Makery

Alizée Armet et les plantes fantômes des mondes abîmés

Alizée Armet à Ars Electronica 2023. vog.photo CC BY-NC-ND 2.0 Deed

L’artiste basque Alizée Armet présentait cet automne sa création “Ghostly plants of damaged worlds” au festival Ars Electronica de Linz en septembre, la semaine passée au Digital Art festival de Sofia, et sera dans l’exposition « I Told You It’s Alive » de l’Institut Kersnikova de Ljubljana en Slovénie du 28 novembre au 2 février prochain. Makery a voulu en savoir plus sur ce travail au titre intrigant.

Cet entretien a été réalisé au festival Ars Electronica en septembre 2023 et s’est poursuivi en ligne ce début novembre.

Pouvez-vous vous présenter ?

Mon nom est Alizée Armet et je suis artiste chercheuse. J’ai rédigé une thèse au sein de l’Université du Pays Basque à Leioa (Upv-Ehu), dans la section art et technologie et dont le titre est “Art et technologie au XXIe siècle. De la machine de vision à l’Intelligence artificielle” et qui est axée sur la capacité visuelle que l’on peut attribuer à l’intelligence artificielle et à l’influence donnée aux pratiques artistiques. J’y développe notamment une recherche artistique ayant donné lieu en 2019 à une résidence dans le cadre de la troisième édition de l’International Exchange Program for Artists entre les résidences NekatoEnea de Hendaye et Basis à Francfort. Je proposais un dispositif neurofeedback et réalité virtuelle dans lequel le visiteur porte un casque neurosciences et un casque de réalité virtuelle. A travers ce jeu d’appareillages il peut bouger une balise insérée dans l’univers numérique – forme réalisée par photogrammétrie d’une place de Francfort. Les neuro-scientifiques Jelena Mladenovic et Léa Pillette de l’INRIA de Bordeaux ont accompagné ce projet. C’est important de le dire car cela a déclenché les bases de ce que je crée maintenant. Avant, ma pratique était très tournée sur ces questions de rapport nature-science, et était beaucoup plus de l’ordre de la représentation. Depuis peu je me suis beaucoup orientée vers les biomédias (concernant la définition de « biomédia », nous renvoyons plutôt le lecteur à l’essai Biomedia publié par Eugene Thacker en 2004 ou encore aux écrits de Jens Hauser, qu’à la récente exposition eponyme du ZKM dont la définition proposée par Peter Weibel dévie de celle développée par les premiers – ndlr).

En 2021 j’ai  obtenu la bourse de production « Cultures Connectées » offerte par la Nouvelle-Aquitaine.  Cette opportunité à favoriser une collaboration avec Patxi Bérard et Denis Geral, des ingénieurs de l’ESTIA, une école d’ingénieurs de la côte basque. Pour ce projet nous avons réfléchi à une installation artistique présentant de la réalité augmentée collaborative, donnant lieu à une exposition au festival palois Accè)s( Cultures Électroniques en octobre 2022. Le sujet est les méga feux des massifs forestiers en Nouvelle-Aquitaine. Au travers de mes recherches ma vigilance s’est beaucoup heurtée aux vidéos amateurs trouvées sur les réseaux sociaux issues d’accidents et qui tombent dans la fascination pour le sublime de l’accident. Mon propos est donc, par la collaboration, et en s’inspirant également des échanges avec les mycorhizes, de porter un autre regard sur l’accident ou son phénomène, en ayant une précaution de tous les autres, et pas seulement le rapport individuel au téléphone et au sublime de l’accident.

Pouvez-vous nous décrire votre projet pour l’European Media Art Platform ?

