La Planète Laboratoire : Laboratoires pour des futurs habitables
Publié le 25 mai 2024 par la rédaction
Makery et ART2M publient ce mois-ci La Planète Laboratoire N°6, « Paysans Planétaires », dans le cadre du programme More-Than-Planet. Nous republions ici l’éditorial par le collectif Bureau d’études.
Entre 1961 et 2016 le nombre d’humains sur Terre a doublé et la superficie mondiale des terres cultivées par habitant a été divisée par deux (1). Et selon les projections des Nations Unies, la population mondiale devrait augmenter de 2 milliards de personnes au cours des trente prochaines années, passant de 8 milliards actuellement à 9,7 milliards en 2050 (2). Dans ces conditions nouvelles, comment la Terre peut-elle rester habitable pour tous ?
En 2007, nous avons créé le journal La Planète Laboratoire, à partir de l’intuition que d’une « planète usine » il était nécessaire de passer à l’analyse d’une « planète laboratoire » où le « risque acceptable » est la variable d’ajustement d’expérimentations à échelle 1. Nous postulions alors que l’année 1945 était la date symbolique de ce passage, avec la bombe atomique comme marqueur et symptôme. Nous commencions tout juste à entendre parler de « Grande Accélération » et d’Anthropocène mais il était déjà clair que la construction de la surveillance environnementale avec son appareillage allant des micro-capteurs de mesures terrestres à l’observation satellitaire, venait directement des technologies et des méthodologies issues de la dissuasion nucléaire de la Guerre froide. Sans le déploiement de ce complexe militaro-industriel, nous comprenons aujourd’hui qu’il n’aurait pas été possible de définir ni la Grande Accélération, ni l’Anthropocène : la surveillance continue d’indicateurs du Système Terre en est un héritage indirect. Les institutions elles-mêmes, et la technocratie qui les accompagne, le sont également. Nous avons donc voulu pointer la « Bombe Anthropocène » (3) qui fut déclenchée au tournant des années 1950 et le caractère « alien » de la conquête de la Terre par les ordinateurs (4).
Mais comme l’a souligné l’historien des sciences Christophe Bonneuil, la prise de conscience du « tournant planétaire » remonte bien plus loin que la vue de la Terre depuis la Lune, ou que la création de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Il nous rappelle que si la communauté historienne concède désormais l’existence d’une « conscience de la globalité » depuis au moins le XVIe siècle, les « régimes de planétarité » sont encore largement à éclaircir (5). Et comme l’a écrit Gayatri Chakravorty Spivak en 1999, « Le globe est sur nos ordinateurs. Personne n’y vit. » (6) La philosophe indienne encourage depuis cette époque à sortir de la vision techniciste du « globe » perçue comme envahissant et commandant la planète, pour porter un regard « planétaire » qui serait du côté de la rencontre avec cet autre que nous habitons et ces altérités avec qui nous cohabitons sur Terre.
Alors que les conditions d’existence se détériorent toujours davantage, tant sur le plan écologique que social et humain, c’est cette direction que nous proposons de prendre ici. Dans les colonnes de ce numéro nous imaginons un futur paysan et néo-paysan, un futur inventé par les paysans planétaires, organisés en territoires divers, cultivant des biotopes plus hétérogènes, plus démocratiques, et donc plus habitables que ceux des cités impériales. Le journal ouvre ainsi ses pages à un cahier central à la récente initiative Soil Assembly et y développe quelques-unes des expériences, réflexions et enquêtes collectées au sein de ce réseau émergent.
Le futurisme qui nous guide ici – celui des paysans qui ont montré leur capacité millénaire à façonner des paysages vivants, et celui des néo-paysans qui inventent des nouvelles formes d’arts agricoles, pédagogiques et sociaux – est solidaire de la Terre et de son destin. Il ne prétend pas accélérer la biosphère et les êtres vivants, comme on accélère l’évolution de la technosphère à coup de capital. Il cherche plutôt à épaissir le vivant, à densifier les êtres, en accroître la consistance. Ce numéro de La Planète Laboratoire ne quitte pas la Terre mourante en vue de la Lune ou des étoiles, il porte le regard vers nos sols, nos bocages, nos forêts, nos montagnes, nos déserts, nos rivières, nos mers et le monde grouillant qui les peuple.
