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Kikk Festival, les conteurs numériques investissent Namur

Avec l'œuvre interactive Field, de Design I/O, chacun peut donner vie à la nature. © Quentin Chevrier

Du 27 au 30 octobre se tenait à Namur la 11ème édition du Kikk Festival, rencontre des arts créatifs et numériques à Namur. Une édition 2022 autour du thème Tales of Togetherness, à la rencontre de l’autre… et de soi-même.

Cette année à Namur, dans un climat bien trop doux pour cette fin de mois d’octobre, le Kikk festival cajole ses visiteurs. Pour cette 11ème édition, le thème est Tales of Togetherness – ou, pour une VF approximative, Les Contes du vivre ensemble. Les 30 œuvres exposées dans 16 lieux différents explorent les relations entre les humains, mais aussi entre les humains et non-humains, par-delà les différences culturelles, sociales, etc., explique Marie Du Chastel, curatrice du festival. « Dans la mythologie, mais aussi dans les religions, il existe cette croyance que tous les humains parlaient à un moment la même langue et alors s’entendaient. Et puis, il y a la tour de Babel : différentes langues, cultures… et l’arrivée des conflits », raconte la curatrice. Il reste cependant certains langages communs et universels : celui de l’empathie, de l’émotion, le langage corporel, la musique triste ou endiablée, la danse… Tous sont au programme de cette fin de semaine dans la capitale wallonne belge.

Accueillir le vivant

On commence cette exploration du vivre ensemble par Biotopia (pour biotope et utopia), une exposition qui nous plonge dans l’univers des êtres vivants qui peuplent notre planète. Ici, cohabiter veut dire comprendre et accueillir les formes d’intelligences non humaines, animales ou végétales. On commence le parcours par une rencontre avec Goatman (a holiday from being human), performance par laquelle Thomas Thwaites se fait chèvre. Avec One Tree ID – How to Become a Tree for Another Tree, de Agnes Meyer-Brandis, nous sommes invités à nous parfumer des composés organiques volatils issus d’un arbre – alors qu’il est branché à des capteurs, on peut observer si le végétal réagit à sa propre présence. Plus loin, Aki Inomata explore la question des mouvements migratoires à travers la figure du bernard-l’hermite, crustacé qui change de coquille lorsque celle-ci devient trop grande. L’artiste japonaise, dans une œuvre débutée en 2009, scanne leurs coquilles pour les reproduire en impression 3D, et y ajoute des paysages urbains. Dans Think Evolution #1 : Kiku-ishi (Ammonite), œuvre réalisée en 2016-2017, l’artiste invoque l’Ammonite, céphalopode éteint, ancêtre des pieuvres, ayant vécu 300 millions d’années avant de disparaître en même temps que les dinosaures. Si la pieuvre contemporaine s’est débarrassée de sa coquille, elle aime toujours se cacher dans des roches ou des noix de coco. Dans Think Evolution, Aki Inomata propose à une pieuvre une version 3D des coquilles d’Ammonite – la pieuvre n’a mis que quelques minutes à s’y installer.

Avec Econtinuum, Thijs Biersketer explore la communication entre les arbres par leurs racines. © Quentin Chevrier

Lia Giraud s’intéresse elle aux algues et à leur interaction avec l’humain dans Photosynthèse, Installation Algaegraphique. Dans six bioréacteurs, se développent jour après jour des cultures de micro-algues et rappellent que cet organisme est un indicateur de pollution. Dans un film projeté en écho, l’artiste interroge nos rapports à nos déchets, notre « imaginaire du contrôle » que nous avons lorsque nous les enfouissons, renonçant alors à leur potentiel politique et subversif. « J’enfouis, donc j’oublie », résume-t-elle.

