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Field Notes : en Laponie, recalibrer ses mesures et observations de l’environnement

Petit chemin dans le Grand Nord. © Elsa Ferreira

Depuis 2011, Bioart Society organise une résidence artistique de groupe dans une station biologique en Laponie. Cette année, l’événement a duré deux semaines pendant lesquelles la vingtaine d’artistes présents ont pu s’imprégner de la nature alentour. Une immersion dans le Grand Nord, sans objectif de production, pour percevoir différemment les référentiels de nos paysages et du changement climatique en cours.

A Kilpisjärvi, à la frontière de la Finlande, la Suède et de la Norvège, les paysages sont faits de monts et de lacs. En septembre, il neige déjà et les cascades forment des stalactites. Le vent est froid, la végétation aux couleurs de l’automne est rase et les aurores boréales qui se fraient un chemin à travers les nuages sont spectaculaires. Ici, les gens se baignent dans des lacs de plusieurs dizaines de kilomètres carré et de quelques dizaines de degrés tout au plus après s’être fait suer dans des saunas en bois de quelques mètres carrés à la chaleur brûlante.

Randonnée vers Saana, l’une des montagnes les plus iconiques de la région. © Elsa Ferreira
Les splendides paysages enneigés de Kilpisjärvi. © Elsa Ferreira

C’est dans cet environnement majestueux et exigeant que Bioart Society organise tous les deux ans sa résidence, Field Notes. Cette année, pendant deux semaines pour la première fois, 23 artistes, penseurs, chercheurs, scientifiques se sont rejoints. Chacun était réparti en trois groupes, qu’ils avaient choisis dès leurs candidatures. En plus des activités de groupe, des cours magistraux étaient donnés par des invités présents à distance : parmi eux, Jussi Eronen, professeur des écosystèmes socio-écologiques à l’université de Helsinki, Oula Seitsonen, archéologue et géographe officiant à l’université d’Oulu, Leena  Valkeapää, artiste environnementale, collaboratrice à la Bioart Society depuis 2009 et installée dans le Grand Nord depuis plus longtemps encore, ou encore Liisa-Ravna Finbog, universitaire Sami, artiste et autrice.

Le thème global, ouverture d’un cycle de plusieurs années autour de ce sujet à la Bioart Society, est The North Escaping – l’échappée du Nord. « C’est un sujet très actuel et important, présente Erich Berger, chercheur, artiste, curateur et ancien directeur de la Bioart Society. Il n’est plus temps de discuter de la possibilité d’un changement climatique, il faut désormais que l’on examine ce que cela provoque pour nous. Il y a toujours un tropisme sur la façon dont l’environnement change mais on s’intéresse moins à ce que cela crée chez les gens et leur relation à l’environnement, à leur identité, à leur vie quotidienne. » Ici, dans ce Grand Nord où le changement climatique est plus rapide qu’ailleurs et met en péril les modes de vie traditionnels des Samis, peuple autochtone de cette région polaire, on peut observer ces relations changeantes. A condition de bien savoir regarder, mesurer, percevoir.

C’est à ça que se sont employés les dizaines d’artistes, sous l’impulsion des trois « hôtes » Erich Berger, Till Bovermann et Elizabeth McTernan, des artistes familiers de cet environnement venus accompagner leurs groupes. Le mot d’ordre spontané des trois groupes est devenu « attunement » – en français accorder, harmoniser, adapter. Une remise à niveau de nos outils de perception afin de réajuster notre regard sur l’environnement qui nous entoure, nos relations à lui et ses enjeux.

Rendez-vous à la frontière. © Elsa Ferreira
Méditation en groupe au bord du lac de la station biologique. © Elsa Ferreira

Erich Berger et le groupe TALE : repenser le temps profond

« Nous avons besoin d’une littératie du temps », pense Erich Berger, qui mène une thèse consacrée à ce sujet. Pour Field Notes, il propose à son groupe de travailler autour de cette notion et de quitter le « « temps superficiel » des temporalités centrées sur l’homme, dans le but d’entrer dans le « temps profond » et de traverser et d’explorer des temporalités « autres que » et « plus qu’humaines » », décrit-il sur la page de présentation. Modifier son rapport au temps, c’est aussi changer sa capacité à percevoir les changements, explique-t-il. « On a l’impression que l’environnement est stable et évolue peu. Mais c’est faux. Il est en fait très dynamique, mais à une autre échelle. » Alors que l’humanité entre dans une phase où nous sommes des « acteurs géologiques dont les actions ont des conséquences sur des échelles de temps qui vont bien au-delà des temporalités dans lesquelles nous opérons habituellement », expose-t-il, il nous faut comprendre d’autres manifestations et cadres temporels.

