans mandat humanitaire. Pourtant, ni les États ni l’Europe n’ont rétabli une présence humanitaire dans cet espace. Selon les Nations Unies, plus de 63 000 migrants sont morts ou portés disparus au cours de la dernière décennie, dont 60 % par noyade. « Tous les trois mois se déroule l’équivalent d’un naufrage de l’envergure du plus grand naufrage du 21ème siècle », résume Sébastien Thiéry.

Sébastien Thiéry lors de son intervention à La Baleine. © Makery

Face à la nécessité de « ne plus constater le désastre mais d’y faire face en acte », l’urbaniste présente son projet Navire Avenir, une œuvre collective qui associe artistes, étudiants, sauveteurs, rescapés, soignants, juristes, architectes, citoyens et bientôt investisseurs. L’ambition : construire un navire de sauvetage répondant aux besoins des travailleurs humanitaires, avec un hôpital de bords et une rampe pour faire débarquer les rescapés en toute sécurité. Les plans sont prêts – ne reste qu’à trouver les 36 millions d’euros pour financer le projet. A titre de comparaison, souligne Sébastien Thiéry, l’œuvre Barca Nostra, carcasse de l’embarcation du naufrage du 19 avril 2015, aurait coûté plus de 30 millions à acheminer jusqu’à la biennale de Venise où elle a été exposée en 2019. Pour obtenir les 15 millions d’euros nécessaires au lancement du projet, l’équipe de Navire Avenir propose aux citoyens, institutions et investisseurs de devenir copropriétaires du navire. A date, plus de 1,2 millions d’euros ont été récoltés.

Pré-visualisation du Navire Avenir actualisée en octobre 2023 (VPLP, Marc Van Peteghem, Marc Ferrand). © Navire Avenir

En parallèle à ce chantier naval en devenir, Sébastien Thiéry projette de faire reconnaître les gestes des marins-sauveteurs au Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité à l’Unesco.

Malgré l’urgence de ces enjeux, « aucun projet de réglementation pour l’intervention en mer et aucun projet de développement d’outils spécifiques » n’ont été issu de l’UNOC, regrette Sébastien Thiéry. Pourtant, SOS Méditerranée et l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) ont proposé la reconnaissance de l’espace maritime comme espace humanitaire, rapporte-t-il. « Prendre soin de l’océan c’est aussi tout mettre en œuvre afin que celui-ci demeure ressource de vie, non espace de morts. C’est un fait que cette question a été éludée, et que les controverses politiques au sujet des migrants ont empêché de travailler réellement ce sujet pourtant crucial, pour nous comme pour les générations futures. La France aurait dû jouer un rôle déterminant sur le sujet. »

La finance… mais à Monaco

La protection de l’Océan, oui, mais avec quel argent ? Dans l’espace grand public de la Baleine, la finance bleue est évoquée. Mais l’événement dédié, le Blue Economy and Finance Forum, se tenait quelques dizaines de kilomètres plus loin, dans la principauté de Monaco. Là, 25 milliards d’euros ont été recensés dans des projets durables pour l’Océan et 8,7 milliards d’euros d’investissements supplémentaires ont été engagés à horizon 2030.

Le sujet est capital. Les Océans sont aussi une zone de marché mondial, présente Marianne Carpentier, conseil stratégie en finance durable : 90% du commerce mondial passe par les eaux, 98% du flux d’information passe par l’océan (fibre optique mais aussi électrique pour les éoliennes), on y trouve aussi une bonne partie des ressources énergétiques (éolienne mais aussi gaz et pétrole) tandis que 50% du tourisme mondial est lié aux littoraux et que 3 milliards de personnes dépendent de la pêche pour vivre. Les agents économiques seront donc des acteurs dans la préservation – ou non – des Océans. « C’est un levier très intéressant, souligne Martin Alessandrini. Dans le cas de l’exploitation minière en haute mer, nous avons été très déçus de l’engagement des États. En revanche, une soixantaine d’acteurs économiques ont annoncé qu’ils ne financeraient ou n’assureraient pas ce genre de projets. Face à une défaillance politique, on peut avoir ce contrepoids. » Scientifiques, artistes, politiques, acteurs économiques et société civile… décidément tous dans le même bateau.

Pedro Soler : « Pendant l’Assemblée des Sols, nous avons exploré comment le monde naturel a sa propre agentivité. »

Offrande de nourriture issue de la cérémonie de la Pachamanca à Transito Amaguaña, au sommet de sa tombe. Credit: Mateo Barriga

Entretien avec Pedro Soler, écrivain, jardinier punk et curateur principal de Soil Assembly #2 Tinku Uku Pacha, la deuxième édition d’un rassemblement interdisciplinaire consacré au sol et aux bioéconomies. Organisée à La Chimba, une communauté rurale des hauts plateaux andins de l’Équateur, l’Assemblée s’est déroulée du 8 au 10 mai 2025, dans le but de partager des perspectives locales et internationales et de renforcer le leadership autochtone en hommage à la leader paysanne Tránsito Amaguaña.

Julian Chollet
Pedro Soler

A Soil Assembly #2 Tinku Uku Pacha, pendant trois jours, les participants ont exploré les économies rurales régénératrices (jour 1), les intersections entre la science des sols, l’art et la paysannerie planétaire (jour 2), et ont célébré Tránsito Amaguaña, la terre et la culture autochtone (jour 3). L’événement a réuni des agriculteurs, des artistes, des scientifiques, des militants et des habitants locaux afin de co-créer des pratiques et des dialogues pour la santé des sols, la souveraineté alimentaire et la résilience culturelle. Les conférences et tables rondes ont été streamées et une traduction simultanée a été proposée afin de permettre au public international de suivre les discussions sur place. L’événement a été produit par La Divina Papaya et Upayaku Foundation.