Paysans du futur
Si la Lune accueille un jour de l’agriculture, ce sera une agriculture de containers, gérés par des robots. Or l’ancêtre de ces containers est la plantation.
L’agriculture de plantation moderne connaît des préfigurations à la fin du Moyen-âge autour de la Méditerranée, à Chypre, en Crète, en Sicile, au sud de l’Espagne, à Madère. Ce sont alors des plantations d’oliviers, de vignes, de sucre et de fruits, exploités par des arabes, des marchands vénitiens et génois. Ce système de plantation va s’étendre tout autour du monde avec l’expansion du commerce au XVIe siècle et dans les siècles qui ont suivi, jusqu’à aujourd’hui, prolétarisant les êtres vivants, humains, animaux, végétaux, microbes, tout autour de la planète.
Quoiqu’on en pense, cette histoire-là n’est pas l’histoire majoritaire de l’agriculture mondiale. Des fermes paysannes relativement isolées des pressions croissantes du capitalisme ont lutté depuis des siècles pour maintenir leur autosuffisance. Et d’autres ont lutté et luttent encore pour maintenir leur indépendance économique, culturelle, sociale, politique, morale (7).
Le modernisme capitaliste a voulu reléguer ces modernités paysannes dans les oubliettes de l’histoire. Des centaines de millions de fermes inventent pourtant aujourd’hui, des territoires bien différents du 1% d’exploitations agricoles dans le monde qui concentre désormais 70% de l’ensemble des terres cultivables (8).
Dans ces laboratoires planétaires, d’autres futurismes ont bourgeonné et continuent de croître, loin des organisations internationales et des complexes industriels : laboratoires qui coopèrent au quotidien avec les biocénoses de l’holobionte planétaire, instaurant déjà un âge post-urbain ; futurismes de paysans, d’autochtones, de migrants et de créoles, des continents et des îles, au centre et dans les bords de l’Europe, de l’Afrique, de l’Amérique du sud, de l’Asie centrale et orientale, de la péninsule indienne, du pôle Nord et des confins du Canada ou de la Sibérie. Communs socio-écologiques tels que les Satoyama au Japon, la culture de riz en terrasse en Chine et aux Philippines, les forêts cultivées de Corée du Sud, les systèmes agroforestiers d’Indonésie (dunsun) et de la péninsule ibérique (dehesa), les pâturages montagnards des Alpes et du Jura, les cultures agroforestières du sud de l’Allemagne.
On imagine ces territoires vivants éparpillés, composant les nœuds d’un mycélium, distribué tout autour du globe et dans l’espace. La Terre, dans ce futurisme paysan, n’est pas ce globe dont l’échelle reléguerait les localités dans l’insignifiance. Car il n’y a pas de séparation des échelles : le destin de la Terre est le produit de causalités locales enchevêtrées. La Terre dont nous parlons n’est pas ce globe bleu photographié par les appareils militaires, depuis l’espace. Elle est ici, sous nos pieds. Elle est ce que nous sommes puisque ce qui se passe dans le sol produit ce qui se passe dans nos propres intestins. Elle est aujourd’hui ce mouvement des centaines de millions d’urbains, des milliards peut-être, qui, avec les milliers d’espèces végétales et animales, les torrents de bactéries et des virus, migrent avec la chaleur des suds devenus trop arides, restaurant bientôt des sociétés rurales, des formes d’existence et des arts dans les espaces septentrionaux. Alors que les migrations européennes des siècles modernes ont massivement détruit les populations des territoires colonisés (9), Nous voulons travailler à une autre politique de la migration pour le siècle en cours, visant une cohabitation des espèces, des cultures et des imaginaires.