L’année dernière, j’ai été sélectionnée par le dispositif EMARE-EMAP. J’ai pu faire une résidence au sein de l’Institut Kersnikova à l’automne 2022 et clairement (l’artiste souligne – ndlr) j’ai compris que je devais arrêter d’être dans la représentation, et bien plus expérimenter le matériau des organismes. Le sujet que je leur ai proposé est d’explorer les plantes albinos. Certaines d’entre elles ont des capacités de phytoremédiation. Elles ne peuvent pas se nourrir d’elles-mêmes du fait de leur manque ou absence de chlorophylle. Elles ne réalisent pas la photosynthèse, mais passent par une relation symbiotique avec certains mycorhizes qui leur apportent les échanges nécessaires. Elles peuvent elles-mêmes filtrer les métaux lourds par leurs racines et leurs tiges, et en discutant avec des chercheurs en amont, j’ai compris que les plantes albinos sont plus à même de grandir dans un sol acide. J’aborde ce travail sous la perspective de la spéculation, du soin et de l’attention, mais mon intérêt est aussi de réfléchir aux gestes techniques comme à ceux de l’innovation. La spéculation me permet d’explorer cette question des sols contaminés aux métaux lourds, car pour moi, les plantes ne sont pas uniquement des objets, mais nous orientent vers une réflexion sur notre propre condition humaine. Je veux dire sur la résilience et la mutation. Ces plantes singulières ont su trouver des tactiques de survie, ou simplement de vie.

Installation, détails et poster légendée de Ghostly plants of damaged worlds à Ars Electronica 2023. Courtesy of the artist

Donc la plante qui pousse sur un sol a priori hostile, pour nous en tout cas, ne l’est pas pour elle ? Comme vous la nourrissez dans votre installation ?

Dans les faits, ce sont des apports nutritionnels issus des mycorhizes qui favorisent cette survie. Pour la majorité des scientifiques, le sujet reste aujourd’hui un mystère. Les chercheurs savent reconnaître comment ces plantes survivent mais restent perturbés par le mystère de leur apparition. Il nous faut continuer à considérer qu’un sol hostile reste hostile : ces plantes ne poussent pas aussi vite que les autres, elles ne sont pas grandes, leur fragilité est exposée. Dans mon installation j’ai intégré des mycorhizes. L’apport nutritionnel est constitué d’une base de dextrose et de vitamines, qui va être transformée par les mycorhizes en aliments beaucoup plus digérables pour les plantes. Les racines ont besoin de phosphore par exemple, ce que peuvent leur fournir les mycorhizes.

Et dans la nature, comment vivent-elles ?

Pour désigner ces relations entre plantes/arbres et mycorhizes, il existe différents termes. Le biologiste français Marc André Selosse a qualifié par exemple la relation parasitaire de certaines plantes aux mycorhizes de « Mycohétérotrophie ». Pour toutes les plantes, la « Mycotrophie » est l’ordre général relationnel, mutualiste, avec les mycorhizes. Chez les plantes vertes, Il existe également la « mixotrophie » où la photosynthèse est exploitée par les deux parties. La mychohétérotrophie est une relation parasitaire dès lors que la plante dépend presque entièrement du mycorhize.

Dans ma recherche je me suis intéressée au cas particulier des séquoias albinos. Les arbres albinos fonctionnent par « mycohétérotrophie » au sein d’autres séquoias normaux dit « mycotrophes ». On parle de mycohétérotrophie totale, ou obligatoire, lorsqu’une plante non photosynthétique, c’est-à-dire une plante largement dépourvue de chlorophylle ou dépourvue d’un photosystème fonctionnel, tire toute sa nourriture des champignons qu’elle parasite. On parle de mycohétérotrophie partielle lorsqu’une plante est capable de photosynthèse, mais qu’elle parasite également des champignons pour se nourrir. Il existe également des plantes, comme certaines espèces d’orchidées, qui sont non photosynthétiques et obligatoirement myco-hétérotrophes pendant une partie de leur cycle de vie, et photosynthétiques et facultativement myco-hétérotrophes ou non myco-hétérotrophes pendant le reste de leur cycle de vie.

Cette étrangeté est ma première inspiration. Les sequoia albinos poussent dans certaines zones de la côte ouest des États-Unis, en Orégon, dans l’Etat de Washington et en Californie comme dans le Muir Woods National Monument et le Humboldt Redwoods State Park dans le nord de l’état. Dans mes recherches j’ai fini par prendre contact avec Zane Moore, un doctorant en biologie de l’université de Californie travaillant sur la question, pour à la fois mieux comprendre son fonctionnement et espérer avoir quelques pousses pour commencer mon projet. Zane Moore et Tom Stapleton, un herboriste agrégé, ont créé ensemble une forme de réserve où ils peuvent à la fois protéger ces albinos et poursuivre leurs recherches autour des séquoias chimériques. Cette réserve est une forme de labo-serre que j’aimerais visiter et il me reste évidemment à trouver le contexte pour y aller.