Une nécessité plus urgente encore que les acteurs de la Silicon Valley et de la big tech embrassent de plus en plus le temps long pour former une philosophie du longtermisme – un dérivé de l’altruisme efficace selon lequel il convient de considérer le bien-être et la survie du plus grand nombre sans distinction de temps. Ainsi, il serait justifiable de sacrifier des milliers de personnes si cela bénéficie à des millions d’autres dans 2000 ans. « Je ne veux pas répondre au longtermisme mais j’y pense beaucoup », admet Erich Berger. Pour lui, il s’agit d’une « implémentation fasciste du concept de temps, une idéologie qui se concentre sur le potentiel de l’humanité sur le dos du présent ». Former une meilleure compréhension du temps permettrait de s’armer contre ce type de pensées, pense-t-il.

Pour partir à la recherche de ce temps profond, Erich Berger et les six membres de son groupe se rendent dans des lieux où se manifestent des temporalités autres que le présent. Ainsi par exemple de la « Vallée du temps », endroit où les paléocontinents Baltica et Laurentia sont entrés en collision il y a quelques 400 millions d’années. « D’une certaine façon, on peut dire que c’est la frontière entre l’Europe et l’Amérique », taquine Berger. Sur place, des vestiges géologiques de cette époque. Les artistes ramassent des échantillons, font des lectures en pleine nature ou se mettent en résonance avec leur environnement – le fameux « attunement ». Ils auscultent le passé, mais aussi le futur. Pour se projeter, le groupe utilise la narration pour se projeter et imagine par exemple leur disparition. « Nous avons imaginé la façon dont nous pourrions mourir, comment nos restes seraient manipulés ou préservés, quand et par qui nous serions retrouvés, à quelle conclusion ces entités pourraient aboutir. Cela peut sembler morbide, mais c’était très amusant. Il ne s’agissait pas de la mort mais de produire des véhicules de pensée sur la façon dont le temps se manifeste », explique Erich Berger.

Le groupe TALE dans la Vallée du temps. © Elsa Ferreira
Session d' »attunement ». © Elsa Ferreira

Till Boverman et le groupe Wait and Hear : se refréner d’agir

Professeur d’art sonore à l’Université de musique et des arts de Munich et ingénieur informatique de formation, Till Boverman participe aux événements Field Notes depuis une dizaine d’années. « Ça a eu un impact profond sur ma pratique artistique », retrace-t-il. Dans cette région de Kilpisjärvi, il a étudié les « Micromondes », des espaces significativement différents du reste du paysage organique, souvent couverts de mousses et entourés d’eau. Dans sa pratique artistique, il développe des méthodes pour explorer ces espaces, par la photographie, le field recording ou le live coding. Une façon « de rencontrer l’autre », explique-t-il.

C’est dans cette même attention au quasi-imperceptible qu’il a développé le concept qu’il porte pour cette édition de Field Notes, une « exploration ouverte basée sur l’écoute », décrit-il dans sur la page du projet. « Tout en passant du temps sur le terrain et en analysant de manière critique notre environnement, nous-mêmes et notre interrelation avec les différentes formes que prend Kilpisjärvi, nous essaierons de résister le plus longtemps possible à l’envie de nous engager immédiatement. Au lieu de cela, nous nous rassemblerons sur les collines pour écouter le vent, les pierres et l’eau. Nous observerons l’agitation de cette ville frontalière et tous ses conflits sociaux et culturels. Enfin et surtout, nous interagirons avec les différentes parties prenantes enchevêtrées les organismes eux-mêmes », décrit-il de son groupe Wait and Hear – « Attends et écoute ». « Très souvent, la meilleure façon de faire est de ne pas faire, résume Till Boverman de cette idée empruntée au philosophe slovène Slavoj Žižek. Notre espèce humaine a tendance à agir aveuglément et à apporter des solutions rapides qui souvent sont mauvaises. Nous choisissons une approche douce, patiente, où nous attendons que quelqu’un ou quelque chose nous parle. »

Écouter le vent. © Elsa Ferreira
Écoute horizontale. © Elsa Ferreira

Pour appréhender la complexité des écosystèmes alentour et leurs interdépendances, les artistes s’adonnent donc à l’immobilité, au non-agir, à l’écoute et à l’attente. Ils s’allongent sur les pierres, écoutent le vent et se rendent dans des lieux chargés d’histoire : la frontière des trois nations ou le long de la barrière destinée à empêcher les rennes de passer dans certains lieux, une affaire hautement politique et sensible sur ce territoire Sápmi. Ils écoutent aussi l’inaudible à l’oreille nu grâce à des microcontacts et des enregistreurs.