Cette hypothèse du futur, pour le XXIe siècle, n’est pas une nouvelle Kolyma et ses goulags de l’extraction aurifère. On ne parle pas ici des villages forcés imposés en Russie, en Tanzanie, au Cambodge, en Ethiopie, en Somalie. On ne parle pas non plus au nom des grandes régulations monétaires, réglementaires ou propriétaires que quelques uns imposent au nom du bien de tous. Car la communauté terrestre ne subordonne pas la multiplicité des parties à l’unicité du tout et ne régente pas la multiplicité des parties, gens, ressources, idées, au nom d’un gouvernement du tout. Non pas parce qu’il ne le faudrait pas, mais parce que c’est impossible.
Perspectives pour des laboratoires planétaires
En 1970, dans sa chanson Whitey on the Moon (L’homme Blanc sur la Lune), le précurseur du rap, Gil Scott-Heron, parlait de la pauvreté des Noirs, issus des plantations, alors que les astronautes Blancs foulaient le sol de la Lune. Un peu plus tard, au Burkina Faso, le président Thomas Sankara proposait que 1 % des budgets de la conquête spatiale soit consacré à la préservation des arbres et de la vie (10), imposant aussi que tout nouvel entrant dans le pays, plante au moins un arbre, plutôt que de montrer une carte de séjour (11). La situation terrestre affronte ce paradoxe que des véhicules ont traversé les espaces glacés jusqu’à la planète Mars mais qu’on ne sait toujours pas combien d’espèces existent sur Terre. Les mondes vivants dont nous dépendons demeurent mal connus et nous avons oublié comment s’organise la société que nous formons avec eux.
Les laboratoires planétaires dont nous amorçons ici un premier recensement, héritent de cet intérêt pour les mondes vivants, faisant naître des futurismes ruraux, agraires, paysans, migrants, tropicaux, queers, indigènes, handicapés, qui préfèrent l’espace analogique de l’existence aux espaces virtuels de la société de contrôle.
Le laboratoire planétaire paysan, moins productif que l’agriculture mécano-chimique, est plus efficace que cette dernière d’un point de vue énergétique, augmente la quantité d’énergie solaire accumulée sur terre et diminué la quantité dispersée (12). Ce laboratoire a su aussi cohabiter pacifiquement avec les microbes, inventant des arts et des pédagogies du vivant. À l’universalisme biologique des industries biopharmaceutiques, à l’ équivalence biologique des corps, il a opposé la nécessaire contextualisation de la santé et de l’alimentation, pointant vers une médecine de territoires, où les modalités de la santé varient selon les lieux et les milieux (13). Enfin, ce laboratoire planétaire a développé et devra développer une culture de l’hospitalité, de l’accueil, de l’hybridation, de la symbiose aussi, alors que les milieux quittent les conditions relativement stables de l’holocène.
Retrouvez l’intégralité de La Planète Laboratoire ici.
Notes:
(1) Elle est passée d’environ 0,45 hectare par habitant en 1961 à 0,21 hectare par habitant en 2016 (FAO, Land use in agriculture by the numbers, 07 May 2020).
(2) https://www.un.org/fr/global-issues/population
(3) Ewen Chardronnet, « La Bombe Anthropocène », AOC, 28 mars 2024.
(4) Nous invitons le lecteur à se reporter aux numéros précédents de La Planète Laboratoire.
(5) Christophe Bonneuil, « Der Historiker und der Planet. Planetaritätsregimes an der Schnittstelle von Welt-Ökologien, ökologischen Reflexivitäten und Geo-Mächten », in Frank Adloff et Sighard Neckel (dir.). Gesellschaftstheorie im Anthropozän, Frankfurt, Campus, 2020, pp. 55-92.
(6) Gayatri Chakravorty Spivak, Imperatives to Re-Imagine the Planet (Vienna: Passagen Verlag, 1999), 44. Cité dans Jennifer Gabrys, « Becoming Planetary », e-flux Architecture, 2018.
