Makery

Paléo-aéro : une histoire alternative de l’aérospatiale et de l’aéronautique bas-carbone

Illustration du dirigeable "La France" par Lauranne le Clech

Comment se rendre dans l’espace proche, l’orbite ou l’espace lointain sans brûler ou polluer l’atmosphère en cette période d’urgence climatique sur Terre ? Écrit par des scientifiques, des ingénieurs, des artistes, des curateurs et des spécialistes culturels de l’exploration spatiale, le livre « Space Without Rockets » (UV Editions – 2022) aborde les moyens par lesquels nous pourrions quitter notre vaisseau spatial Terre et voyager vers la Lune, les planètes, les étoiles et au-delà, de manière durable. Makery publie trois des textes complets de cette lecture essentielle. Deuxième texte par Atelier 21.

Paleo-Aero : Appel à participation
Le projet participatif et citoyen Paleo-Aero attend votre contribution sur :
– Inventions anciennes d’avions ou de véhicules aériens bas-carbone
– Histoires et légendes autour des vols bas-carbones
– Aéronautes pionniers de vols bas-carbone
Plus de détails sur paleo-aero.org
Envoyez vos contributions par email à : hello@paleo-energetique.org

Illustration de La Découverte australe par un homme volant, ou Le Dédale français, Nicolas-Edmé Restif de la Bretonne, 1781

L’histoire de l’énergie est loin d’être continue : elle regorge d’innovations fantastiques, de dispositifs précurseurs jugés peu pertinents ou peu fiables en leur temps, ne trouvant pas d’utilisateurs intéressés ou manquant d’un dispositif technique pour construire un système réellement efficace. Mais aujourd’hui, ces inventions oubliées ont les moyens de répondre favorablement et sans doute de manière inattendue aux défis d’un monde en pleine mutation.
La COP21 a attiré notre attention sur l’urgence de faire revivre auprès du grand public ce patrimoine technique méconnu basé sur les énergies renouvelables. Nous avons lancé le programme de recherche participative et citoyenne Paléo-énergétique afin de fouiller collectivement les inventions sociales et techniques, les brevets, les pratiques oubliées ou abandonnées qui sont tombées dans le domaine public – afin de collecter des visions sociales potentiellement catalysantes et des signaux faibles du passé.

Cette histoire réécrite de l’énergie, qui met en lumière les marges invisibles, appelle une vision globale qui mène à d’autres phases fertiles d’analyse et de création. En tant que bien commun collectif, ce matériel intellectuel peut être redistribué et relancé par des communautés créatives et collaboratives de type « open source » – où les anciennes inventions ne tomberaient plus dans le domaine public, mais s’y élèveraient et en émergeraient.

Depuis que nous avons lancé Paléo-énergétique, un certain nombre de projets de vols à faible émission de carbone et de tentatives d’atteindre l’espace extra-atmosphérique ont retenu notre attention, car nos recherches nous ont fait découvrir diverses machines volantes alternatives. La rencontre avec Tomás Saraceno et la participation à son initiative Aerocene nous ont motivés à poursuivre nos recherches sur l’aéronautique et l’aérospatiale.

Nous avons donc décidé de nous lancer dans un projet de recherche dédié pour collecter toutes ces histoires contrefactuelles issues des franges oubliées de l’aviation et de l’aérospatiale. Notre objectif actuel est de construire une économie circulaire de connaissances sur les vols à faible émission de carbone en identifiant et en inventoriant les techniques et les technologies qui peuvent être actualisées et adaptées à la société actuelle.

Ce riche héritage et cette contre-histoire seront documentés sur un site web dédié – http://paleo-aero.org – en tant qu’outil de recherche collaborative qui met à la disposition du grand public l’intelligence collective des experts et des non-experts.

Nous invitons tous les paléo-enquêteurs à nous rejoindre dans ce voyage à travers le temps, pour découvrir des histoires surprenantes, des machines révolutionnaires et des inventeurs qui ont peut-être changé le cours de l’histoire.

