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A l’école de l’anthropocène, sortir de la «pensée par slogan»

Le visuel de la 4ème édition de A l'École de l'anthropocène, conçu par Arnaud Tételin, illustrateur scientifique, accueilli dans le cadre d'une résidence d'artiste. © DR

Du 24 au 30 janvier se tenait à Villeurbanne la quatrième édition de A l’École de l’Anthropocène, pour penser cette époque « où il devient clair que l’être humain est une force agissant irréversiblement sur l’entièreté de la planète ». Un événement universel et éducatif pour sortir du prêt-à-penser.

« Le plus gros mensonge est de dire ‘Je pense’. ‘Je’, pense rarement. Le plus souvent, ce sont les paradigmes qui pensent. » Ainsi entame sa présentation Sénamé Koffi Agbodjinou, architecte et anthropologue qui nous enjoint d’échapper à nos préconceptions pour imaginer la ville Africaine de demain, continent où se trouvera en 2050 1 terrien sur 4.

Éducation capitaliste

Penser, c’est à cela que nous a invité À l’école de l’anthropocène, organisé par L’École Urbaine – Université de Lyon en partenariat avec le Labex IMU (laboratoire d’excellence Intelligences des mondes urbains) et le lieu culturel Le Rize, à Villeurbanne. Penser mais aussi comprendre, débattre, expérimenter et surtout apprendre, avec notamment 11 cours publics, dont on nous dévoilait cette semaine les introductions et qui se tiendront sur plusieurs semaines dans les mois à venir.

« Nous avons voulu nous écarter du modèle du festival des idées ou des salons, comme il en existe beaucoup, pour préférer celui de l’université ouverte et de l’éducation populaire », explique Michel Lussault, géographe et directeur fondateur de l’École Urbaine de Lyon. L’enjeu est de « replacer le savoir scientifique au coeur de la société », présente-t-il, mais aussi, pour les académiques chargés de ces cours publics, de « retrouver le plaisir de proposer un cours très expérimental – les programmes sont aujourd’hui très encadrés et les universitaires ont moins l’occasion de faire de leurs cours un moment de parole ouverte », estime le professeur, qui propose lui-même un cours sur l’air comme matière première de l’urbain.

Michel Lussault, directeur de l’École Urbain de Lyon, au Rize. © Elsa Ferreira

A lire la philosophe Marina Garcés, cette réappropriation de l’éducation est essentielle. « Ceux qui ont pris le plus au sérieux le fait que l’éducation est un domaine dans lequel les transformations de l’avenir sont en jeu sont les principales forces motrices du capitalisme actuel : les banques et les entreprises de communication, écrit-elle dans la revue annuelle de l’École Urbaine A°2022. Non seulement ce sont elles qui investissent le plus dans les projets éducatifs, mais elles sont également à l’origine du renouvellement du discours éducatif et des méthodologies pédagogiques. ». Et de poser la question : « Pourquoi apprenons-nous, avec qui et sous quel horizon de sens ? »

Quand les glaciers transportent des cailloux

C’est donc l’oreille attentive que l’on se rend au cours intitulé « sciences et machines : une généalogie conceptuelle de la grande accélération », présentation à grande vitesse par le physicien et chercheur au CNRS Pablo Jensen du processus qui a permis aux sciences modernes de propulser la révolution industrielle : Platon, la géométrie grecque et la séparation de la vérité et de l’opinion ; le laboratoire de Galilée, qui permet d’isoler un phénomène naturel pour en observer les lois ; la modélisation de Newton et l’étude le système solaire… jusqu’à la low tech et comment l’humain essaie désormais de reproduire les techniques essentielles de manière décarbonée. Dans les prochaines semaines, le professeur promet d’explorer les « boîtes noires que sont les labo et comment les faire piloter par la société civique » et les coûts de cette « complexité socio-technique ». « On parle d’anthropocène, voire de capitalocène. Peut-on parler de scientocène ? », interroge Pablo Jensen.

On revient aussi aux fondamentaux de la géologie avec ce cours fascinant de Patrick Thollot, professeur agrégé au Laboratoire de géologie de Lyon. « J’ai plutôt l’habitude d’un public qui a de solides bases », prévient le professeur avant de se lancer dans une recension des outils et techniques des géologues pour étudier les ères, du pollen capturé dans les tourbières à la géochimie des glaces, en passant par le phénomène des blocs erratiques, ou comment les glaciers transportent des blocs rocheux sur des centaines de kilomètres – l’occasion de découvrir l’histoire du célèbre gros cailloux, à Croix Rousse. Dans les prochaines semaines, le professeur analysera la géologie extra-terrestre pour évaluer l’habitabilité d’autres systèmes stellaires. Spoiler : il n’y a pas de « Terre de rechange », prévient Thollot.