Feuilles de sequoia albinos. Adobe Stock

Quelle espèce avez-vous utilisé en Europe ?

Je voulais faire venir des pousses de sequoia albinos de Californie, mais c’était compliqué. Je me suis demandée s’il n’y avait pas d’autres espèces européennes. C’est en comparant différentes espèces que je me suis rendue compte que les plantes dites variegata sont celles qui se rapprochaient le plus de mon objectif. La biologiste Mélanie Roy, qui fait ses recherches en Amérique Latine, m’a rédigé une liste potentielle de sujets d’étude. Le Mesembryanthemum cordifolium ‘Variegatum’, focoïde à fleur en cœur anciennement connu sous le nom d’Aptenia cordifolia ‘Variegata’ a fait ses preuves.

L’installation présente un assemblage de barres métalliques sur lequel reposent des instruments scientifiques de détection et de visualisation. En haut de l’installation sont posées deux pompes automatiques d’irrigation et deux solutions liquides dans lesquelles on retrouve, soit une solution nutritive, soit une infusion de sol pollué provenant de Jesenice en Slovénie. Trois pots sont également exposés dans lesquels sont présentées les plantes et les mycorhizes. Les différents instruments visibles sont des capteurs pH et un microscope.

Je travaille sur ce projet depuis un an. La partie la plus récente est l’ajout d’un guéridon médical sur lequel repose tout cet assemblage. Cette même partie est une nouvelle réflexion sur laquelle je travaille actuellement : comment puis-je mettre en action la maintenance nécessaire au déroulement de cette pièce ? Régulièrement je fais des prélèvements et des essais quant à la teneur en métaux lourds et à la présence potentielles en nutriments. Je collabore avec Jakob Grčman, ingénieur de l’Institut Kersnikova pour créer un capteur mobile de métaux lourds pour l’intégrer à la pièce. Je suis également en contact avec des spécialistes pour évaluer les plantes et leur teneur en métaux lourds.

Prélèvements en zone contaminée à Jenesice, Slovénie. DR.
Expérimentation en vivarium, Institut Kersnikova, Ljubljana. DR.
Jakob Grcman et le testeur de métaux lourds à Kersnikova. DR.

Une dernière question, comment s’est passée la résidence en Slovénie ?

J’ai adoré. Jusqu’à présent je pouvais avoir parfois beaucoup de doutes sur ma pratique. Est-ce que c’était bien « conforme » ? Avec les moyens donnés par l’Institut Kersnikova et son lab Biotehna cela m’a donné un pied à l’étrier. Cette idée d’atelier laboratoire m’a vraiment donné de l’inspiration sur comment créer dans d’autres types d’environnements. Depuis j’ai complètement changé mon atelier à la Villa Madeleine à Boucau, je l’ai modifié à la suite de cette résidence. J’avais déjà eu la chance d’avoir une imprimante 3D financée par la DRAC Nouvelle-Aquitaine avec laquelle je produisais déjà des choses, mais j’ai créé ma propre serre, mon propre vivarium, etc. J’ai fait du bidouillage et créé mes propres outils. Je vois même ce projet comme un avant-propos de ce qui va venir après.

Entretien pour European Media Art Platform (français, sous-titré anglais) :

Le site internet de Alizée Armet.

Alizée Armet était résidente European Media Art Platform (EMAP) à l’Institut Kersnikova en 2022 et sera dans l’exposition collective EMAP « I Told You It’s Alive » dans la galerie Kapelica et le Rampa Lab de l’institut du 28 novembre au 2 février. Son œuvre a été présentée en septembre à Linz au festival Ars Electronica 2023 ainsi qu’à Sofia en octobre pour le Digital Art festival.