Pourriez-vous nous parler de la région où vous vivez et de ce qui la rend spéciale ?

Pedro Soler : Je vis depuis une dizaine d’années à Cayambe, une petite ville située à environ une heure et demie de Quito, la capitale de l’Équateur. Elle se trouve dans les Andes équatoriennes, près de la frontière nord avec la Colombie. Nous vivons dans la vallée, mais il y a de nombreuses communautés dans les montagnes. Ma compagne, Daniela Moreno Wray, vient d’une famille qui possédait autrefois beaucoup de terres ici. Son arrière-grand-mère était presque comme une reine de cette vallée. Quand je l’ai rencontrée, elle travaillait sur un film documentaire qui est ensuite devenu une installation vidéo et audio à grande échelle, explorant les tensions autour de l’utilisation des terres pour la production et les luttes communautaires, entre les haciendas et les paysans autochtones. Le projet était centré sur des femmes importantes, comme Dolores Cacuango, Luisa Gómez de la Torre et Tránsito Amaguaña, comme source d’inspiration pour la collaboration interculturelle. Il y a cette belle métaphore de Tránsito : « le blé et le quinoa dans le même sac », qui symbolise l’unité entre les peuples autochtones et non autochtones qui travaillent ensemble pour atteindre des objectifs communs, tels que la souveraineté alimentaire et foncière. L’un des principaux objectifs du projet était de panser les blessures laissées par la colonisation et le système des haciendas [structure foncière qui exploitait les communautés autochtones], en cherchant à régénérer non seulement la terre, mais aussi les relations humaines. Cela nous a inspirés pour organiser des activités ici, comme le AgroHack en 2016. Nous avons collaboré avec les autorités locales et des personnalités culturelles, et avons également travaillé avec le Centre Communautaire Interculturel de La Chimba (CICTA), bien que les premières tentatives n’aient pas abouti. Nous avons toujours été fascinés par La Chimba : son emplacement exceptionnel, ses habitants, son importance historique et culturelle, mais aussi la tombe imposante de Mama Tránsito. C’est un endroit très spécial.

La salle principale où se sont déroulées les principales activités de l’Assemblée des sols. Ici le panel « Les femmes dans les économies régénératrices », qui s’est tenu lors de la première journée « Économies rurales régénératrices », organisée par Daniela Moreno Wray, avec Erlinda Pillajo, Juliana Ulcuango, Pacha Cabascango et Yuri Maricela Gualinga Santi. Le programme complet des conférences ainsi que leurs enregistrements sont disponibles sur http://soilassembly.net Crédit : Mateo Barriga

Parlez-nous davantage de La Chimba. Comment la communauté est-elle organisée ? Qui sont ses habitants et quel est leur rapport avec la terre qu’ils occupent ?

La Chimba est une communauté autochtone du peuple Kayambi de la nation Kichwa, gérée par une assemblée dont le président et le conseil exécutif sont élus tous les deux ans. Il existe un principe strict d’alternance. Toutes les décisions importantes sont prises en assemblée, qui décide également de l’application de la justice autochtone. La minga, ou travail collectif, est l’autre principe organisationnel fondamental selon lequel tous les membres de la communauté doivent consacrer au moins un jour par mois, et souvent plus, à des travaux qui profitent à la communauté.

Cette région a été le berceau du mouvement indigène équatorien dans les années 1930, lorsque les formes d’organisation communistes se sont mêlées aux formes ancestrales autochtones de l’ayllu ou de la minga. Elle a donné naissance à des leaders d’importance nationale et internationale, en particulier des femmes telles que Dolores Cacuango (1881-1971), Luisa Gómez de la Torre (1887-1976) et Tránsito Amaguaña (1909-2009). C’est également la plus ancienne zone habitée répertoriée ici dans les Andes, où des populations vivaient déjà il y a plus de deux mille ans. Le paysage est spectaculaire, niché dans les replis du volcan Cayambe enneigé avec son glacier, et riche en eau. Il possède donc une histoire très riche, tant récente qu’ancienne. Il dispose également d’un merveilleux centre culturel appelé Centro Intercultural Comunitario Tránsito Amaguaña (CICTA), qui a été aménagé dans l’ancienne hacienda restaurée.

Aujourd’hui, il faut lutter pour protéger l’écosystème et les économies paysannes, et trouver une solution au problème des serres intensives de fleurs et à la menace imminente du changement climatique, qui s’est manifestée par la sécheresse qui a touché la région l’année dernière.

Entrée du Centro Intercultural Comunitario Tránsito Amaguaña (CICTA), La Chimba. Le texte est une phrase de Tránsito Amaguaña : « La terre est au peuple ce que le sang est au corps ». Il encadre l’exposition inaugurée le 8 mai 2025 dans le cadre du Tinku Uku Pacha, avec des œuvres de Tau Luna Acosta, Ronny Albuja, Manai Kowii, Pedro Avellanada et le collectif de photographes coordonné par Maura Necpas. Territoire, mémoire et avenir. Crédit : Mateo Barriga

Au final, vous avez réussi à mettre en place une collaboration avec le centre culturel de La Chimba et à réaliser The Soil Assembly #2 dans leurs locaux. Comment avez-vous fait ?

Je pense que le contexte de La Chimba rassemble tout ce à quoi nous devons réfléchir aujourd’hui : la régénération des sols, l’agriculture à petite échelle, la survie économique, le changement climatique, la résistance autochtone, le féminisme, la collaboration entre les femmes, le rôle de l’éducation… Tout converge ici.

