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More-Than-Planet, télédétection et habitabilité

L'observatoire de Leyde. © Annick Bureaud

L’exposition More-Than-Planet, qui inaugure un programme qui se déploiera sur trois ans, se tient à l’ancien Observatoire de Leyde (Pays-Bas) jusqu’au 31 décembre 2022. Chronique.

L’été 2022 aura été rythmé d’un côté par les images du télescope spatial James Webb — regard vers l’infini des étoiles — et de l’autre par des images satellitaires de feux de forêts ou de suivi de la route d’un cargo emblématique chargé de céréales à travers la mer noire — observation de la Terre. Entre les deux, entre le « star gazing » et le « remote sensing », un des enjeux est l’habitabilité, celle de notre planète, celle potentielle d’autres planètes, celle du cosmos avec la quête de traces de vie. Quêtes de la connaissance et de la survie s’entrelacent.

Comment décrire et portraiturer une planète ? Par sa géologie, sa place au sein d’une galaxie, sa biosphère, ses ressources, ses infrastructures, son atmosphère, et bien d’autres approches encore. Quels sont les imaginaires à l’œuvre ? Scientifiques, mythologiques, poétiques, d’exploration et de conquête, d’exploitation, voire même irrationnels et complotistes tels les adeptes de la Terre Plate, et bien d’autres encore.

Embrassant la complexité, le projet More-Than-Planet entend réunir dans un mouvement dialectique ce que l’on oppose parfois : le désir d’espace extra-terrestre et la prise en compte de la Terre comme système vivant global. C’est par le premier qu’il examine le second et inversement, dans une compréhension-appréhension de la Terre par l’Espace et de l’Espace par notre planète.

Dans un geste symbolique, peut-être involontaire, sa première exposition au titre éponyme s’est ouverte le 1er juillet et se tient jusqu’au 31 décembre à Leyde, dans le plus vieil observatoire universitaire en fonction au monde, établi en 1633 et situé dans l’Hortus Botanicus, le plus ancien jardin botanique des Pays-Bas, créé en 1590, deux institutions qui ont vu parmi les plus illustres savants de leur discipline respective et l’évolution des connaissances, des croyances et des perspectives au fil des siècles.

La manière dont nous dressons le portrait de notre planète est cruciale au regard des enjeux terrestres et spatiaux actuels et aux réponses que nous y apportons, objets de confrontations de pouvoir, d’idéologies et de représentations. Miha Tursič et Waag FutureLab d’Amsterdam, commissaires de cette exposition, ont choisi de mettre l’accent sur la télédétection (remote sensing) et la téléprésence, une observation planétaire à distance et une perception médiatisée et augmentée par les technologies spatiales. Les cinq œuvres présentées sont des installations écraniques. Trois d’entre elles appartiennent à ce que l’on peut qualifier de pratique artistique engagée et militante.

Zone sensible

C’est certes un cliché que d’énoncer que la Terre est d’abord un ensemble de mers et d’océans. Il n’en est pas moins vrai que leur rôle dans le système planétaire et l’impact que le changement climatique a sur eux ne nous est que faiblement perceptible. Mer et Terre sont liées. Sensible Zone par Territorial Agency porte sur cette fine bande — de moins 200 à plus 200 mètres — où l’eau et la terre se joignent, zone fragile et sensible à la moindre perturbation. À partir de multiples données scientifiques, Territorial Agency a créé une installation composée d’un ensemble d’écrans verticaux qui déroulent diverses visualisations dynamiques de l’état des lieux de catastrophes annoncées. Cette œuvre à l’esthétique glacée et séduisante reste néanmoins un peu difficile à comprendre sans explication complémentaire extérieure.

Traces de l’anthropocène dans l’Océan Pacifique : données sur la pêche et le transbordement près du parc marin de Nazca-Desventuradas, au large des côtes du Chili. © Territorial Agency

Asunder de Tega Brain, Bengt Sjölén et Julian Oliver est en quelque sorte le pendant de Sensible Zone ou son étape suivante. Quelles solutions pour atténuer l’ampleur du changement climatique ? Demander l’aide d’une IA. Une dose d’images satellites, un simulateur climatique, des techniques de Machine Learning pour la production d’images : le résultat donne des scénarii fictionnels, permettant théoriquement des réponses adaptées qui sont, en réalité, largement absurdes et impraticables. L’esthétique technophile et savante d’Asunder piège le spectateur qui ne lui prêterait qu’une attention superficielle, un peu comme les experts et les promoteurs d’un salut par une technologie non encore inventée.

Asunder, de Tega Brain, Bengt Sjölén et Julian Oliver © Annick Bureaud

Qu’est-ce qui permet de distinguer une œuvre à caractère artistique d’un documentaire utilisé pour un procès dans un tribunal ? Rien, en ce qui concerne If toxic air is a monument to slavery, how do we take it down?. L’essai vidéo de Forensic Architecture présente d’indéniables qualités d’écriture visuelle, dépassant ce qui peut apparaître parfois comme une fascination pour les images scientifiques des projets précédents. Tissant ce que voit et capte l’œil humain aux images instrumentales et aux témoignages des personnes concernées, il remet de l’humain et du vivant au centre. Les humains victimes et ceux responsables autrefois de l’esclavage et aujourd’hui d’une pollution chimique industrielle : en Louisiane, le long du fleuve Mississippi, sur un territoire d’anciennes plantations de cannes à sucre se construit désormais un ensemble d’usines pétrochimiques rendant l’air de la zone un des plus toxiques des États-Unis.

