Makery

Un Dakar rétro-futuriste aux 10 ans de Partcours

"Les Filles de Mawu" est une exposition conçue par l'artiste pluridisciplinaire T.I.E en collaboration avec Ndoho. D.R.

La commissaire d’exposition Isabelle Arvers poursuit sa recherche art et jeux vidéo à Dakar et revient pour Makery sur le Partcours 2021 de l’art contemporain qui fêtait ses dix ans du 26 novembre au 12 décembre. Chronique depuis le Sénégal.

Bienvenue dans l’autre Dakar, dans le Néo Dakar, dans un Dakar rétro futuriste imaginé par des artistes dont le désir est de se réapproprier un passé pour mieux vivre le présent et imaginer un futur allant au delà des rêves utilitaristes capitalistes de mégalopoles futuristes ayant oublié le vivant. Un Dakar fait de lieux de convivialité, d’écoute des mythologies ancestrales pour repenser un rapport à la nature en lien avec la technologie, mais plus proche des pratiques animiques. Pour que Dakar arrête de s’asphyxier sous les déchets et les poussières, avec un unique parc de Hann de 60 hectares pour près de 3,8 millions d’habitants entre Dakar et sa région… Ornée d’une corniche pelée, qui se couvre de plus en plus de bitume, des artistes imaginent et proposent des fables écologiques où numérique et surnaturel se rencontrent afin d’exposer les réalités multiples qui s’entrechoquent au quotidien dans la capitale sénégalaise.

Car comme l’affirme Achille Mmembé dans son discours à Abiola en 2016, de nombreuses similitudes existent entre la plasticité des savoirs pré-coloniaux et la plasticité du numérique, dans la manière de concevoir en permanence la coexistence de réalités multiples, d’esprits et d’ancêtres présents en permanence et entourant les vivants et dans la capacité à accepter que des objets puissent convoquer d’autres réalités.

Si le Sénégal est majoritairement musulman, les croyances et pratiques animistes demeurent intactes. Si les anges du béton continuent à décimer les arbres sacrés, les baobabs, les fromagers, les tamarins, en allant à l’encontre des lois environnementales, il est urgent de réapprendre à écouter ce que les arbres et les esprits qui les habitent ont à dire.

En ces temps de crises multiples, d’urgence climatique, comment est-il possible pour le continent africain d’imaginer une autre vision, et ce, en écho au livre Afrotopie de Felwine Sarr qui prône de se plonger dans la créativité pour présenter une autre image du continent Africain – en dehors des vocabulaires éculés d’émergence et de développement.

A Dakar, pour poursuivre ma recherche sur la scène art et jeu vidéo, l’en commun et le dialogue des savoirs sur le continent africain, j’oriente donc mes investigations autour des arbres. J’ai la chance d’être présente pendant la dixième édition de Partcours, un rendez-vous de l’art contemporain s’intercalant une fois par an à la Biennale d’art contemporain de Dakar, qui permet aux acteurs de rendre visibles leurs actions sur tout le territoire et au public de sillonner Dakar et ses banlieues : la Médina, Yoff, Ouakam, le Plateau, Sacré cœur. Le Partcours scande le temps d’un mois la ville de fêtes, performances, vernissages. Beaucoup de peinture, de sculpture, et des projets de plus large envergure comme celui mené par Ker Thiossane, la villa d’art multimédia avec Alt-del autour d’une fable écologique, un projet de mapping connecté à une sculpture de Baobab interactif, lumineux et sonore.

Le Partcours 2021. Crédit : Benjamin Monteil

Leral Dakar (Illuminer Dakar en Wolof) : Baobab interactif et mapping

Leral Dakar, c’est tout d’abord un baobab interactif, réalisé à partir d’une structure métallique conçue par Bassirou Wade, Bass Design (SN), et enveloppé de matériaux recyclés par l’artiste malien Gadiaba Kodio de Chez toi Design et par Sandra Suubi, chanteuse, performeuse et éco-artiste Ougandaise qui travaille énormément à partir de matériaux recyclés pour aider à la prise de conscience du public de la nécessité de protéger la planète en recyclant le plastique. Une équipe interaction menée par le fablab Defko Ak Niëp (DIY en Wollof) de Ker Thiossane imagine l’interaction sonore, visuelle et haptique à partir de différents éléments du baobab. Le baobab devient robot, écran, instrument de musique connecté et toboggan pour les plus petits. L’écran diffuse des recettes culinaires à partir du baobab, ainsi que des savoirs liés aux arbres.

«C’est une urgence, une crise mondiale, et Dakar n’y échappe pas. Comme d’autres villes, on le sent depuis quelques jours, on a du mal à respirer avec les vents du désert, qui gardent des particules, la pollution des déchets et les designers, les trois artistes que nous avons travaillent ces matériaux-là. » Delphine Buysse

Baobab connecté. D.R.

