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Rencontres internationales Mondes Multiples : jouer et déjouer les réalités tactiques contemporaines

Atelier de vidéo-mapping : We are all lichens, collective storytelling for the future avec Claire Fristot aka VJ A-LI-CE. © Antre Peaux

Pour sa seconde édition les Rencontres Internationales des Monde-s Multiple-s de Bourges s’emparent des grandes questions sociétales qui secouent notre époque sous un angle tactique, critique, politique et artistique en usant des stratégies ludiques inspirées des mondes du jeu. Un événement hors-normes au regard des manifestations culturelles traditionnelles qui se déroule à Bourges du 15 novembre au 5 décembre à l’Antre Peaux, au Château d’Eau – Château d’Art, au cinéma du foyer Saint François et dans des espaces virtuels.

Le jeu fait partie des stratégies d’apprentissage innées, nous dit la science. Les jeunes animaux, toutes espèces confondues (la nôtre comprise donc), apprennent en jouant. L’apprentissage par le jeu est même un concept clé utilisé en éducation (et en psychologie) par lequel on décrit comment un enfant apprend et donne du sens au monde qui l’entoure en jouant. « Le jeu est sérieux ». C’est même l’argument phare – et le thème – de cette seconde édition des Rencontres Internationales Monde-s Multiple-s de Bourges (un titre emprunté – avec sa bénédiction – à l’artiste théoricien des nouveaux médias Don Foresta, qui écrivit Mondes Multiples en 1986-87 et le publia l’année de la création de Bandits-Mages en 1991) qui désamorce son aspect frivole et fait de l’activité de divertissement un levier critique, pédagogique et politique d’appréhension du monde, de développements, de stratégies, de rencontres, d’échanges et de partages.

Au travers de tactiques de plus en plus complexes, via les jeux de plateaux, les jeux de stratégie et le jeu vidéo, c’est aussi toute une génération qui s’inspire de ces théories et de ces méthodes pour construire une nouvelle façon de vivre le monde. « L’idée de travailler sur la question du jeu est une façon d’insister sur le fait que le ludique est un enjeu important dans nos sociétés, nous explique Isabelle Carlier, directrice de la friche Antre Peaux. Via la question du jeu, nous nous emparons de celle du politique, et donc du participatif, de l’action stratégique. En proposant des moments de joie et d’amusement comme des outils de réflexion et de forces politiques. Le jeu est vaste, et les stratégies ludiques sont variées, comme on peut le constater aux Rencontres. C’est par exemple les jeux de plateau, mais c’est aussi investir les mondes virtuels avec les pratiques du jeu vidéo et les œuvres en réalité virtuelle comme celle qu’a créée Les Halls Noirs » (David Legrand et les élèves de l’école d’Art de Bourges, Jeu de Mondes, que l’on peut voir au Château d’Eau – Centre d’Art Contemporain, lire notre article).

Au Nadir de l’Antre Peaux. © Dane Apache
Hall Noir / Jeu de mondes au Château d’Eau – Château d’Art © Dane Apache
Atelier de vidéo-mapping : We are all lichens, collective storytelling for the future avec Claire Fristot aka VJ A-LI-CE. © Dane Apache

L’Antre Peaux, laboratoire de société

Ça n’est pas pour rien que les Rencontres Internationales Monde-s Multiple-s sont le fruit des efforts du dynamique écosystème qui anime l’Antre Peaux, lieu de toutes les rencontres à Bourges qui succède à « Bandits-Mages » (association dédiée aux arts visuels, sonores et cinématographiques située à la Friche l’Antre-Peaux) et Emmetrop (association pluridisciplinaire qui vise à favoriser les émergences artistiques et culturelles, en décloisonnant les pratiques artistiques et en favorisant les frottements entre les mondes culturels). Isabelle Carlier : « Les Rencontres Monde-s Multiple-s sont la suite reconfigurée du « festival Bandits-Mages », devenu par la suite les « Rencontres », ainsi nommée pour sortir du temps évènementiel et s’inscrire dans l’action des labos sur le long terme. Les Rencontres c’est avant tout un regroupement d’artistes, d’étudiants, d’enseignants qui travaillent sur la conception de workshop et d’atelier, ou de formes laboratoires. On peut décomposer cela comme suit : en amont un long travail d’élaboration et de conception, et ensuite un temps fort qui se déroule sur environ un mois, et s’articule avant tout sur cette pratique d’atelier de recherche. Bien sûr cela n’exclut pas les temps d’exposition, de diffusion, de projection, de conférences ou de restitutions. »

Choeur trans*média / Chanson de Toile, une proposition de chœur trans*media du collectif La Pulpe, à travers lequel les voix établissent un passage entre réel et virtuel.