1784 : Premier vol solaire (involontaire) d’un ballon à air chaud

Ce vol a eu lieu le 30 mai 1784, comme le décrit le livre Voyages Aériens de James Glaisher, Camille Flammarion, Wilfrid De Fonvielle et Gaston Tissandier, publié en 1870. Une montgolfière (104 000 pieds carrés / 3 565 m3) reposait à l’Académie de Dijon, gonflée afin de laisser sécher une couche de vernis récemment appliquée. Les gardiens avaient mesuré la température à l’intérieur de la montgolfière à 39°C, alors qu’à l’extérieur, le thermomètre n’indiquait que 23°C au soleil. Quelques jours auparavant, ils avaient observé une température de 60°C à l’intérieur du ballon dans les mêmes circonstances, sans mesurer la température extérieure. Le 30 mai, vers 12 h 30, un vent violent a balayé le ballon, emportant avec lui le filet, les cordes et l’anneau équatorial – soit un total de 122 kilogrammes. Le paquet a même soulevé de ses pieds un garçon de 34 kilogrammes qui tentait de le tirer vers le bas. Le ballon a continué son chemin, dérivant le long de la première allée derrière la Porte Bourbon, étonnant les gens qui couraient pour le voir de plus près. Le ballon est tombé plus de 250 pas plus loin, malheureusement déchiré dans sa longueur par deux arbres.

Illustration de Voyages aériens / par J. Glaisher, C. Flammarion, W. de Fonvielle, G. Tissandier; gravures sur bois et chromo-lithographies réalisées d’après les croquis d’Albert Tissandier par Eugène Cicéri et Adrien Marie; Librairie L. Hachette et Cie, 1870

1881 : L’aérostat des frères Tissandier

Au XIXe siècle, l’énergie électrique s’était répandue dans tous les secteurs de la société : médecine, loisirs et transports. Les citoyens contemporains étaient devenus si fascinés par l’électricité qu’en 1881, l’Exposition internationale d’électricité s’est tenue à Paris. Sous le toit du Palais de l’Industrie flottait l’aérostat des célèbres aéronautes français Gaston et Albert Tissandier. Il mesurait 3,5 mètres de long, était rempli d’hydrogène pur, avait une capacité de levage de 2 kilogrammes et était alimenté en électricité. Gustave Trouvé, brillant ingénieur, le « Tesla français », met au point un petit moteur électrique, fabriqué en partie en aluminium et ne pesant que 220 grammes. Un gouvernail orientait le petit aérostat vers la gauche ou la droite. A une bonne altitude, par temps calme, il pouvait atteindre une vitesse de 25 km/h ! Tout au long de l’exposition, des démonstrations ont eu lieu deux fois par semaine sous les yeux ébahis des visiteurs.

Porté par ce succès, Gaston Tissandier dépose un brevet pour la conquête de l’air :  » Nouvelle application de l’électricité à la navigation aérienne […]  » Les moteurs électriques offrent les avantages suivants : 1. Leur poids étant stable, le ballon reste en équilibre dans l’air […] 2. Il n’y a pas besoin d’incendie, ce qui représente un certain danger sur un aérostat rempli d’hydrogène […] 3. Le moteur électrique a l’avantage d’être facile à mettre en marche et à arrêter, et la mécanique est relativement simple à utiliser.”

Afin de transformer le prototype en un dirigeable capable de transporter des passagers, les frères Tissandier fondent une société en 1881. Ils passent deux ans avec des collaborateurs à construire un nouveau dirigeable : 28 mètres de long, 9,2 mètres de diamètre, un volume de 1060 mètres cubes et une hélice de 2,8 mètres pouvant tourner à 60-80 tours par minute.

Le 8 octobre 1883, le ballon est gonflé en sept heures. À 15 h 20, le dirigeable s’élève par un léger vent d’est-sud-est avec les deux frères à bord. A une altitude de 500 mètres, il vole à la vitesse de 1 km/h. Décollant des ateliers aérostatiques d’Auteuil, le dirigeable atteint une vitesse de croisière de 10 km/h en survolant le bois de Boulogne. Cependant, dès que le vent s’est levé, le dirigeable au gouvernail approximatif ne peut plus avancer. Le moteur a été arrêté pour un moment. Après 20 minutes de vol, sur une distance de près de 3,5 km, le dirigeable se pose sans incident dans un grand champ près de Croissy-sur-Seine. Les frères Tissandier continueront à améliorer leur dirigeable électrique dans les années suivantes.

Illustration du dirigeable des frères Tissandier avec des batteries d’accumulateurs, gravure extraite du livre de Gaston Bonnefont, Le Règne de l’électricité, publié en 1895

1884 : Le dirigeable “La France” au Hangar Y, premier vol aller-retour au monde.

