Makery

A familiar veil : les microorganismes qui portent nos souvenirs

Photographie microscopique du biofilm prise par l’artiste sous loupe binoculaire à la station marine de Concarneau. © Taylor Smith

Depuis 2022, l’artiste Taylor Alaina Liebenstein Smith explore les propriétés du biofilm marin et travaille à y révéler des souvenirs comme sur un film photographique vivant. Pour Makery, elle raconte.  

A familiar veil est à la fois un triptyque vidéo et un projet plus vaste, débuté au cours d’une résidence art-science à la station de biologie marine du Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN) à Concarneau en février 2022. Le projet a commencé sous forme d’une collaboration avec le Professeur en microbiologie marine Cédric Hubas. Il s’est ensuite déplacé à Kilpisjärvi, en Finlande, à Sandøya, en Norvège, et à Strückhausen, en Allemagne : des paysages ruraux qui ont une importance personnelle pour moi et mes ancêtres : humains et plus qu’humains. Dans chaque lieu, des souvenirs humains (sous forme de texte ou d’image) ont été collectés auprès des habitants, puis « révélés » sous forme photographique vivante grâce aux micro-organismes photosensibles prélevés dans ces mêmes lieux. Au sein du triptyque vidéo, une poésie visuelle de ce processus de revivification de la mémoire est accompagnée par les voix de quatre femmes issues de quatre générations différentes, qui racontent leurs souvenirs respectifs. Chaque souvenir est raconté in-situ, dans son paysage d’origine : français, finlandais, allemand ou norvégien. Au sein du triptyque vidéo, ces paysages se retrouvent ainsi reliés entre eux au travers des femmes et des microorganismes photosensibles qui les habitent.

Le projet s’est terminé avec une série d’ateliers au Marinarium à Concarneau et une exposition-conférence au site central du Muséum National d’Histoire Naturelle à Paris. 

Photographies argentiques des archives de A familiar veil : une participante d’un atelier de révélation de la mémoire au Marinarium de Concarneau avec l’œuvre vidéo A familiar veil, Part I et son souvenir en cours de révélation dans le biofilm en arrière-plan. © Taylor Smith

Le biofilm comme métaphore de la mémoire : matériel mais insaisissable 

La main d’une participante tentant de saisir le biofilm, atelier de révélation de la mémoire au Marinarium de Concarneau. © Taylor Smith

« Biofilm » est le nom très large attribué à une matrice collective de microorganismes (parfois photosensibles). Il est une métaphore vivante de la mémoire vive : il incarne à la fois la matérialité indéniable de la mémoire et son insaisissabilité. En tant qu’humains, nous sommes condamné.e.s à voir le monde à travers le voile de notre mémoire subjective et fugace : le maillage d’histoires qu’elle tisse en puisant dans la réalité matérielle des paysages qui nous entourent. Au-delà de notre mémoire, nous vivons, existons, grâce à un autre voile que nous ignorons : celui tissé par les microorganismes. Ce voile vivant recouvre toute surface intérieure et extérieure de ces mêmes paysages, ainsi que de nos corps, et se mêle ainsi inextricablement au voile de notre mémoire.

Ce projet peut donc être conceptualisé comme un portail voilé : une ouverture toujours partielle à la communication inter-espèces, ou plus largement à la biosémiotique, via une approche intuitive, sensible, matérielle, corporelle… qui doit passer par nos yeux et nos mains  avant de pouvoir aller jusqu’au cerveau.

Pour mieux expliquer les racines scientifiques du projet, je tente de définir le biofilm, dont mon collaborateur Cédric Hubas est spécialiste. En biologie, en effet ce mot est très large : Cédric se concentre principalement sur des biofilms dits « épibenthiques » et « transitoires » de la zone intertidale, ou les biofilms fugaces des vasières, qui s’accrochent à la surface de la boue en marée basse, pour partir en fumée en marée haute.

Tout aussi difficile à saisir par des mots que par nos mains, le biofilm est à la fois matériau et matrice vivant qui se trouve toujours dans un état d’entre-deux : solide/liquide, jour/nuit, individu/communauté, aquatique/terrestre. Il s’agit d’une couche de vie composée de microorganismes, rassemblés entre eux grâce à la colle naturelle de protéines et lipides « EPS » dans un filet symbiotique. Parfois il est collé à une surface : un rocher, nos tuyaux, nos os… parfois il flotte librement dans la mer.