Partout dans la ville de Namur, des installations et des créatures hybrides résonnent avec ce thème, l’idée d’une cohabitation des vivants qui dépasse la seule communication humaine. Ainsi de 555 Bugs, de Maria Komarova, des dizaines de petits insectes faits d’objets trouvés s’animent au passage des humains, de Supraorganism, de Justine Emard, des créatures dont le comportement est déclenché par un algorithme entraîné sur des données collectées dans une communauté d’abeilles ou encore de Komorebi, de Matteo Marangoni et Dieter Vandoren, créatures qui chantent en réponse au soleil, aux nuages et à l’ombre des arbres, suggérant ainsi que « la vie n’est pas une propriété exceptionnelle réservées aux formes de vie organiques, mais est aussi la propriété de systèmes complexes qui vont au-delà de la vie biologique telle qu’on l’entend », présentent les artistes.

Les créatures de Supraorganism, par Justine Emard © Quentin Chevrier

Vivre avec l’artificiel

Le biologique mais aussi le technologique, avec des œuvres qui explorent l’art algorithmique et les implications d’une société mécanisée et automatisée – normal pour un festival des arts numériques. On remarque en particulier Beautiful Agony, œuvre provocatrice et politique. Les deux artistes espagnols, Joan Fontcuberta et Pilar Rosado, ont entraîné un algorithme à partir du site du même nom – Beautiful Agony -, où des internautes déposent des photos d’eux-mêmes en plein orgasme. Ils en tirent des photos de visages en pleine jouissance créés par intelligence artificielle (IA) et surtout fabriquent des deep fake volontairement grotesques à partir de quatre discours d’hommes politiques impliqués dans des scandales sexuels (Donald Trump, Juan Carlos, Dominique Strauss-Kahn et Silvio Berlusconi), à qui ils coupent brusquement la parole en leur imposant un orgasme trafiqué. A côté des vidéos, un buste imprimé en 3D des visages grimaçants des politiciens. Âmes sensibles s’abstenir.

Mention spéciale aussi pour The NeuroRight Arcades, ou les arcades des droits neuronaux, par Roel Heremans, installation ludique et spéculative qui plonge le visiteur dans une société future dans laquelle nous aurions perdu nos droits neuronaux. Cinq bornes invitent l’utilisateur à suivre un parcours et découvrir les cinq types de droits qu’il propose de consacrer : la vie privée mentale, l’identité personnelle, le libre arbitre, l’égalité d’accès et la protection contre les biais cognitifs.

Prendre soin de soi (ensemble)

Tales of Togetherness est aussi, on s’en sera douté, une réponse à ces années de Covid. On trouve donc dans cette 11ème édition de nombreuses installations immersives aux vertus méditatives. Dans The Physical Mind, l’artiste néerlandais Teun Vonk propose au visiteur d’entrer dans une sculpture gonflable qui, au fur et à mesure qu’elle se remplit d’air, l’enveloppe et active des points de pression. Une installation qui souligne l’importance du sens du toucher et son influence sur notre état mental et qui invite le visiteur à se mettre dans un état de relaxation et de méditation, et de prendre son temps.

The Physical Mind, de Teun Vonk © Quentin Chevrier

Plus loin, Maxime Houot, du Collectif Coin, nous embarque avec Ataraxie, ou « tranquillité de l’âme », dans un spectacle de lasers hypnotique, où les faisceaux se balancent au son des vagues. Une installation grandiose et pourtant minimaliste pour le collectif Coin, habitué aux œuvres monumentales. « En plein Covid, on voulait retourner à quelque chose de plus essentiel et fin », explique l’artiste français.

On joue avec Play with me, d’Eric Arnal-Burtschy, un jardin de jeux musicaux, où balançoires et tourniquets s’accordent pour un jam collectif. On danse avec Universal Tongue, installation jouissive et communicative par la néerlandaise Anouk Kruithof, qui a pour l’occasion collaboré avec 50 chercheurs et chercheuses à travers le monde pour rechercher la diversité des styles de danse sur Internet. Ils ont récolté 8800 vidéos, catégorisées en 1000 styles de danses différents, que l’artiste diffuse sur huit écrans géants dans lequel déambulent les visiteurs. 30 heures de vidéo et de musique aléatoires, à la joie et l’énergie communicative. Un coup de cœur.