Après de nombreuses années, l’occasion s’est présentée de réaliser un projet en postulant à un prix d’art contemporain en 2024. Il s’agit en fait du prix artistique le plus important d’Équateur, et seuls 10 projets sont sélectionnés. « Tinku Uku Pacha : Asamblea del Suelo #2 » (L’Assemblée du sol #2) a été l’un des deux seuls projets curatoriaux sélectionnés. Ce financement initial nous a finalement donné l’élan nécessaire pour commencer à travailler directement avec la communauté en avril dernier. Cela a été assez difficile au début, car j’avais du mal à expliquer aux habitants ce que nous avions l’intention de faire. Ils n’ont pas vraiment de repères. Le plus proche serait peut-être les danses traditionnelles, mais cela reste d’une autre nature qu’une conférence, un rassemblement ou un spectacle artistique hybride. À moins de savoir déjà de quoi il s’agit, c’est difficile à décrire. Il nous a donc fallu beaucoup de temps, jusqu’à la fin, pour faire comprendre ce que nous essayions de faire.

La production a vraiment pris son essor lorsque Daniela et sa société La Divina Papaya, ainsi que son projet Upayaku Foundation, se sont davantage impliqués, proposant d’inclure les économies rurales comme facteur transversal et suscitant le soutien de nombreuses organisations et processus différents impliqués dans la régénération et la conservation. Le financement participatif en collaboration avec le réseau international Soil Assembly a également été fondamental.

Daniela (à gauche) et Violeta (à droite) Moreno Wray dirigent La Divina Papaya.

Vous avez mentionné la régénération des sols et l’agriculture à petite échelle comme deux des éléments centraux de la Soil Assembly. S’agit-il de sujets que vous explorez et sur lesquels vous travaillez depuis de nombreuses années ?

Oui, cela fait longtemps. Dans les années 1990 et au début des années 2000, je me consacrais principalement à l’art numérique, à l’audiovisuel, aux festivals de musique, aux CD-ROM pour l’art interactif et à la vidéo en temps réel au théâtre. Mes premiers travaux portaient sur la cyberculture et les environnements urbains : hacklabs, espaces technologiques coopératifs et production d’art contemporain dans les villes. L’année 2011 a marqué un tournant. J’ai vraiment commencé à m’intéresser à la biologie. À cette époque, je travaillais à LABoral, un centre d’art, sur la côte atlantique espagnole. La zone à l’extérieur du centre est semi-rurale, quelque peu abandonnée, mais entourée d’arbres. Je me souviens très bien de ce moment : il pleuvait et pour moi, la pluie avait toujours été synonyme de « Oh, merde ! Il pleut ! Je ne vais pas pouvoir prendre un taxi, je vais devoir prendre un parapluie, etc. ». Mais cette fois-ci, au lieu de considérer la pluie comme une nuisance, je l’ai soudainement appréciée, comme une plante, comme la terre.

Pour moi, cela a été un véritable changement de perspective et j’ai commencé à penser que c’était la direction à prendre, tant sur le plan culturel qu’à l’échelle planétaire. C’est peut-être une question de génération, mais beaucoup de mes pairs qui s’intéressaient auparavant à l’art numérique ou au hacking ont commencé à s’intéresser au jardinage, à l’écologie et aux pratiques liées à la terre. Mais je pense aussi que nous ressentons tous cette nécessité planétaire. En tant que curateur, j’ai commencé à voir les espaces artistiques comme des moyens de sensibiliser le public, des espaces qui nous aident à percevoir d’autres réalités, à ressentir d’autres réalités. Je pense également qu’il est très important de décentraliser l’art contemporain, de l’éloigner des centres urbains dominants et d’imaginer une culture enracinée dans “un futur de petites fermes”. Internet joue ici un rôle clé, en permettant les connexions internationales, l’accès à l’éducation et à la culture sans toujours avoir à quitter la communauté.

Comment vous êtes-vous impliqué dans le réseau Soil Assembly ?

Tout a commencé par la traduction de La Planète Laboratoire, un journal qui m’a profondément influencé. Le numéro 5, intitulé Capitalisme Alien, explorait les systèmes incontrôlables et les excès du capitalisme technologique. Un jour, Ewen Chardronnet, membre de la rédaction, m’a contacté au sujet d’un nouveau numéro, le n° 6, consacré cette fois-ci aux paysans planétaires et aux assemblées des sols. Je m’intéressais déjà beaucoup à ces sujets et j’ai eu l’impression d’une synchronicité : « Waouh, vous réfléchissez aussi à ça ? ! »

Que signifie pour vous le terme « paysans planétaires » ?

Le sixième numéro de La Planète Laboratoire comprend un diagramme très parlant : le globe contre la Terre. D’un côté, les processus extractivistes, la finance, l’industrie, etc. ; de l’autre, les mouvements sociaux et écologiques, les systèmes naturels, les écologies paysannes, etc. L’Anthropocène est donc en quelque sorte le choc entre ces deux forces, une lutte à mort. Les paysans planétaires représentent une issue à cette folie. Un avenir possible, différent de l’inévitable apocalypse technologique, une possibilité littéralement « terre à terre » de véritable durabilité. Après tout, cela a fonctionné pendant des milliers d’années. Nous pouvons nous y reconnecter. C’est particulièrement vrai ici, à Cayambe, où existe une culture paysanne autochtone vivante et où Tránsito Amaguaña, une femme paysanne devenue une référence internationale, a montré l’exemple.

La Soil Assembly #2 est également appelée Tinku Uku Pacha. Qu’est-ce que cela signifie ?