La frontières des trois nations. © Elsa Ferreira
Le long de la clôture à rennes. © Elsa Ferreira

A la fin du camp, le groupe – comme chacun des trois groupes – organise une soirée pour le reste du camp. « Nous avons tellement exploré l’écoute, il était évident pour nous que nous voulions partager cette expérience somatique ». Le groupe organise un cercle de murmure, où chacun doit passer à l’autre une phrase en la chuchotant. « C’était très drôle, tout le monde entendait quelque chose de différent », relate l’artiste. Les artistes invitent les participants à une méditation au bord du lac, pieds nus malgré les six degrés, ils impriment des photos, accrochent des questions, installent une harpe éolienne reliée à des arbres par des microphones de contacts, hissent un drapeau en bioplastique… Finalement, le groupe termine la soirée par un autre cercle de murmure. « Cette fois-ci, la phrase a fait le tour quasiment inaltéré. C’était une évolution intéressante. »

Elizabeth Mc Ternan et le groupe Andscapes : superposer les paysages et leurs histoires

Avant de s’intéresser au « Andscapes », concept de l’architecte paysagiste Martin Prominski qu’elle a découvert par hasard, Elizabeth Mc Ternan s’est penchée sur le calcul. En 2017, dans une résidence de dix jours à la station biologique de Kilpisjärvi, elle a travaillé avec un mathématicien pour s’interroger sur « ce que veut dire compter, collecter des données et la subjectivité de cet exercice. »

Andscapes s’inscrit dans cette continuité de remise en question des outils de mesure. Le concept a été fabriqué pour « dépasser les dualismes dépassés de la ville par rapport à la campagne, ou de la culture par rapport à la nature » et pour conceptualiser « une pratique intégrative dans l’Anthropocène » », décrit Elizabeth Mc Ternan sur la page de son projet. Pour elle, il s’agit de « trouver une approche non standardisée au paysage au regard du changement climatique », explique-t-elle. Dans cette quête, sa porte d’entrée sont les outils utilisés pour observer et mesurer le paysage. « On reconnaît que chaque outil apporte des associations, des récits, des attentes. Le concept de Andscapes met l’accent sur le « and » dans le paysage. Il reconnaît qu’il n’y a pas de vue globale du paysage mais plutôt des couches superposées, de multiples récits et vérités qui se chevauchent et ne s’effacent pas les uns les autres. »

Cette vision s’incarne pendant les marches du groupe dans le paysage de la région. Accompagné de Leena Valkeapää, artiste finlandaise installée à Kilpisjärvi, le groupe peut observer l’absence de trace de la culture Sami. « La culture Sami est d’une certaine manière invisible, présente l’artiste au milieu d’un lieu chargé d’une histoire invisible à celui qui ne sait pas. Il est très facile de l’oublier si on le veut. » « C’est une pensée qui est vraiment restée avec moi, réagit Elizabeth. C’est triste mais potentiellement puissant. Les éléments culturels que Leena soulignait étaient totalement invisibles pour moi. Le seul fil conducteur, lorsque vous ne pouvez pas lire ce paysage, ce qu’il vous reste, c’est la narration. C’est le pont entre la visibilité, l’invisibilité, l’oubli, le souvenir. La narration elle-même est un outil, très concret, qui contient beaucoup d’informations. »

Leena Valkeapää montre sur cet arbre les traces de deux éléments culturels du lieu, visibles via la végétation : le niveau de la Neige et la présence des rennes. © Elsa Ferreira

Un outil concret et politique. Là encore, Leena Valkeapää raconte l’histoire du storytelling mis en place par l’office du tourisme finlandaise autour des montagnes Maala et Saana, deux géants qui seraient tombés amoureux. Pour fabriquer un sentiment d’authenticité, il est raconté que la montagne est sacrée pour les Samis, ce qui est faux. « C’est comme si on leur avait dit : votre narratif n’est pas assez fort, il n’y a pas cet élément de David et Goliath, cette apothéose », commente Elizabeth Mc Ternan. L’artiste prend l’exemple de la chaîne himalayenne, dont les montagnes individuelles n’avaient pas de nom, « car elle faisait partie d’un tout. Ce sont des valeurs européennes que nous avons apportées en les nommant. » Le Mont Everest est ainsi nommé après George Everest, géographe britannique, arpenteur général des Indes Britanniques (contre son gré). Le Pic Hawley après la journaliste américaine Elizabeth Hawley (contre son gré également). « Nous sommes tous responsables de la création de ces narrations. Il faut faire attention, on peut construire ou détruire un futur. Les gens qui racontent ces histoires le font pour protéger les montagnes, ces espaces, mais il ne faut pas oublier de consulter les gens qui les habitent et s’assurer que ces histoires ont du sens pour eux. »

Saana et Malla, deux géants qui ne sont jamais tombés amoureux. © Elsa Ferreira

 

Bioart Society fait partie du réseau Feral Labs et du projet de coopération Rewilding Cultures co-financé par le programme Europe Créative de l’Union Européenne.