Faire apparaître des images grâce à la photosensibilité du biofilm

Détail de la révélation photographique d’un texte issu d’un souvenir d’un des participants dans le biofilm, atelier de révélation de la mémoire, Marinarium de Concarneau. Un tapis brunâtre est formé par les diatomées (micro-algues brunes) aux endroits où le négatif est noir. C’est là où elles se retrouvent à l’abri de la lumière, et doivent donc monter vers la surface pour la chercher. Un autre tapis bleu-gris (la couleur de la vase) apparaît aux endroits où le négatif est transparent. C’est là ou la lumière transperce le négatif pour toucher les diatomées, les incitant ainsi à se plonger dans la vase pour se cacher. Le contraste entre les deux tapis brunâtre et gris transpose l’image du négatif en positif : en l’occurrence, le souvenir du participant. © Taylor Smith

À l’origine de la vie il y a 3,5 milliards d’années déjà, divers biofilms aquatiques ont commencé à évoluer lentement et subtilement. Ils ont fini par s’ancrer sur les rochers, et former une croûte marine : le stromatolithe, puis terrestre : le biocrust, ou biocroûte. Le biocrust, cette « peau vivante de la terre » toujours composée d’êtres photosensibles (lichens, cyanobactéries…) illustre les traces terrestres de nos ancêtres aquatiques. Faute de racines, au cours de la longue histoire de notre planète, les biofilms ont été constamment arrachés, dispersés par l’eau, reformés, ou sinon, endurcis pour devenir biocrust.

Face aux menaces du changement climatique, biofilm et biocrust demeurent communautés de nombreuses espèces bio-indicatrices. Ils recouvrent toujours notre planète comme une peau lumineuse, un film photosensible qui capte les empreintes de tout le reste— y compris des activités humaines destructrices.

Un peu comme le fameux deep scattering layer, qui migre en synchronie depuis les profondeurs de l’océan vers la surface la nuit, puis redescend le jour, les diatomées (les micro-algues photosensibles qui composent le biofilm étudié par Cédric) migrent également sur ce rythme circadien à leur propre petite échelle. Elles montent et descendent au sein de la matrice du biofilm sur ce cycle fiable de vingt-quatre heures mais, entre-temps, les variations plus aléatoires de lumière naturelle ou artificielle modifient leur parcours. Elles sont photosensibles : c’est à dire, elles passent leurs vies à révéler et à effacer des images. Nous tentons ainsi d’intervenir avec la lumière au moment propice du cycle, afin de faire apparaître ses images cachées, ainsi que pour y projeter les nôtres.

Détail d’une boite de petri : un souvenir (texte) de mon arrière grand-mère révélé dans un biofilm issu des bactéries photosensibles de sa tombe familiale à Strückhausen, Allemagne. © Taylor Smith
Photographies argentiques des archives de A familiar veil : double exposition des révélations photographiques aux laboratoires et pendant les ateliers, station marine de Concarneau. © Taylor Smith
Photographies argentiques des archives . © Taylor Smith
Photographies argentiques des archives. © Taylor Smith

Moulage en agar agar et scan 3D

Afin de développer mes recherches avec Cédric, j’étais accueillie en résidence à la station marine du Muséum National d’Histoire Naturelle à Concarneau, pour quatre séjours entre février 2022 et septembre 2023. Avec Cédric et son équipe, notamment Caroline Doose et Élisabeth Riera, j’ai abordé le rôle de ces êtres infimes et ignorés qui composent les biofilms comme créateurs d’images, en tentant de collaborer avec ces organismes pour intervenir subtilement in-situ, au travers des gestes micro-performatifs.

Je commençais par porter, par exemple, des négatifs photographiques sur lesquels étaient imprimées des traces de mes propres souvenirs, sous forme de textes et images, avec moi au sein de divers paysages, à la recherche des microcosmes habités par des biofilms photosensibles. Je m’arrêtais, par exemple, devant les cuvettes autour de la station marine et au sein des vasières du littoral breton. Grâce à la rencontre entre la lumière, le biofilm et les négatifs, des “micro-révélations” de ces souvenirs ont eu lieu. Je captais ces moments fugaces au travers de la vidéo et la photographie, afin de créer des œuvres plus pérennes.