Tinku est le mot kichwa qui signifie « rencontre », mais pas nécessairement pacifique, cela peut aussi être un affrontement. Uku signifie « à l’intérieur » – il peut également être utilisé pour désigner l’intérieur d’une pièce, tandis que Pacha désigne l’espace-temps. En bref, Uku Pacha est l’espace-temps intérieur, mais cela mérite peut-être quelques explications supplémentaires. Dans la cosmologie andine, l’univers est divisé verticalement en trois couches d’espace-temps. Uku Pacha est le monde intérieur, associé à la mort, à la naissance, aux ancêtres et aux générations futures. C’est un espace de régénération, où les choses se transforment et renaissent. Il comprend également les eaux souterraines et est donc la source de tous les cours d’eau, rivières et lacs. Cependant, il ne s’agit pas seulement de l’intérieur de la terre, mais aussi de l’intérieur du corps.

Ce terme décrit le temps et l’espace, il a donc une matérialité, tout comme l’eau, les minéraux, les combustibles fossiles, etc. D’autre part, il a également une dimension métaphorique : la terre des ancêtres et de ceux qui ne sont pas encore nés. La terre de la mort et de la naissance, où tout est recyclé. Tout descend et remonte de là. Toujours mourant, toujours vivant. De la même manière que la terre se construit : par la décomposition et le renouvellement.

Comme Uku Pacha est également le lieu où les gens naissent, c’est aussi un lieu d’avenir. Ainsi, penser aux ancêtres, c’est en réalité penser à l’avenir.

Je pense qu’il est temps de parler de ce qui s’est passé pendant l’assemblée. Pourriez-vous nous parler des résidences d’artistes et nous présenter le programme des trois jours ?

Le programme a débuté plusieurs semaines avant l’assemblée proprement dite, avec deux résidences au CICTA : Tau Luna Acosta s’est intéressée à la mémoire lithique du territoire – en explorant les pierres comme archives et comme liens entre les significations humaines et non humaines et les échelles de temps. Parallèlement, une équipe dirigée par l’artiste visuel Ronny Albuja – avec le programmeur-designer Santiago Tapia, le musicien Daniel Gachet et l’expert en chromatographie Dalo Gómez – a créé une installation intitulée « Regarde le sol, là où la lumière ne se voit pas » (Mirar el suelo, donde la luz no se ve). Dalo a prélevé des échantillons de sol autour de la communauté et a utilisé la chromatographie pour révéler leurs motifs cachés. Ronny a mis au point un système de projection analogique tandis que Santiago et Daniel ont utilisé la vision par ordinateur et Pure Data pour sonifier en temps réel les couleurs, donnant ainsi vie à ces découvertes. Ce travail a jeté les bases de ce qui est devenu le laboratoire de sol vivant du CICTA, où travaille actuellement Karen Benalcázar, une jeune microbiologiste. Nous avons officiellement inauguré le laboratoire le 8 mai, à l’issue de notre première journée de sessions, en même temps que les expositions que Ronny et Tau avaient préparées pendant leur résidence.

Installation « Regarde le sol, là où la lumière ne se voit pas » (Mira al suelo, donde la luz no se ve) au CICTA par Ronny Albuja @destello.visual avec Santiago Tapia @tekne.media, Daniel Gachet @entranas_ et Dalo Gomez @tierracroma. Les artistes utilisent des techniques de projection ancestrales, des sons génératifs et l’analyse visuelle du sol (chromatographie) pour inverser le monde et révéler l’invisible. L’électricité nécessaire à l’installation est fournie par une éolienne. Crédit : Mateo Barriga

Que s’est-il passé pendant les sessions ? Souhaitez-vous partager quelques moments forts ?

La première journée, intitulée « Économies paysannes régénératrices », a été organisée par Daniela Moreno Wray et s’est ouverte par une présentation du podcasteur et auteur néerlandais Koen van Seijen, qui a abordé le thème de l’investissement régénérateur, en évoquant la possibilité d’aligner les flux de capitaux sur la régénération écologique. Une introduction pragmatique. Ensuite, nous avons organisé des tables rondes sur les expériences vécues en Amazonie et à Saint-Domingue. L’une des discussions les plus suivies a porté sur l’élevage bovin régénérateur, car l’élevage laitier reste le principal moyen de subsistance de nombreuses familles dans cette région. Nous avons également organisé une table ronde très intéressante sur les femmes dans l’agriculture régénératrice, au cours de laquelle plusieurs femmes leaders communautaires ont parlé de leurs projets et des défis auxquels elles sont confrontées. Dans la soirée, Felipe Jácome Reyes, un artiste de Quito, a projeté un mapping vidéo sur une maison située en face du centre culturel. Son œuvre superposait des images de la voix et du visage de Mama Tránsito à des photos de mycélium et à des images microscopiques d’organismes vivant dans le sol, en hommage à son héritage. C’est une œuvre très belle. Les femmes s’affairaient à cuisiner à l’intérieur, et la fumée s’élevait du toit pour compléter les projections ! Nous avons ensuite inauguré l’exposition au CICTA et guidé les visiteurs à travers les installations des artistes.

La deuxième journée était consacrée à « La science et l’art du sol ». Nous avons essayé de mélanger des projets artistiques et des projets d’art rural et scientifique avec des recherches plus académiques sur le sol. C’était notre principale journée internationale : chaque session était traduite simultanément et une équipe de streaming professionnelle a filmé et enregistré le son en très bonne qualité. Tout a été enregistré et est disponible sur archive.org – Tout ce matériel est désormais accessible au public. Il a été très bien accueilli. Les participants se sont connectés via Zoom ou ont suivi la retransmission en direct sur YouTube. Tout s’est très bien passé. Le programme de la journée était divisé en quatre blocs thématiques : futurisme ancestral, art et ruralité, art et sol, et sciences du sol. Le matin, nous avons eu une belle introduction du réseau international Soil Assembly et, entre les blocs, il y a eu de nombreuses pauses, une promenade guidée, deux poèmes et une présentation sur le mouvement des écovillages en Ukraine. Mes moments préférés ont été la présentation de Dhamendra Prasad sur son travail en Inde et les concerts en soirée.