Le miroir de l’art

Ce n’est pas Kim Stanley Robinson qui dira le contraire. Invité de la seconde soirée, l’auteur de science-fiction revient sur son œuvre, de son exploration sur 2000 pages de la planète rouge, « son utopie, ses régions sauvage, ses paysages gigantesques », avec la trilogie de Mars, au retour forcé sur Terre du fragment d’humanité qui avait tenté de s’en échapper dans Aurora. Un aveu d’échec face à l’hostilité de l’exoplanète éponyme, située à 12 années de la Terre, pour nos corps et leurs expressions biologiques. « 50 % de notre ADN n’est pas humain, souligne-t-il depuis chez lui, en Californie. L’humanité est une expression de la Terre, elle coexiste avec elle et ne peut pas rester en bonne santé sans elle. » Aurora, publié en 2015, est l’application de ce paradigme. « Je voulais tuer cette idée que l’humain est destiné à aller dans les étoiles. Y croire c’est mal comprendre la taille de l’univers mais aussi la complexité de la biologie humaine. »

L’auteur, pour qui « un bon roman doit refléter la réalité pour donner un sens à notre expérience », réserve un mot pour Elon Musk et consorts : « ils ne prêtent attention ni à ce que dit la science, ni à la crise climatique. Mars n’est pas pertinent dans les défis qui se posent à nous. »

« L’urgence génère une vision simplificatrice »

Loin d’un futur terraformé sur Mars, l’École de l’anthropocène nous ramène sur Terre. Vendredi soir, devant une salle comble, artistes et intellectuels se relaient sur scène autour du thème Urgence ! – accompagnés par le formidable saxophoniste Lionel Martin, as de l’improvisation qui porte à sa bouche clarinette et saxophone, parfois en même temps, le pied sur le sampler.

Illustrations live, saxophones et performances pour la soirée Urgence ! © Elsa Ferreira

Margo, de Youth for Climate, ouvre la soirée en partageant sa vision d’une société qui ne se hisse pas à la hauteur des enjeux : celle qui parle de croissance verte et lacère les tentes des migrants, qui envoie quelques nantis dans l’espace et laisse des milliers de gens mourir dans la méditerranée. Julien Vidal, auteur du podcast 2030 glorieuses et fondateur de Ça commence par moi nous invite à projeter une vision idéale de 2030, avant de citer le philosophe Patrick Viveret : « prenez vos rêves et transformez-les en stratégie ». Les performeuses Wendy Delorme et Sto Baz déclament des poèmes et l’architecte Feda Wardak présente son projet dans le district de Jeghatu, en Afghanistan, où il a travaillé avec des artisans locaux pour entretenir les infrastructures d’eaux souterraines.

Face à cette urgence, a-t-on encore le temps de l’apprentissage, de la réflexion ? « Souvent, la réflexion est l’excuse principale des gouvernements pour ne rien faire. On a vu ça avec la convention citoyenne pour le climat d’Emmanuel Macron. C’est très intéressant démocratiquement mais on a déjà des solutions, mettons déjà en place ce que l’on a », analyse Marin Bisson, 18 ans et membre de Youth for Climate, mouvement à qui les organisateurs ont confié une carte blanche toute la semaine. Dans cette programmation pointue, les jeunes militants espèrent apporter une « vision alternative, plus militante, très concrète ». S’ils prônent l’action, ils reconnaissent l’importance de forger les savoirs – eux-mêmes ont beaucoup appris en préparant leurs interventions, disent-ils. « Il n’existe pas de mobilisation sans prise de conscience. L’information est primordiale pour fonder son propre avis », souligne Esther, 17 ans.

Marin Brisson et Esther, du mouvement Youth for Climate Lyon. © Elsa Ferreira

« La somme de ce que nous ignorons est impressionnante. Si nous voulons être capable de nous adapter au mieux, il faut que nous apprenions collectivement ce qu’il est en train de nous advenir, estime quant à lui Michel Lussault. L’effort de connaissance n’a jamais été aussi important.  » D’autant que « l’urgence nous pousse souvent à avoir une vision simplificatrice, avertit le directeur. Or on ne répare pas une solution complexe avec des simplismes, sauf à faire de la politique politicienne à la Donald Trump ou Eric Zemmour. Il faut sortir de la pensée par slogan. Ne plus penser c’est créer de la violence, une société ou l’invective remplace la discussion.»

Convergence des luttes

Comment penser la complexité, sortir des paradigmes  ? Pour le mouvement Youth for Climate, il s’agit notamment d’amener sur la table la convergence des luttes. « On ne peut pas parler d’écologie sans parler de féminisme ou de lutte contre le colonialisme », estime Esther. Pour leurs séances sur les MAPA (most affected people and areas), ils ont ainsi interviewés les personnes directement confrontées aux changements climatiques, en Uruguay, au Mexique, au Mali, en Ouganda ou encore aux Philippines.

Une intersectionnalité que l’on retrouve tout au long de la programmation. Les philosophes Marta Segarra et Thierry Hoquet se posent la question « l’anthropocène a-t-il un sexe ? » tandis que Cy Lecerf Maulpoix, journaliste militant et auteur d’Écologies Déviantes (Cambourakis, 2021), vient présenter ses recherches dans les communautés militantes queer et écologistes. « On l’a vu lors des manifestations du mariage pour tous, l’argument de la nature pour être un levier d’oppression et d’exploitation des minorités », soulève-t-il. De son côté, Karine Vanthuyne, professeure agrégée d’anthropologie, propose un cours public sur la décolonisation des savoirs universitaires.

On dézoome de l’anthropocentrisme aussi, avec une programmation dédiée à la découverte des espèces : l’abeille noire, les chênes ou encore le lichen, cet organisme créé du mutualisme entre une algue et un champignon et qui a permis, dans les années 1860, à théoriser la symbiose dans la nature, présente Vincent Zonca, auteur de l’ouvrage Lichens, Pour une résistance minimale (Le Pommier, 2021). « Cela me fait penser au livre L’homme qui rétrécit, illustre Patrick Mathon, guide urbain venu assister à la balade d’observation. Il rétrécit de plus en plus et se demande comment cela va se finir. Puis il se rend compte que du microscopique au moléculaire, il y a toujours un nouveau monde. »

La nature est partout si l’on sait bien regarder. © Elsa Ferreira

Le site de l’école de l’anthropocène