Makery

Open design et mouvement maker : quand le designer devient médiateur

Le grille-pain utilisé par le designer Thomas Thwaites lors de son expérience «The Toaster Project». DR.

Dans Open design, Camille Bosqué défend la thèse d’un design ouvert et engagé, dans une mutation du rôle traditionnel de designer. Un héritage du mouvement maker dont la construction est toujours en cours.

Sur le terrain depuis 2012 et après un premier ouvrage fondateur, Fablabs, etc. (Ed. Eyrolles) publié en 2015, Camille Bosqué signe un nouvel essai, Open Design. Fabrication numérique et mouvement maker, sorti cet été aux Éditions B42. Un livre dense, riche d’exemples, où l’autrice, docteure en esthétique et design et professeure agrégée, analyse le mouvement maker et la façon dont il a « brouillé les frontières du design » et donne des perspectives à ce courant toujours en construction. Un livre aussi bien destiné aux acteurs passionnés, aux designers amateurs qu’aux étudiants qui trouveront « une sorte de catalogue d’objets, de projets, de lieux, de pratiques, de discours et une analyse par le prisme du design », présente-t-elle.

Le portrait du mouvement par ses objets

Là où pour Fablabs, etc. Camille Bosqué dressait le portrait de personnes clés du mouvement, elle entame son ouvrage Open design par les projets collectivement portés. On redécouvre ainsi dans le détail les plus connus et des portes-drapeaux, comme l’imprimante 3D DIY RepRap ou la plateforme de prototypage open-source Arduino. On s’attarde aussi sur des projets peut-être moins célèbres mais tout aussi symboliques comme le Jerry, un ordinateur dans un bidon qui a connu différentes itérations au fur et à mesure de son appropriation par les communautés de différentes régions du monde, ou le grille-pain DiY du designer anglais Thomas Thwaites qui révèle « la complexité de la chaîne de fabrication pour un objet domestique qui peut sembler (à première vue) relativement simple », écrit-elle. « Je voulais m’arrêter sur des moments importants qui permettent de passer à la loupe des projets porteurs de promesses, qui ont parfois évolué, parfois n’existent plus », explique Camille Bosqué.

Rigoureuse et respectueuse des faits, Bosqué raconte les makers sans la couche de storytelling qui les entourent habituellement. « C’est quelque chose qui m’intéresse et que je décortique dans cet essai, l’écart entre les pratiques et les discours, dit-elle. Il y a un grand enthousiasme dans cette mise en récit. La logique spectaculaire, la mise en spectacle, est probablement nécessaire pour créer une discussion, un intérêt, une appropriation. C’est un élément très présent dans ce mouvement. »

L’infusion maker dans le design mainstream

La thèse portée par Camille Bosqué dans cet ouvrage est celle d’un ethos maker qui aurait infusé l’industrie du design au sens large. Ainsi du Fairphone, téléphone modulable et supposé le plus équitable possible, dont les créateurs ont vendu 135 000 appareils entre 2013 et 2018, malgré un prix élevé de 530 euros. Loin des résultats d’Apple qui vend le même nombre d’appareils en environ cinq heures mais assez pour percevoir un sursaut du marché et de la profession. Lucide, elle souligne aussi les success stories ayant tourné au vinaigre, comme L’Increvable, une machine à laver en kit facile à réparer lancée en 2014 et abandonnée en 2020, malgré un soutien populaire et médiatique important.

Un schéma de l’increvable. © École nationale supérieure de création industrielle

 

Le public réclame des modes de consommation alternatifs, les activistes répondent présents et, parfois, le législateur suit. C’est ainsi qu’en 2015 a été créé le délit d’obsolescence programmée et que des entreprises comme le leader de l’électroménager SEB proposent des produits « réparables, démontables et remontables pendant 10 ans. »

L’esprit collaboratif des makers infusent les produits mais aussi les processus. Ainsi dans les grandes entreprises, les « consomacteurs » sont de plus en plus consultées dans la phase d’innovation. Camille Bosqué donne ainsi l’exemple de Local Motors, entreprise américaine dont « les modèles sont pensés par une communauté d’usagers et dont toutes les étapes et possibilités de développement sont votées plus validées, et ainsi retenues ou non », écrit-elle. La chercheuse évoque également Quirky, une plateforme dont le but était de repérer les bonnes idées pour les mettre en production. Celle-ci a mis la clé sous la porte en 2015.

Une tendance citoyenne du design qui vient avec ses inconvénients… et ses détracteurs. « Quand je regarde les produits développés par des sites comme Ponoko ou Shapeways, la masse d’objets laids et maladroits que j’y vois m’inquiète. Cette tendance finira mal », s’inquiétait publiquement le designer Renny Ramakers, cité dans Open design.