Un projet faisant intervenir une vingtaine d’artistes à la suite d’un atelier mapping et interactivité animé par Mike Latona (BL) et le collectif Superbe (BL), cette manifestation étant organisée en partenariat avec le Festival de Namur KIKK (lire notre article sur le KIKK 2021) dans le cadre de AfriKiKK. Connectée au Baobab interactif, Leral Dakar (Illuminer Dakar en Wolof), une immense fresque collective de mapping vidéo, diffusée sur la façade de la Cathédrale du Souvenir Africain, s’élabore autour des arbres et des esprits de la forêt avec les artistes Lamine Dieme, Teezrow, Elon-m Tossou, Tiziana Manfredi pour n’en citer que quelque uns. Cette fable vise à sensibiliser la population aux enjeux écologiques liés à la disparition progressive des baobabs, du fait de l’urbanisation massive, mettant en péril ces arbres aux bienfaits culinaires et médicinaux : les feuilles du baobab se mangent en sauce, le fruit du baobab soigne, son écorce sert à concevoir des lianes et de moyen de transport pour les linceuls chez les Dogons au Mali.

Mapping de façade durant Leral Dakar. D.R.

Les baobabs sont également des arbres sacrés, ils abritent des djinns, des esprits. Souvent entourés de murs et de clôtures, la plupart des baobabs de Dakar sont jonchés d’offrandes à leurs pieds, pour intercéder en faveur de destinés humaines mais aussi comme garants d’un ordre instable. IL est donc nécessaire de renouer le dialogue et d’arrêter de faire la sourde oreille à cet équilibre autrefois possible entre l’homme et son environnement.

Pour cette fresque, la plupart des artistes ont travaillé en binôme, l’artiste Béninois Elon-M Tossou dont la peinture s’inspire du vaudoun a conçu des masques ensuite animés par l’artiste graffeur Teezrow qui semblent s’extraire des parois de la cathédrale afin de parler aux Dakarois.e.s en s’adressant tout particulièrement aux jeunes générations en charge de l’avenir de la protection de l’environnement. Lamine Dieme collabore quant à lui avec Tiziana Manfredi, vidéo artiste habituée des projections en espace public et des collaborations artistiques pluridisciplinaires, sur une animation du Kumpo, esprit de la forêt que l’on croise souvent en Casamance lors de cérémonies et manifestations publiques, chargé d’intercéder auprès des esprits, sous la forme d’un personnage recouvert de lianes de rafia et dansant en tournoyant autour d’une lance.

Elon-M Tossou & Teezrow. D.R.

Soirées Alpha et Vidéo mapping avec Baydam

Un lieu habitué des collaborations artistiques et des formations au numérique par des intervenants européens auprès d’artistes sénégalais. Un lieu auquel l’artiste et développeur Bay Dam a collaboré au sein du fablab de Ker Thiossane, notamment en développant la dimension interactive d’installations artistiques. Baydam a également collaboré avec Mike Latona et Sofiane Andry pour développer MAPMAP un logiciel de Vjing opensource à partir de 2014. Baydam est un artiste développeur, qui s’intéresse très tôt au développement informatique avec l’envie de développer ses propres jeux. C’est dans l’univers de l’opensource que Baydam va d’abord développer ses activités avant de collaborer à des œuvres d’autres artistes puis de créer avec Mamadou Diallo le VX Lab. Un lab dans lequel ils animent des ateliers d’électronique, de mapping interactif et créent un espace d’apprentissage et de mélange de pratiques artistiques, organisent des événements, des projections dans l’espace public.

Avec un parti pris : « avoir un impact sur place, booster les dynamiques d’ici et transmettre » et éviter que les formations et collaborations apportées par l’extérieur ne puissent être suivies d’effet, les intervenant.e.s repartant avec leurs savoirs et leurs technologies après être intervenus. Fort de ces expériences, Baydam lance les soirées Alpha, des soirées d’expérimentation collective et de partage de savoirs, mélangeant les dynamiques d’un hackerspace à des collaborations artistiques en mode jam sessions et permettant d’initier à Dakar l’esprit d’une scène underground et pluridisciplinaire mêlant projections, musique, bidouillage électronique et performance, encore assez peu développée au Sénégal.

Ibaaku : Alien Cartoon dans le Néo Dakar

Constat d’une scène underground encore peu suivie que partage Ibaaku, poète sonore et visuel. Son projet musical Alien Cartoon, initialement imaginé pour mettre en musique le défilé performance de Selly Raby Kane a ensuite permis de concevoir un album personnel, mélangeant des formes d’hybridation du patrimoine culturel aux potentialités que les technologies peuvent offrir, entre sonorités des instruments traditionnels Diola du sud du Sénégal en Casamance, et musique électronique. Venant plus du hip hop, Ibaaku a en effet souhaité avec Alien Cartoon, travailler sur des sons moins influencés par la culture américaine et proposer une fusion mettant à l’honneur des pratiques ancestrales.