Photographies argentiques des archives de A familiar veil : double exposition des moulages des diatomées. © Taylor Smith

Je répétais ces expériences in-situ dans d’autres paysages en Norvège, Finlande et Allemagne avec des souvenirs plus précisément liés aux paysages respectifs. Au travers de cette accumulation d’expériences et de mes recherches et conversations avec Cédric, Caroline, Élisabeth, et d’autres chercheurs de la station marine, le projet initial s’est élargi. J’ai commencé à mouler des cuvettes, les niches de la plage où je trouvais le biofilm, en agar agar : une poudre biodégradable issue des algues de la famille gelidium qui se transforme en gel solide lorsqu’elle est chauffée dans l’eau. L’agar agar était le matériel parfait pour ces moulages in-situ, car il saisit tous les détails minutieux d’un objet sans laisser la moindre trace polluante. Ces expérimentations ont capté l’attention d’Élisabeth Riera dans le cadre de ses recherches de nouvelles formes des récifs artificiels. Avec Élisabeth, nous avons commencé à scanner en 3D des objets naturels et synthétiques que le biofilm recouvre : algues, cuvettes, morceaux de bateaux qui s’enterrent dans les vasières et émergent à nouveau en marée basse. Avec l’imprimante 3D de la station marine, et grâce à une collaboration avec le Konkarlab (le fab lab de Concarneau), j’ai commencé à imprimer en 3D cette série d’objets mimétiques avec le PHA, un filament 3D biodégradable généré et composté par d’autres bactéries.

Photographie argentique des archives de A familiar veil : “memory holder” imprimé en filament PHA contenant la vase (et biofilm) près de la station marine de Concarneau. © Taylor Smith

Grâce aux modèles 3D open source, j’ai également commencé à imprimer des reproductions des frustules, ou les coquilles en silice (verre) qui protègent les diatomées, à une plus grande échelle. Comme l’on peut voir dans les photographies microscopiques MEB (microscope électronique de balayage), ces frustules prennent naturellement des formes de boite, aux motifs extrêmement précis. Lorsque je réfléchissais aux formes des sculpture-conteneurs du biofilm pour une série d’ateliers avec le public, je me suis inspirée des frustules. Rappelant des sarcophages ou des boîtes à souvenirs, ces memory holders, ou réceptacles mimétiques ont été réalisés à la fin du projet.

Photographie MEB d’une diatomée, station marine de Concarneau. © Aïcha Badou
Les enfants touchant les objets mimétiques en agar agar et PHA au cours d’un atelier au Marinarium. © Taylor Smith

En avril et septembre 2023, j’ai mené trois ateliers de « révélation de la mémoire » avec le grand public au Marinarium, le musée rattaché à la station marine de Concarneau. Les participants (enfants et adultes) ont été invités à m’envoyer un souvenir chacun.e, sous forme de texte, dessin, ou photographie. Je transformais ensuite chaque souvenir en négatif photographique, qui était posé par le participant au-dessus d’un des réceptacles biodégradables (moulé en agar agar ou imprimé en PHA) sous forme de frustule de diatomée contenant le biofilm. Ces conteneurs étaient posés en-dessous des LEDs, puis exposés à la lumière. Les participants ont pu ainsi voir apparaître, petit à petit, leur souvenir sur la surface du biofilm au sein du conteneur : soit reproduit à l’exact, soit réinterprété, soit effacé par les diatomées photosensibles. L’imprévisibilité de l’expérience contribuait justement à sa magie, et à la prise de conscience qu’il s’agissait d’une collaboration avec ces êtres vivants, et non pas de la simple illustration d’une technique photographique. 

Derrière le portail voilé du biofilm, nous retrouvons un miroir. La rencontre avec ces microorganismes nous renvoie à nous-mêmes, mais avec une conscience aiguë de la matrice infiniment complexe d’espèces qui constitue les paysages que nous habitons, et les souvenirs que nous y projetons. 

Détail des objets dans une vitrine que j’ai curaté pour l’exposition du projet au Studio Bioinspire-Muséum, Muséum National d’Histoire Naturelle, Paris : squelette d’une crustacée à côté d’une diatomée imprimée en 3D (PHA). © Taylor Smith

Une version longue de cet article est publié sur Roscosmoe.org

Visiter le site internet de Taylor Alaina Liebenstein Smith

Taylor Alaina Liebenstein Smith est récipiendiaire de la bourse de mobilité décernée dans le cadre du projet de coopération Rewilding Cultures co-financé par le programme Europe Créative de l’Union Européenne.