Union symbiotique

Revenons sur l’idée d’apprentissage par le jeu, et tirons cette argumentation par les cheveux, ou tirons un fil, et insistons sur le fait que dans « apprentissage », il y a « tissage ». Or justement, il ne serait pas faux de dire que ces Rencontres internationales Monde-s Multiple-s sont un tissage de compétences et de volontés. A sa manière ouverte et militante, l’Antre Peaux célèbre l’union de nombreux protagonistes, un écosystème comme il est désormais courant d’appeler ces agrégats d’univers. Parmi ces acteurs, on trouve Emmetrop et Transpalette – Centre d’Art Contemporain de Bourges bien sûr, mais aussi l’UrsuLaB – le Biolab Arts Sciences Ecologies, sans oublier les électrons libres que sont David Legrand et les habitués, tels que les artistes-étudiants de l’Ecole d’Arts de Bourges. Une fusion de dynamiques et de volontés à l’œuvre, qui n’est ni un calcul mathématique, ni un acte structurel. « Le terme que nous avions choisi concernant la fusion de Bandits-Mages et d’Emmetrop, c’est celui d’« alliance symbiotique », poursuit Isabelle Carlier. L’idée n’est pas d’additionner nos associations mais de voir qu’à partir du moment où nous étions positionnés sur des champs communs d’actions et de recherches – avec des histoires similaires et des collaborations qui s’orientaient toutes sur des thématiques partagées, comme les questions liées aux médias, les sujets féministes, les cultures Queer, les problématiques post-coloniales, etc. – cette union permettait d’entériner le fait qu’en étant au même endroit des luttes et des militances, nous réunissions aussi de nombreuses pratiques et disciplines artistiques avec la possibilité d’être encore plus que dans le pluridisciplinaire, carrément dans l’interdisciplinaire, voir le transdisciplinaire. « Symbiotique » aussi parce que nous nous intéressons aux questions de l’interespèce, qui rejoignent les idées d’intersectionnalités, et qui permettent l’émergence d’êtres et d’écosystèmes complexes. Un des exemples qui illustre notre fusion à cet endroit là a été de permettre la création de l’Ursulab, une entité qui synthétise de nombreuses problématiques sur lesquelles nous travaillions depuis longtemps, voir notre travail avec Quimera Rosa. »

Tournoi de baby-foot à trois côtés, inspiré du Football à trois côtés du situationniste danois Asger Jorn. © Dane Apache
Kermesse de l’Union Pragmatique. © Dane Apache

Le jeu contre les débats et les polémiques stériles

Durant ces Rencontres Internationales, le jeu est envisagé comme une manière d’amener les gens à dépasser les débats et les polémiques stériles qui animent nos sociétés pour réfléchir sur des sujets et des enjeux essentiels de notre époque qui sont (entre autres), le combat pour le climat et la diversité biologique, pour l’égalité des droits femmes/hommes/LGBTQI et pour l’éducation. « Ce sont d’ailleurs des sujets qui se déploieront sur toute l’année, annonce Isabelle, puisqu’en février nous allons travailler sur un sujet qui s’appellera « Hacker la guerre ». Nous allons aussi aborder les questions de stratégie via la pratique des arts martiaux, quelque chose qui est aussi du domaine du jeu et des outils stratégiques, tactiques et techniques. Il y aura également tout un programme de cinéma qui sera entièrement orienté sur ces questions, via le jeu vidéo, mais aussi le jeu tel qu’il est modélisé dans les techniques d’apprentissages militaires, qui sont les mêmes plateformes que l’on utilise ensuite pour divertir le public. Ce sera un programme de déconstruction critique de ces mondes, ainsi qu’une série de propositions de détournements et d’empowerment personnel pour créer et en faire autre chose. » Ainsi le Collectif UP (Union Pragmatique), propose une kermesse décalée qui interroge la complexité du monde et se moque de l’effort de simplification que nous proposent les médias et les instances gouvernementales. Le commissaire d’exposition Alper Turan et l’anthropologue Julien Ribeiro mettent à jour les stratégies d’invisibilisation imposées par les Etats et les tenants de l’histoire officielle avec la proposition de workshop « Le sida, c’est manger trop de bonbons ».

Jeu vidéo « Succulent » de Robert Yang.

Monde-s Multiple-s, vitrine de l’Antre Peaux

En croisant propositions artistiques, rencontres, expositions et installations virtuelles et IRL (in real life), projections de films, performances et jeux, nous assistons non seulement à un évènement culturel mais nous faisons également l’expérience d’un véritable laboratoire de société. Isabelle Carlier : « Les Rencontres c’est notre temps fort. Le moment où l’on se regroupe et où nous nous concentrons sur un sujet dans l’action collective. C’est aussi un temps de spéculation de groupe où nous invitons les mondes de la recherche, des imaginaires multiples, de la science-fiction, etc. On l’aura compris, plus qu’un évènement ponctuel, Monde-s Multiple-s est un espace transpédagogique où la pédagogie et le processus de création sont intégrés à l’œuvre en même temps qu’ils sont restitués au public. C’est une expérience singulière, un lieu de transmission actif toute l’année où se cultivent et se montrent des manières collectives de voir, de faire, de savoir.

Les Rencontres Internationales Monde-s Multiple-s de Bourges