If toxic air is a monument to slavery, how can we take it down?, trailer (en anglais):

 

Des sables du Koweït à ceux de Mars

Les deux autres œuvres qui composent l’exposition, si elles utilisent ou font référence à des technologies spatiales, sont dans un autre registre que celui d’une approche éco-politique directe. Les deux incluent également des objets tangibles au côté des vidéos.

Notre cher GPS, qui nous aide à retrouver notre chemin dans les rues tortueuses de Venise et d’ailleurs, est aussi un instrument utile à la guerre. A Space War Monument a été créé par Dani Ploeger pour le Pavillon du Koweït à la Biennale d’Architecture de Venise en commémoration du trentième anniversaire de la fin de la première Guerre du Golfe (1990-91), qualifiée de « Première Guerre Spatiale », lors de laquelle cette technologie fut largement utilisée. Ploeger y confronte l’image de cette « guerre technologique » quasi abstraite à une réalité du terrain nettement moins aseptisée. Il a ainsi créé une œuvre de land art, un carré de 100 mètres de côté dans le sable, avec un bulldozer équipé d’un GPS, monument éphémère qui tente d’effacer les traces des morts, des mines et des armes. Une très courte vidéo documente la construction de la pièce. Mais est-on bien sûr de ce que montre réellement l’image ? Énoncé comme étant dans le désert koweïtien, ce Monument fut en fait réalisé sur une plage européenne. Bien réelles, en revanche, sont les traces tangibles, ces deux petits carrés encadrés au mur. L’un est fait avec le sable prélevé sur ce qui fut le champ de bataille au Koweït, l’autre avec une feuille d’or. Ces objets, presque insignifiants au regard de l’imposante machinerie technologique et guerrière, se révèlent comme de contemporains monuments aux morts.

Dani Ploeger avec un bulldozer Caterpillar D6 contrôlé par GPS. DR Space War Monument
© Annick Bureaud
© Annick Bureaud

Sur Terre, on peut toujours aller vérifier. Du moins le pense t-on avec ce sentiment de connaître les moindres recoins de la planète avec le flot de photos, d’illustrations, de modélisations et de représentations dans lequel nous baignons. Mais sur Mars ? Sur Mars nous devons nous en remettre à une perception médiatisée qui à la fois nous ampute en nous réduisant à un œil et nous augmente par le spectre que couvrent les instruments. C’est à ce voyage que nous convie Minna Långström avec la magnifique et magistrale installation Photons from Mars.

Photons of Mars, Minna Långström, 2019. © Annick Bureaud

Sur trois grands écrans disposés en triptyque, elle juxtapose des images de Mars, celles prises depuis les rovers dans le spectre du visible humain par les caméras haute définition et celles issues des multiples instruments scientifiques embarqués à des images du centre de contrôle et du poste de pilotage des rovers, avec des allusions à ces images de fictions qui ont nourries notre imaginaire. Ces trois simples écrans côte à côte sont plus pertinents que n’importe quel dispositif de réalité virtuelle : on est sur Mars. Ce petit coin de la planète nous devient aussi familier qu’aux pilotes des rovers ou aux scientifiques qui le scrutent et l’analysent jour après jour. Comme eux, nous habitons les corps de substitution et les machines de vision des rovers, nous sommes téléprésents sur Mars. Les similitudes entre la Terre et Mars favorisent sans doute cette sensation mais c’est bien l’écriture visuelle de l’artiste, la force de la poésie et de l’étrangeté qui, paradoxalement, fait que la planète acquiert une réelle densité.

Rocher martien ”Jake Matijevic”, Photons from Mars, Minna Långström © Annick Bureaud

Photons from Mars est accompagnée d’une sculpture, celle du rocher martien surnommé ”Jake Matijevic” en hommage à l’ingénieur et mathématicien ayant joué un rôle important dans la création du rover Curiosity et décédé quelques jours avant son atterrissage sur Mars. Située dans une vitrine opposée à l’installation vidéo, elle apparaît tel un objet du passé dans un musée, que nous reconnaissons, sans le connaître vraiment. Notre responsabilité vis-à-vis de la Planète Mars est désormais engagée. Qu’en ferons-nous ?

Depuis B612, nous savons que l’habitabilité des corps célestes n’est pas chose aisée et que ceux-ci peuvent être fragiles. Nous n’avons pas de planète B et débattons pour savoir si c’est souhaitable. Ce dont nous sommes sûrs c’est qu’il est indispensable de reconsidérer la multiplicité des imaginaires environnementaux à l’aune de la planète considérée comme un tout conceptuel.

L’exposition More-Than-Planet est visible à l’Observatoire de Leyde jusqu’au 31 décembre 2022.

More-Than-Planet (2022-2025) est un projet collectif international entre Stichting Waag Society (NL), Zavod Projekt Atol (SI), Ars Electronica (AT), ART2M/Makery (FR), Northern Photographic Centre (FI) et Leonardo/Olats (FR), co-financé par le programme Europe Créative de l’Union Européenne.