(7) Enrico Dal Lago, Agrarian Elites: American Slaveholders and Southern Italian Landowners, 1815 – 1861, LSU Press, 2005.
(8) 475 millions de fermes de moins de 2 ha existent encore dans le monde aujourd’hui (Sarah K. Lowder, Jakob Skoet, Terri Raney, The Number, Size, and Distribution of Farms, Smallholder Farms, and Family Farms Worldwide, World Development, Volume 87, 2016, Pages 16-29). Dans l’Union européenne, 50 % des exploitations agricoles ont une superficie inférieure à 2 hectares, mais elles n’exploitent que 2,4 % des terres agricoles.
(9) La traite transatlantique des esclaves, segment de la traite mondiale des esclaves, a transporté entre 10 et 12 millions d’Africains asservis à travers l’océan Atlantique vers les Amériques entre le XVIe et le XIXe siècle (Thomas Lewis, Encyclopedia Britannica). Entre 1750 et 1930, 50 millions d’Européens ont migré, chassés par l’arrière, alors que la population européenne augmentait, mais pas les terres arables. Les projections actualisées des Nations unies montrent que la population africaine devrait doubler entre 2010 et 2040, passant de 1 à 2 milliards de personnes (soit quatre fois la population de l’UE28). Une migration de 200 millions de migrants climatiques est prévue pour le siècle en cours.
(10) « Qu’au moins un pour cent des sommes colossales sacrifiées dans la recherche de la cohabitation avec les autres astres servent à financer de façon compensatoire, des projets de lutte pour sauver l’arbre et la vie » (Silva, Actes de la conférence sur l’arbre et la forêt, Paris, 5 au 7 février 1986).
(11) « Le reboisement est une exigence pour tous. Entrer au Burkina Faso exige, implique que l’on accepte de planter au moins un arbre. (…). L’étranger qui refusera de planter un arbre sera expulsé du Burkina Faso. C’est une loi que nous prenons au même titre que d’autres pays ont décidé d’imposer des cartes de séjours ou autres formes de contrôle » (discours du 25 avril 1985 à Bobo-Dioulasso).
(12) Nous nous référons ici aux travaux de Kohei Saïto, ou Sergueï Podolinsky.
(13) Lire à ce sujet Rupa Marya & Raj Patel, Inflamed: Deep Medicine and the Anatomy of Injustice, Farrar, Straus and Giroux, 2021. Citation : « Notre corps a évolué dans des systèmes de relations profondes avec le soleil, le sol, l’eau, les marées, les saisons, les archées, les bactéries, les virus, les animaux, les plantes, les champignons et le reste du monde grouillant. Chacun de ces éléments dépend des relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres. L’étude de l’écologie devient indispensable à l’étude de la médecine parce que l’homme n’est pas un simple animal, mais une multitude, une écologie d’êtres qui vivent sur nous, en nous et autour de nous. (…) La décolonisation de la médecine commence par un projet de réhumanisation et de reconnexion, reliant les scanners aux visages des personnes, les patients à leurs familles, leurs cosmologies, leurs communautés et leurs histoires, les peuples à leurs terres, leurs montagnes et leurs eaux, et les parents les uns aux autres à travers la vaste toile de la vie. Il s’agit d’imaginer un « nous » plus grand que la somme de vous et moi. » « Our bodies have evolved in systems of deep relationships with the sun, soil, water, tides, seasons, archaea, bacteria, viruses, animals, plants, fungi, and the rest of the teeming world. Each of those depends on relationships with one another. The study of ecology is becoming indispensable to the study of medicine because humans are not just a single animal, but a multitude, an ecology of beings living on us, in us, and around us. (..) « Decolonizing medicine begins with the project of rehumanization and reconnection, linking scans to people’s faces; patients to their families, their cosmologies, communities, and histories; peoples to their lands and mountains and waters; and relatives to one another across the vast web of life. It is a process of imagining a “we” that is bigger than the sum of you and me. », pp.26-27