Charles Renard, ingénieur militaire et inventeur français, aéronaute et pionnier de l’aviation, devient directeur de l’Établissement central des ballons militaires à Chalais-Meudon en 1877. Il s’agit du premier laboratoire d’essais aéronautiques au monde. En 1879, il crée le Hangar Y pour la construction et le stockage des ballons et dirigeables. Le 9 août 1884 à 16 heures, un an après que les frères Tissandier aient fait voler leur dirigeable au-dessus de Boulogne, le dirigeable « La France » de Renard s’élève dans les airs au-dessus de Meudon. Le dirigeable en forme de cigare mesure 52,4 mètres de long, 8,4 mètres de diamètre et un volume de 1 864 mètres cubes, le tout propulsé par un moteur électrique de 8 chevaux. A bord se trouvent Charles Renard et le capitaine d’infanterie Arthur Krebs. Ils ont lancé le dirigeable par un vent d’est, d’abord contre le vent, puis en travers. Dans ces conditions, le dirigeable a parcouru 7,6 kilomètres en 23 minutes, avant d’atterrir en douceur dans un espace forestier relativement petit. C’était la première fois qu’un engin aérien revenait à son point de départ. Et c’est ce vol qui a montré au grand public que les voies aériennes étaient largement ouvertes à la navigation.

Le 22 avril 1959 : Premier vol stratosphérique en France par Audouin Dollfus avec un groupe de 105 ballons.

Le 22 avril 1959, l’astronome et aéronaute français Audoin Dollfus atteint une altitude de 14 000 mètres dans une capsule pressurisée. L’objectif de ce vol était de détecter la présence d’eau sur la Lune et sur Mars. Cette méthode inédite pour atteindre cette altitude a été validée par le professeur Auguste Piccard, qui, avec Paul Kipfer, avait été le premier en 1931 à avoir pénétré dans la stratosphère à 15 781 mètres de hauteur, mais dans un exploit plus sportif que scientifique.

Attachée à 105 ballons répartis sur une distance de 500 mètres, la capsule qui contenait Dollfus pendant la durée du vol était constituée d’une sphère en aluminium de moins de 180 centimètres de diamètre et de 1,2 millimètre d’épaisseur, recouverte de 20 millimètres de polystyrène. Elle comportait 7 fenêtres et une ouverture de 460 centimètres. Son poids total, incluant tous les appendices scientifiques, était de 800 kg. Les ballons de polystyrène étaient gonflés simultanément avec des bouteilles d’hydrogène. Des essais de dilatation des enveloppes avaient été réalisés auparavant à l’intérieur du Hangar Y de Meudon. L’utilisation d’un grand nombre de ballons sondes était également viable financièrement, l’industrie de la météorologie étant déjà un important consommateur.

Après 2 heures et demie de vol, Dollfus atteint 14 000 mètres et effectue ses observations à l’aide d’un télescope Cassegrain à objectif fixe de 500 mm placé au sommet de la capsule. Pour redescendre, les ballons ont été progressivement libérés du câble à l’aide d’explosifs contrôlés par des ondes radio. Après 5 heures de vol, Dollfus s’est posé de nuit dans une prairie du Nivernais. Si ce vol du 22 avril 1959 a permis l’observation de la Lune et de Mars, il a également conduit aux premières mesures précises de la teneur en eau de la stratosphère.

L’appareil stratosphérique d’Audouin Dollfus avant que la dernière corde ne soit coupée pour le décollage.

1977 : Le ballon à air chaud infrarouge du CNES

Depuis 1977, le CNES (Centre National d’Études Spatiales) développe le ballon à air chaud MIR (Montgolfière Infrarouge) pour des vols scientifiques de longue durée dans la stratosphère. De jour, le ballon MIR vole à une altitude de 28 kilomètres à 32 kilomètres, et de nuit, entre 18 kilomètres et 22 kilomètres, en fonction de la quantité de rayons infrarouges qui s’élèvent dans la zone de vol et de la température de l’air au niveau du vol. Les ballons peuvent alors transporter une charge utile d’environ 50 kilogrammes pendant plusieurs semaines. La trajectoire suit la circulation des vents stratosphériques, de quoi faire le tour de la Terre plus d’une fois…

MIR est une montgolfière « ouverte » avec un complément d’hélium au décollage. Grâce à leur enveloppe en aluminium, ces ballons de 35 000 à 45 000 mètres cubes sont chauffés exclusivement par le soleil le jour ou par les rayons infrarouges terrestres la nuit. Ce phénomène est à l’image de la Terre, qui est chauffée dans sa masse le jour par le rayonnement solaire, et restitue cette chaleur la nuit sous forme de rayonnement infrarouge invisible (ce rayonnement infrarouge provenant du sol ou des nuages ne fournit qu’une très faible poussée, estimée à 4 gr/m3). Ce système de chauffage « passif » permet à l’air à l’intérieur du ballon de rester plus chaud que l’air ambiant, ce qui donne une certaine portance à cet objet volant.