« La technologie qu’on voit aujourd’hui est un miroir des anciennes technologies ancestrales de communication : formes ancestrales de divination, de téléportation, de communication au moyen des djembé, ou à partir d’éléments naturels servant d’interface, comme les arbres, ou l’eau dans les calebasses chez les Serer. Pour nous la technologie d’aujourd’hui est un reflet de tous ces savoirs là, et il est important de le mettre en valeur et d’occuper cet espace. »

Ibaaku. D.R.

Ibaaku réalise également Néo Dakar, une série d’interviews qui vise à conceptualiser les nouveaux courants artistiques en train d’irriguer Dakar culturellement. Le Néo Dakar d’Ibaaku donne à voir la nouvelle scène culturelle sénégalaise qui se développe depuis une dizaine d’années dans tous les domaines artistiques et apportent un vent frais sur Dakar. « Dakar est en train de muter : le quartier dans lequel je vis à Ouakam n’existait pas il y a 5 ans, cela crée une ambiance totalement dystopique, car c’est une urbanité qui ne prend pas en compte l’environnement. Ce qui est assez dangereux et qui nous alerte en tant qu’habitants, toute la corniche Dakaroise est prise d’assaut par des multinationales alors qu’il y a des alternatives qui ne sont pas prises en compte. »

Néo Dakar par Ibaaku :

Une réflexion en lien avec tous les bouleversements qu’on a connus ces dernières années : « Ce sont des thématiques qui ne sont plus fixées sur un point géographique mais des questions qu’on partage tous. Néo Dakar vient de là, du besoin de se regarder en face, d’aller à la source de nos traumatismes et de ces bouleversements, afin d’assumer ces problématiques, de les décortiquer et d’être une force de proposition en tant qu’artiste et élément de la chaîne pour repenser le faire en commun, le rapport à l’autre. »

S’encrer dans les territoires : KENU le Lab’Oratoire des Imaginaires

Ces actions, Ibaaku les développe également collectivement, au sein de Kenu, un lab’oratoire des imaginaires fondé par l’artiste multidisciplinaire Alibeta au cœur de Ouakam dans le but de s’inscrire dans un territoire et auprès des communautés. Un lieu qui se déplace vers les communautés (théâtre forum, projections dans les quartiers, performances) pour cartographier un territoire et ses imaginaires et s’appuyer sur le passé et ce qui existe localement, pour vivre autrement le présent et imaginer d’autres futurs. Pour se faire, Kenu lancé en 2020, entame un travail de diagnostic du territoire, et de cartographie des imaginaires présents à Ouakam et donne à voir les acteurs et les actrices de ce Ouakam contemporain, de celles et ceux qui oeuvrent et créent localement en tâchant de les mettre en relation, de trouver de nouvelles manières de faire ensemble.

Pour le Partcours, la photographe Aïssatou Ciss, photographe ambulante, propose « Femmes et espaces » une série sur les femmes qui font Ouakam. Alibeta : « Avec Kenu, nous souhaitons nous encrer là où nous sommes, avoir un espace qui donne corps à ce que l’on fait, à la recherche, l’écriture et par des actions diverses, croiser des façons de faire, de penser, pour créer quelque chose de neuf, pas enfermé dans des carcans. »

Ouakam est une terre d’accueil, c’est la terre des ancêtres des lebous un des peuples fondateurs de Dakar, aussi, avant de décider ou d’organiser quoi que ce soit, il faut aller voir le jaraaf – le chef du village ou le chef du quartier – avant même d’aller voir les structures administratives (préfet, maire…). Car comme l’explique le sociologue Djiby Diakhate : « en temps de crise on revient à des formes plus traditionnelles de gouvernement et la république léboue est une des plus anciennes structures politiques Sénégalaises. »

Femmes et espaces. Crédit : Aïssatou Ciss

Occuper l’espace virtuel

Il est également urgent « d’occuper l’espace virtuel du numérique et de se réapproprier les représentations sur notre ville, notre quotidien ». Un message que souhaite faire passer l’Internet artiste Pamplumus, illustrateur et créateur numérique et précurseur des NFTs au Sénégal. Avec ses illustrations, Pamplumus nous plonge dans un Dakar du quotidien avec son personnage « Dacar », qui représente un Carapide, le moyen de transport le plus populaire à Dakar, aux couleurs multiples et porteur de messages inscrits de chaque côté de l’habitacle… « venant de banlieue, je passais beaucoup de temps dans les transports et pour moi, je prenais les messages inscrits sur les carapides comme des prémonitions pour la journée. »