Zone de tentes à l’extérieur du hall principal accueillant diverses activités telles que des ateliers pour enfants, des interviews, de la restauration, un accès à Internet, des publications et même une collection d’insectes. Voici Stephen Sherwood, de la ferme @urkuwayku, à la table de la Fondation Ekorural, qui a présenté des démonstrations et des exposés sur les sciences du sol. Ekorural a également organisé la « Marche vers l’origine du monde » (Caminata al origen de la Pacha), qui retraçait l’histoire de la vie sur Terre au cours d’une promenade où chaque pas représentait 10 millions d’années. Crédit : Mateo Barriga
Mukuink Waakiach Santiak Marco, membre du peuple achuar d’Amazonie, a voyagé pendant plusieurs jours pour se rendre à l’Assemblée. Les drapeaux derrière lui comportent des phrases de Transito Amaguaña, des faits scientifiques sur le sol, des reproductions d’analyses chromatographiques du sol ainsi que des informations sur l’Assemblée. Ils ont été conçus par La Divina Papaya @ladivinapapaya.ec Crédit : Mateo Barriga

Ces concerts, ou plutôt ces performances audiovisuelles, avaient l’air vraiment incroyables. Malheureusement, ce n’est pas si facile à retransmettre à l’autre bout du monde. J’aurais adoré les voir en direct.

J’ai beaucoup apprécié le programme du vendredi soir. « Layer Layer Layer » est le nom d’un événement audiovisuel organisé par Ronny et Santi dans différents endroits. C’était la première édition rurale et elle comportait effectivement plusieurs niveaux (layer signifie « calque », « couche » ou « niveau » NdT). L’un d’entre eux était un groupe appelé Amazangas Uyarik, composé de deux frères qui jouent de l’ocarina, une flûte ancienne fabriquée à partir de terre cuite. Ils ont mené une recherche approfondie sur le matériau et le type de vibrations qu’il produit, car chaque flûte a un son qui lui est propre. C’était vraiment très intéressant. Paula Pin, Felipe Jácome Reyes, Entrañas avec Santi et Ronny, Jatun Mama, tous ont fait de superbes performances et la soirée s’est terminée par une danse sur de la musique chicha.

L’événement Layer Layer Layer « En el suelo ardía el imagen » (Dans le sol brûlait l’image), une soirée de musique et d’expérimentation audiovisuelle, s’est déroulé le vendredi 9 mai en soirée dans la salle principale. La photo montre la performance de Paula Pin. Les enregistrements de tous les spectacles sont disponibles ici : https://archive.org/details/@soil_assembly/lists/1/tinku-uku-pacha—dia-2 Crédit : Josep Vecino

La troisième journée était structurée de manière très différente afin de laisser la place à la communauté locale, sans aucune présentation ni table ronde. Pouvez-vous nous dire comment le thème « Cérémonie et célébration pour Tránsito Amaguaña » s’est déroulé au cours de cette journée ?

Cette journée était entièrement consacrée à la communauté locale et coïncidait avec l’anniversaire de la mort de Mama Tránsito, le 10 mai. Le matin, nous avons préparé une Pachamanca, qui signifie « cuisson dans la terre ». C’était fantastique. Il y a tout un rituel pour remercier la terre et lui rendre quelque chose. C’est un très beau rituel collectif. En parallèle, une assemblée d’enfants était organisée par Violeta Moreno Wray et Mama Uma. Une vingtaine d’enfants se sont réunis pour partager leurs souvenirs de Mama Tránsito. C’était merveilleux. Il y avait également différentes tentes, un petit cinéma et, dans l’après-midi, Dario Rocha, d’Amazangas Uyarik, a emmené de petits groupes à la rivière voisine pour faire « chanter » les eaux souterraines avec ses instruments ancestraux en argile. Dans l’après-midi, Graciela Alba, la petite-fille de Mama Tránsito, a dirigé un rituel de clôture. Elle nous a tous réunis et a prononcé de très belles paroles, clôturant ainsi la journée de manière très belle et très émouvante.

À la tombée de la nuit, les groupes de copla ont commencé à arriver. Sept ensembles traditionnels de chant et de danse sont venus participer à un concours organisé chaque année en l’honneur de Mama Tránsito. Les femmes chantent d’une voix aiguë en kichwa et en espagnol, les hommes jouent de la guitare et d’autres instruments, et tout le monde danse. C’est une fête, mais une fête traditionnelle.

L’un des groupes qui a participé au concours de coplas le samedi 10 mai au soir, en commémoration de Transito Amaguaña. Le concours a été remporté par un groupe appelé Ñaupa Taki, originaire de Chilco, dans la province d’Imbabura. L’œuvre d’art que l’on peut voir derrière le public a été créée par Oscar Velasco @ay.que.sinrazon, qui a documenté visuellement les trois jours de l’Assemblée. Crédit : Josep Vecino

Avec le recul, comment cet événement a-t-il permis de créer un espace de dialogue entre les connaissances ancestrales et les perspectives contemporaines ?

Dans la pensée andine, tous les éléments naturels – montagnes, rivières, pierres – sont vivants. Ces entités forment un réseau complexe de relations, et notre rôle en tant qu’êtres humains est de maintenir l’équilibre, tant au niveau social qu’écologique. Bien sûr, cela a beaucoup dérapé à l’heure actuelle.