Assemblé par Zodiac International, le ballon MIR est composé de deux hémisphères distincts réalisés dans des matériaux offrant un compromis adéquat entre leurs propriétés thermo-optiques et l’équilibre de leur masse : La partie supérieure est constituée de Mylar aluminisé de 12 à 16 µm formant une cavité pour absorber le rayonnement infrarouge ascendant et empêcher toute réémission vers le ciel. La partie inférieure est constituée de polyéthylène linéaire de 15 µm, un matériau transparent pour les rayons infrarouges et résistant lorsque le ballon est exposé à un environnement froid (température inférieure à -80°C) pendant son vol.

La durée de vie moyenne d’une montgolfière est de 15 à 20 jours. Le 8 décembre 1988, une montgolfière à infrarouge a décollé de Pretoria en Afrique du Sud. Elle a réussi à faire deux fois le tour de la Terre en 50 jours. Plus récemment, en 2001, une montgolfière a fait trois fois le tour de la Terre en 70 jours. Les montgolfières à infrarouge sont de puissants instruments de mesure scientifique, et leurs vols à faible émission de carbone pourraient inspirer de nombreuses autres applications dans l’aéronautique ou l’espace.

MIR – Partie haute d’une Mongolfière Infrarouge, CNES

2014 : SolarStratos, vers le premier vol stratosphérique 100% solaire

Initié en 2014 par le pilote suisse Raphaël Domjan, le projet SolarStratos vise à réaliser un exploit technologique : atteindre la stratosphère à 25 000 mètres d’altitude avec un avion alimenté exclusivement par l’énergie solaire photovoltaïque. Le but de cette aventure est de prouver qu’avec les technologies actuelles, il est possible pour les véhicules d’être plus performants que les carburants fossiles. Les véhicules électriques et solaires font partie des plus grands défis du XXIe siècle, et le projet SolarStratos ouvre la voie à la mobilité de demain.

SolarStratos est un avion biplace conçu par Calin Gologan de la société PC-Aero GmbH. Il est propulsé par deux moteurs électriques de 19 kW qui font tourner une hélice tripale de 1,75 mètre de diamètre. Les ailes sont recouvertes de 22 m2 de cellules solaires de dernière génération, dont le taux de conversion est compris entre 22 et 24 %. Elles chargent des batteries lithium-ion d’une capacité totale de 14 kWh, extensible à 21 kWh.

Mais pour le vol record, l’avion quittera le hangar avec des batteries non chargées, qui seront rechargées par l’énergie solaire avant le départ et à l’atterrissage. A la fin du vol, elles devront avoir emmagasiné au moins autant d’énergie qu’au décollage afin d’attester que l’ensemble du vol a effectivement été alimenté à 100% par l’énergie solaire. Une nouvelle hélice sera également installée, optimisée pour l’ascension dans la stratosphère.

Le vol stratosphérique est prévu pour 2023. D’ici là, SolarStratos vise à battre le record actuel pour un vol entièrement électrique et solaire établi par Solar Impulse en 2014 à une altitude de 9 400 mètres. Selon le site web SolarStratos.com, la mission dans la stratosphère devrait durer environ 6 heures, dont 3 heures d’ascension vers l’espace (« 15 minutes la tête dans les étoiles », puis 3 heures pour redescendre sur Terre). L’appareil et le pilote Raphaël Domjan seront soumis à des températures extrêmes, de l’ordre de -70°C.

Le dernier exemple cité dans cet article pour ce manuel et le lancement de Paléo-Aéro montre que de nombreux aventuriers innovent, repoussent les limites de l’impossible, voire risquent leur vie, pour faire avancer la science et la transition énergétique vers des vols à faible émission de carbone.

SolarStratos, image 3D

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