[INTRLD3] ETH LEDGER de Pamplumus

Les illustrations de Pamplumus, aux couleurs acidulées, font cohabiter réalités du quotidien et ambiances surnaturelles et sont empreintes de références au cinéma de Djibril Diop Mambety et à la culture sénégalaise, celle d’une certaine pudeur dans la manière de représenter les scènes d’amour. Pamplumus nous invite aussi à découvrir ces heures « Njollor«  (midi en Wolof) heure à laquelle il était interdit aux enfants de sortir autrefois sous peine de voir des choses terribles. Ces histoires racontées dans sa famille l’intriguaient, il se demandait toujours ce qui pouvait se passer, c’est cet imaginaire qui ressort de son travail. Pamplumus est également un des artistes pionniers de la sphère des NFTs au Sénégal. « Quand j’ai vu que des allemands étaient en train de modéliser des carapides pour les mettre en vente, je me suis dit qu’il était urgent que nous nous réapproprions cet espace. » Une réappropriation à laquelle travaille l’artiste et curatrice Linda Dounia dont l’exposition Cyberbaat « African voices of the Metaverse » car Baat signifie voix en Wolof, a réuni plus de 20 artistes du continent dans le but d’imaginer d’autres moyens de financement et d’accès au Metaverse pour les artistes africains.

The Other Dakar de Selly Raby Kane

Un univers visuel entre Dakar du quotidien et surnaturel que l’on retrouve dans le travail de Selly Raby Kane. En 2016, cette créatrice de mode, cinéaste et curatrice, qui habille des stars outre-atlantique imagine Elsewhen, une exposition collective pour le Off de la Biennale de Dakar, dans un lieu tenu secret. Elsewhen renvoie à une ville africaine du futur dans laquelle technologie et nature sont indissociables « une façon de prendre le pouvoir sur son propre futur. Ma vision est qu’on reviendrait à des choses plus essentielles, une ville moins séparée où les couches sociales vivent ensemble où on apprend à respecter son environnement. Trouver les meilleures façons de vivre dans la ville tout en préservant son environnement.» (Interview Leral)

La même année, Selly Raby Kane crée The Other Dakar, une œuvre de réalité virtuelle et présente un Dakar qui mélange lieux du quotidien, lieux de convivialité, lieux normaux, de tous les jours avec du fantastique : « ça m’intéresse d’y inclure de la magie, je veux montrer où on vit nous en tant que jeunes sénégalais, dans la vie de tous les jours sans laisser les autres interpréter la manière dont on vit. J’y ajoute du paranormal, du spirituel, du réalisme magique car je suis fascinée par la cosmologie léboue et par les histoires qu’on m’a racontées quand j’étais petite. » C’est un monde qui a sous son pagne des multitudes de mondes que souhaite présenter Selly Raby Kane. Son dernier court métrage Tang Jër nous invite également dans des lieux de convivialité, des endroits tout à fait normaux comme les tangana ces lieux où « les gens arrivent à former des communautés solides » mais à nouveau du paranormal s’y ajoute et nous transporte dans d’autres réalités. Une de ses ambitions, s’adresser aux jeunes générations, les inspirer comme elle a été inspirée dans sa jeunesse par les films de science fiction, les livres et les histoires qu’elle entendait chaque jour.

The Other Dakar, par Selly Raby Kane :

Les Filles de Mawu : conte post-moderne éco-féministe

Autre projet immersif présenté dans le cadre du Partcours au Manège, la galerie de l’Institut Français à Dakar, « Les Filles de Mawu » est une exposition conçue par l’artiste pluridisciplinaire T.I.E en collaboration avec Ndoho. Un conte post-moderne et éco-féministe, revisitant les archétypes du féminin, du singe et du serpent cosmique en questionnant notre rapport à la nature en lien avec la technologie. Les différentes vidéos mettent en scène Mawu, la divinité insurpassable de Dahomey et nous pousse à regarder en face Mawu, la planète mère, devenue déchet, puis nous engage à nous reconnecter avec notre principe féminin et à retrouver nos liens ancestraux à la nature. La performance de T.i.e et de Ndoho, sorte d’entité à deux têtes, entité androgyne, semble combattre pour retrouver une harmonie perdue entre le « pouvoir sur », le pouvoir qui domine, qui extraie, qui détruit et le « pouvoir du dedans » de Starhawk, pouvoir de création, de résistance.

« Le continent africain regorge de mythes et légendes qui constituent des variétés de cosmogonies qui ancrent l’individu dans un rapport holistique à son environnement. Ces mythes et légendes fondamentalement animistes ont pendant longtemps garanti l’équilibre des forces entre nature et culture, homme et femme, visible et invisible. De ce point de vue, nous pensons que le continent africain, le plus vieux des continents, a son mot à dire face aux défis écologiques, humanitaires et égalitaires de la post-modernité. » Les Filles de Mawu.

Le site du Partcours 2021 à Dakar.