Au cours de l’assemblée, nous avons exploré comment le monde naturel a sa propre agentivité, sa propre capacité d’action. Lors du panel sur le futurisme ancestral, une discussion passionnante a eu lieu sur la manière dont la pensée autochtone influence le jardinage, par exemple en ce qui concerne les périodes de plantation et de récolte. Le Chakana, une croix à huit branches marquant les solstices, les équinoxes et les cycles lunaires, définit un cadre pour le calendrier des tâches spécifiques. Une présentation a examiné comment cette cosmovision influence la vie dans le sol d’un point de vue scientifique. Ce fut un mélange très intéressant entre académisme et tradition ancestrale. Vendredi, nous avons entendu un poème puissant de Marina Tsaplina, une poète d’origine russe vivant aux États-Unis. Son texte, traduit et lu en kichwa et en espagnol par Wayra Velasquez et Violeta Moreno Wray, nous invitait à « ramener les bateaux », symboliquement, afin de récupérer les terres exploitées par le colonialisme. Ce fut un moment très fort et très poétique. Il s’agit de mettre fin à l’exploitation et à la destruction coloniales, non pas pour revenir à un monde vierge, mais au moins à un monde où nous pouvons commencer à voir plus clairement et à comprendre ce qui se passe autour de nous.

L’assemblée avait également un aspect plus pratique : des débats sur l’élevage bovin par opposition à l’agroforesterie, les modèles économiques durables ou l’influence de la technologie sur le développement rural. Je trouve fascinant de voir comment l’internet haut débit peut transformer l’existence des « néo-paysans ». Vendredi, environ la moitié des participants étaient sur place et les autres en ligne. Imaginez l’empreinte carbone de tous ces gens qui auraient dû prendre l’avion ! La technologie nous a permis de connecter une région rurale des hauts plateaux de l’Équateur à une communauté internationale. C’est incroyable. Je pense que cela donne vraiment une autre dimension à la vie rurale. Vous pouvez être un travailleur culturel, un travailleur du savoir, et vous pouvez participer à des débats, savoir ce qui se passe, vous informer, partager vos réflexions et vos idées avec le monde entier. Vous n’avez plus besoin de quitter votre village. C’était inimaginable il y a seulement dix ans.

Je suis d’accord ! C’est vraiment fascinant de pouvoir assister à un événement international sans bouger de chez soi. À chaque pause dans le programme, je pouvais simplement sortir et travailler dans le jardin.

Exactement ! Et il y avait également des événements parallèles à Manaus et à Paris, avec des programmes fantastiques à plus petite échelle. Il y a eu ce magnifique moment de synchronicité, lorsque l’équipe de Manaus a partagé des images de produits sur un marché local, juste au moment où nous nous installions pour travailler jeudi soir. C’était formidable de ressentir cette connexion, un peu comme si nous nous trouvions à une sorte d’intrication quantique.

Comment voyez-vous évoluer Soil Assembly au cours de la prochaine décennie ? Quels sont vos espoirs et vos rêves ?

Honnêtement, je suis un peu collapsiste. Je pense que les systèmes actuels vont s’effondrer. Mais c’est précisément pour cela que nous avons besoin d’initiatives telles que les Assemblées des sols. Elles peuvent contribuer à renforcer la résilience, en offrant un espace pour la transmission des connaissances sur ces questions, par exemple les pratiques agricoles et les projets inspirants, qui pourront servir de point de départ après l’effondrement. Je pense que cela pourrait catalyser un changement culturel dans nos relations avec le non-humain.

J’espère voir se multiplier les événements locaux et ancrés dans le terrain, qui pourront être reliés entre eux via le streaming ou d’autres outils numériques. Un peu comme un réseau mycélien. Des événements surgissant à différents endroits et dans différents contextes, chacun avec son propre thème, mais tous connectés entre eux. C’est en tout cas une vision que j’aimerais voir se concrétiser. L’énergie est là, et de plus en plus de personnes nous contactent pour organiser une assemblée. Mais il faut que cela reste ancré. Pas trop académique, pas seulement des intellectuels urbains. La Soil Assembly prend toute sa dimension lorsqu’elle implique des personnes qui travaillent réellement avec la terre, et pas seulement celles qui y réfléchissent ou l’étudient. Je pense que cette dimension est très importante. J’espère vraiment que nous pourrons poursuivre ce dialogue entre l’art, la culture, la science et les paysans, les populations paysannes et les économies paysannes.

J’ai entendu des rumeurs concernant une troisième assemblée. Savez-vous quelque chose à ce sujet ?

Oui, il y a des rumeurs. Il semble que certaines personnes au Chili envisagent d’organiser quelque chose dans le désert d’Atacama. Il semble également que l’Assemblée des sols sera incluse dans la Biennale de Kochi en 2026, ce qui est déjà un bon résultat, car cela permettra d’en organiser une nouvelle en Inde.

Super. J’ai vraiment hâte d’y être. Peut-être une dernière question pour conclure l’interview : comment faites-vous personnellement pour garder les pieds sur terre dans votre vie quotidienne ?

Me mettre au jardinage m’a beaucoup aidé sur le plan personnel. Cela m’a aidé à accepter la folie du monde. Il y a quelque chose de profondément apaisant dans cette activité. Et ce qui est génial, c’est que tout le monde peut le faire. Tout le monde peut au moins faire du compost. Tout le monde l’a déjà fait d’une manière ou d’une autre. Ce petit geste qui consiste à créer de la nouvelle terre, de l’humus, même à une échelle microscopique. C’est réel. C’est beau. Et c’est bénéfique.

Et je pense que, surtout à l’heure où nos options politiques sont de plus en plus limitées et où nos opinions semblent de plus en plus abstraites, ne faisant plus qu’écho dans le vide, se concentrer sur la terre et sur ces petites actions concrètes est pour moi une source d’optimisme. Cela permet de garder les pieds sur terre, cela apaise. C’est un espace d’espoir. Oui, vraiment.