Play with me, de Eric Arnal-Burtschy © Quentin Chevrier
Universal Tongue, par Anouk Kruithof © Quentin Chevrier

Soigner son identité

Il sera beaucoup question d’identité aussi, notamment avec les artistes du continent Africain et de la diaspora, invités dans le cadre d’AfriKikk, division du festival depuis 2019 curatée par Delphine Buysse. Dans l’excellente Us, Aggregated, l’artiste Mimi Onuoha mêle ses photos personnelles celles de sa famille élargie aux photos de la bibliothèque Google estimée similaire par un algorithme. « Une agrégation manufacturée de « nous » qui reste néanmoins un « nous » », présente l’artiste. Avec Ophelia Does Backstroke, l’artiste basée en Afrique du Sud Natalie Paneng réinterprète Hamlet, de Shakespeare, et en propose une version pop et glitchy. Surtout, Ophelie est une femme noire, figure ainsi enfin présente dans les histoires occidentales. De son côté, Magalie Mobetie, artiste française et guyanaise, interroge dans la vidéo interactive 0,005m3 d’identité, ce que cela signifie d’être français d’outre-mer.

Dans 0,005m² d’identités, par Magalie Mobetie, il faut ouvrir une bouteille pour entendre l’histoire de français d’outre-mer. © Quentin Chevrier

Retour à l’IA avec la splendide et patiente œuvre de l’artiste sénégalaise Linda Dounia, Spannungsbogen. Pour cette série, l’artiste a peint 2000 vignettes acryliques inspirées des Fremen du roman Dune de Frank Herbert. Elle a ensuite utilisé ces peintures comme matériel pour entraîner un algorithme de génération d’images. Un projet de longue haleine en forme de réflexion sur les questions de discrimination dans l’IA et sur le manque de représentation non occidentale dans l’art algorithmique et la nouvelle scène des NFTs. Comme un écho, l’artiste guyanaise Tabita Rezaire propose avec Deep Down Tidal, une réflexion sur l’infrastructure d’Internet et ce qu’elle appelle « le colonialisme électronique ».

Raconter des histoires

Puisqu’il est question de récits, les conférences de Tales of Togetherness ont fait la part belle aux raconteurs d’histoires. Deux jours de conférences dans trois lieux différents, la liste est trop grande pour prétendre à l’exhaustivité. On saluera tout de même la performance de Blast Theory, un groupe d’art interactif qui explore les questions sociales et politiques non pas par le storytelling mais en « créant des espaces pour que l’audience puisse réfléchir », raconte Nick Tandavanitj. Dans leur pratique, l’histoire est « inachevée jusqu’à ce qu’elle soit dans les mains de l’audience », pose-t-il. « Comment faire pour faciliter la contribution de l’utilisateur ? »

Pau Garcia raconte comment avec son studio Domestic Data Streamers, il fait parler les données pour « transformer les feuilles de calculs en émotion collective ». Une présentation fascinante de son travail, et notamment une campagne auprès des Nations Unies, sur commande de l’Unicef, pour enjoindre les dirigeants à récolter les données pour mesurer les actions des politiques en direction des enfants. Le studio a amené une Machine à remonter le temps, une cabine isolée où les politiciens sont invités à replonger dans leur enfance. Les données récoltées ont été mises en musique (des tons majeurs pour les souvenirs heureux, mineurs pour ceux qui le sont moins) avant de couper net cette chanson personnelle : sans data, certaines enfances restent silencieuses.

The Time Machine, 2019 :

Enfin, mention spéciale à Olia Lialina, pionnière du net.art et archiviste du web grâce à One Terabyte of Kilobyte Age. 45 minutes de plongée dans les premières pages de blog personnel, là où chacun accueillait des visiteurs inconnus à coup de gifs animés et de « Welcome to my Universe » multicolore. Ou quand le web semblait encore personnel et qu’on pouvait s’y retrouver, à coups de liens hypertextes et de blogs passionnés.    

Le site de Kikk Festival