Tous nos articles sur les Assemblées des Sols

Les conférences, tables rondes et évènements de Soil Assembly #2 Tinku Uku Pacha sont consultables en video sur archive.org jour 1 et jour 2

10 ans de Parisculteurs : l’agriculture urbaine, maillon essentiel du retour à la terre

10 ans de Parisculteurs. © Le Jardin des Traverses

Samedi 17 mai, au Jardin des Traverses à Paris, les agriculteurs urbains franciliens se réunissaient pour fêter les 10 ans de Parisculteurs et des 48 heures de l’agriculture urbaine. Un double anniversaire et l’occasion de revenir sur le chemin parcouru par ce secteur de proximité, maillon essentiel de la transition agricole.

Elsa Ferreira

Nadine Lahoud a tellement raconté cette anecdote qu’elle en est lasse. N’empêche, l’énergique agricultrice urbaine, pionnière du secteur avec son association d’agriculture de proximité et pédagogique Veni Verdi, qu’elle a montée en 2010, se prête au jeu : « je m’occupais de haricots beurre dans un jardin communautaire. Un gamin est venu vers moi et m’a dit : ‘tiens, je ne savais pas que ça poussait comme ça les frites !’».  C’est le déclic : elle accompagnera les enfants pour qu’ils sachent que les frites poussent dans la terre et les artichauts dans l’air. 15 ans plus tard, Veni Verdi réunit 17 salariés, 900 bénévoles, 7000 enfants et adultes autour des 14 000 m2 exploités pour 4,4 tonnes de récoltes.

Si cette histoire a été usée jusqu’à la corde, c’est qu’elle est symbolique de ce que l’agriculture urbaine propose de faire dans ces territoires éloignés de la culture des terres et autres affaires de la nature : de la pédagogie. Faire comprendre pour se soucier – des paysans, de leurs conditions de travail, de la provenance des aliments, des saisonnalités… – et pourquoi pas, créer quelques vocations.

Des enjeux stratégiques cruciaux

Nous sommes dans une période de transition, pose Xavier Fourt, artiste-designer du duo Bureau d’études, venu apporter un éclairage géopolitique et historique. En l’espace de 30 ans, le nombre d’agriculteurs a été divisé par deux. Parmi ceux qui restent, la moitié devrait partir à la retraite d’ici 2030. Qui pour les remplacer ?

L’enjeu est multiple. D’abord, celui du type d’agriculture. « Les études montrent que l’efficacité de l’agriculture mécano-chimique est très faible par rapport à l’agriculture paysanne », rappelle l’artiste, auteur et coordinateur, au côté de Léonore Bonaccini et d’Ewen Chardronnet (artiste et rédacteur en chef de Makery), du livre-journal La Planète Laboratoire, sur les Paysans planétaires. « L’agriculture paysanne produit 70 à 75 % de la nourriture consommée mondiale sur un quart des terres cultivées, alors que l’agriculture industrielle en produit de 25 à 30 % sur trois quarts des terres cultivées », rappelle ainsi l’économiste Hélène Torjdman, autrice de La croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande (La Découverte, 2021).

De son côté, l’agriculture paysanne est très consommatrice de main-d’œuvre. Or, si en 2023, le collectif Nourrir a lancé la manifeste « 1 million de paysans » pour former et accompagner 1 million de paysans d’ici 2050, la tâche n’est pas simple.

Car le deuxième enjeu de taille guette : celui du foncier. S’installer dans une activité agricole est dur et les exploitations sont de plus en plus chères : de 280 130 euros en moyenne en 2010 à 569 020 euros en 2022, selon Le Monde. Des associations comme Terre de liens s’affairent à aider les nouveaux agriculteurs à trouver des parcelles. Mais ce sont des groupes industriels – pas toujours français – qui remportent la part belle du gâteau agricole en rachetant les terres à des prix inaccessibles pour des particuliers, comme le démontre la journaliste Lucile Leclair, dans son livre Hold-up sur la terre (Seuil, 2022). Ce dilemme est un immense « chantier pour le futur », estime Xavier Fourt – sous peine d’entrer dans une dynamique de « néo-servage ». Une situation d’autant plus tendue que la majorité des villes françaises ont une autonomie alimentaire très faible : 5 à 7 jours pour Paris, 0,5 jour pour Nice.  

C’est dans ce contexte hautement stratégique et pressant que l’agriculture urbaine prend racine. « Il ne s’agit pas tant de relocalisation, il s’agit de reconnexion, estime Michel, paysan du bocage Bourbonnais, qui partage la tribune avec Bureau d’étude. Les enfants d’agriculteurs ne veulent plus faire le métier de leurs parents. Il faut trouver les nouveaux paysans au-delà de nos communautés. » On appelle ces néo-paysans les NIMA, pour Non Issu du Milieu Agricole. Pour les recruter, encore faut-il « renouer des synergies entre les périphéries et la ville et recréer des vocations ».

Michel (au centre) et Xavier Fourt et Léonore Bonaccini, de Bureau d’études. © Elsa Ferreira

Sur le terrain, un secteur dynamique

Créer des vocations, les agriculteurs urbains s’y attèlent. A travers le programme Parisculteurs, la Ville de Paris aide les agriculteurs urbains à trouver des espaces à « ennourricer ». En 10 ans, la métropole a accompagné 80 projets, soit 24 hectares, portant la surface d’agriculture urbaine à 37 hectares à Paris sur des toits, des murs, dans des sous-sols et en pleine terre. La tendance prend partout sur le territoire : le festival des 48 heures de l’agriculture urbaine regroupe une centaine d’associations et collectivités dans une quarantaine de villes en France mais aussi en Belgique, en Suisse, au Luxembourg et même en République Tchèque.

 

 
 
 
 
 
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Sur les centaines de mètres de la petite ceinture habités par le Jardin des Traverses, espace d’agriculture urbaine et de rencontres, public et paysans urbains sont aussi nombreux que multigénérationnels. A l’heure de célébrer ce double anniversaire, l’humeur est à la fête : l’agriculture urbaine se développe et tient ses promesses. Celle de lien social d’abord. Lors d’une table ronde qui réunit des bénévoles de différents jardins partagés, Seb, enfant d’ouvrier agricole et ancien travailleur de l’industrie de la musique en cours de reconversion dans le milieu de l’agriculture urbaine, se réjouit de la force de ces jardins à « rassembler des gens de générations différentes, de parcours différents, rassemblés autour d’un même engagement ». « Une forme de résistance », dit-il. Une résistance dans l’espoir, prône Zahra, cadre dans une grande entreprise et qui s’est reconstruite dans une période difficile de sa vie « en touchant la terre ». « Ce qu’on ne peut pas faire à grande échelle, on peut le faire dans notre quartier. On n’aura peut-être pas l’autonomie alimentaire, mais on aura tissé du lien. C’est déjà bien. »

Djibril et Flo, salariés de Pépins Production. Depuis 2021, la pépinière accueille et forme ente 8 et 12 pépiniéristes en insertion professionnelle. © Elsa Ferreira

La production de ces fermes n’a pas vocation à nourrir la ville, ni même à être une manne financière majeure – certaines d’entre elles donnent d’ailleurs leur production à des associations comme le Secours Populaire ou La Chorba. Mais en éduquant les populations urbaines « au bien manger et aux métiers verts », elles agissent comme marchepied vers les métiers agricoles, défend Marie Fiers, coordinatrice de l’Association française de l’agriculture urbaine professionnelle, lancée il y a 10 ans. Ainsi, la Ferme de Paris, ferme de 5 hectares gérée par la ville de Paris et ouverte au public depuis 1989, s’associe à l’école d’horticulture Du Breuil pour organiser des chantiers participatifs de permaculture et dans ses vergers. Pour parachever le lien entre agriculture urbaine et projets d’agroécologie, la Ferme de Paris, en partenariat avec la coopérative Les Champs des Possibles, couveuse d’activité agricole, permet à des maraîchers de tester leurs activités sur leurs 5800m2 de parcelles avant de s’installer en périurbain ou dans les territoires ruraux. En ce moment, Héloïse Claudé et Audrey Zandona mettent à l’épreuve leurs projets de maraichage.  

La Ferme de Paris s’associe également avec des écoles d’art. Ici, dans le cadre du projet Écosystème Laine, les élèves du département textile de l’ENSCI ont imaginé des artefacts pour réutiliser la laine des brebis. Phoebe Treilhou a imaginé des bouillottes modulables. © Elsa Ferreira
Olivia Séné a utilisé la laine pour en faire des cordages qui peuvent être utilisés dans les activités quotidiennes. © Elsa Ferreira

Manifeste pour le futur

L’agriculture urbaine continue de se consolider. « C’est un secteur qui dépend beaucoup des subventions, or on sait qu’elles sont en baisse. Mais c’est aussi un secteur qui a l’habitude de faire beaucoup avec très peu. Nous sommes résilients malgré les difficultés », reste optimiste Marie Fiers. Pour elle, il s’agit désormais de « pérenniser les lieux qui existent. On finance beaucoup l’installation mais beaucoup moins le fonctionnement ». Pour quantifier et suivre les évolutions de l’agriculture urbaines, les acteurs du secteur, dont l’AFAUP, ont mis en place l’observatoire de l’agriculture urbaine. En trois ans, l’organisation a recensé 4153 lieux à travers le territoire et collecte des données (types d’agricultures, zonages PLU, statuts juridiques, financements…).

« 10 ans, ça a l’air long, mais c’est très court quand on pense au temps de la nature ». Audrey Pulvar, adjointe à la Maire de Paris en charge de l’alimentation durable, de l’agriculture et des circuits courts, rend hommage à Parisculteurs et ses acteurs avant que l’AFAUP ne présente son © Elsa Ferreira

Ce samedi 17 mai, au Jardin des Traverses, Nadine Lahoud et Romain Guitet, de l’Afaup, présentait leur manifeste « Un quartier, une ferme », 10 mesures à destination des élus et des candidats aux élections municipales de 2026. Parmi celles-ci : nommer un élu chargé de mission d’agriculture urbaine, assurer un espace nourricier à chaque citoyen à moins de 15 minutes de son domicile ou encore installer des fermes municipales pour approvisionner la restauration collective. De quoi démocratiser un peu plus ces espaces, et accélérer la transition alimentaire. Pas avare en punchline, Nadine Lahoud conclut : « on nous dit de prendre notre mal en patience, et si on prenait notre bien en urgence ? ».

La carte 2025 des Summer Camps en Europe (et au-delà)

Workshop Feral Circuits de synthétiseurs à faible consommation d'énergie régénérative au festival Nonagon à Svävö, en Suède. Photo: Regenerative Energy Communities, 2023, CC4R.

C’est parti pour un été de plus à écumer les Summer Camps ! Comme chaque année, Makery fait la recension des camps aussi naturels que DiY, destinés aux makers, hackers, bioartists, architectes et autre curieux. Alors, plutôt Portugal ou Danmark, Bretagne ou Bali ? Pour trouver votre programme estival idéal, suivez le guide !

Elsa Ferreira

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