Sous la plume de Camille Bosqué, le designer est alors investi d’une nouvelle mission : celle d’un médiateur. Elle cite ainsi Paul Atkinson, designer et historien du design, qui prédisait en 2011 la fin de l’exclusivité du métier : « les designers professionnels deviendront des agents du design avec un public et des utilisateurs finaux qui choisiront parmi eux le système qu’ils souhaitent utiliser. » Ou encore le chercheur et designer Victor Papanek qui, dès 1974, se figurait ce nouveau rôle. Parti d’une vision critique où les designers se considèrent « comme des maîtres stylistes [et] ne s’interrogent jamais sur l’aide qu’ils apportent à un système qui tend à exploiter et duper la population », il défend la possibilité d’un designer devenu « outil entre les mains du peuple », retrace Camille Bosqué.

Une position qui remet pourtant en cause les promesses d’un accès ouvert et direct de la création à tous. « Il y a une ambivalence dans l’émancipation et l’implication qui sont proposées à l’usager ou au consommateur », analyse la chercheuse.

De Noisebridge à la POC21

Pouvait-on parler du mouvement maker sans revenir à sa genèse ? Camille Bosqué raconte cette histoire des hackerspaces de Californie, le cours « Comment fabriquer (presque) tout » du MIT « qui repose sur une demande plutôt qu’une offre de connaissance » et la propagation du mouvement aux quatre coins du monde, y compris les plus isolés. « Cela me paraissait nécessaire de faire des ponts entre les notions plus anciennes et historiques et ces pratiques héritées de l’open source et du logiciel libre. »

L’occasion aussi de poser les racines politiques et activistes du mouvement, loin des objets « phatiques » ou « crapjects » qui ont parfois fait tourner les imprimantes 3D – ces objets qui « ne servent à rien d’autre qu’à maintenir la machine en marche, à la manière de ces petites phrases, mots ou formules toutes faites », écrit Camille Bosqué.

L’incontournable tête de Yoda en 3D, un « crapject » ? © John Biehler-CC

Héritage direct de ces communautés DiY et politiques, la POC21, miroir citoyen de la COP21 qui s’est tenue à Paris en 2015, en même temps que l’événement inter-gouvernemental, et pendant laquelle des makers ont mis au point des prototypes écologiques et distribuables. On y a retrouvé entre autres des acteurs comme Open Source Ecology, une association qui propose un kit de construction pour village global. Un design ouvertement politique au service d’une cause – ou comme le pose André Gorz cité dans Open design, les technologies numériques et le DIY comme moyens d’émancipation. « C’est le capitalisme qui, sans le vouloir, travaille à sa propre extinction (…). », retranscrit Camille Bosqué.

Révolution sociale ou néo-libéralisme ?

Quel avenir pour ce mouvement maker et le design ouvert qu’il porte. Camille Bosqué cite l’épisode du Covid, où l’on a vu la rapidité d’organisation et d’exécution des makers, et leurs hautes compétences. Sans s’attarder. « Je me suis posé la question d’en parler plus. Il était difficile de savoir s’il fallait considérer ce moment comme pivot sans le recul nécessaire, même si ce moment était exemplaire. »

Surtout, elle pose les questions économiques. Des projets phares comme La Nouvelle Fabrique, installée jusqu’en 2015 au Centquatre, à Paris, se détournent du grand public pour se lancer dans une aventure avec d’autres collectifs d’artisans. Les Vases#44, ces vases sculptés en temps réel par la voix de l’utilisateur, sont certes un symbole de création unique et personnalisée mais restent de l’ordre de l’art de galerie, trop cher pour être accessible. La démocratisation tant promise est encore loin.

Camille Bosqué n’était pas dupe. Dès le début de son livre, elle nous prévient : malgré l’enthousiasme de certains de ses défenseurs comme Chris Anderson, « les technologies de fabrication personnelle ne sont pas assez mûres pour concurrencer la production industrielle de masse ». Pourtant, elle se garde bien de reléguer le mouvement à une bulle temporelle sans lendemain. « Le mouvement maker ne relève pas d’un simple effet de mode, mais s’inscrit dans une époque en crise dans laquelle les perspectives pour le travail, l’éducation, les systèmes et schémas de production ainsi que les fonctionnements politiques sont en pleine mutation. »

La chercheuse dessine alors deux grands horizons : d’un côté, une révolution sociale avec des collectifs pluridisciplinaires comme Yes We Camp, EXYZT, Bellastock, pour un retour à la « société conviviale » d’Ivan Illich, plus low tech et là où « l’homme contrôle l’outil ». De l’autre, un schéma néolibéral, avec la recherche d’un nouveau modèle de business basé sur l’entreprenariat avec une « nuée de petites entreprises innovantes spécialisée dans la fabrication de produits à la demande et qui s’affranchissent des règles du marché. » Il y a fort à parier que demain s’ébauche entre les deux. « Les deux voies cohabitent déjà », tranche Camille Bosqué.

Camille Bosqué, Open Design. Fabrication numérique et mouvement maker, Editions B42, août 2021, 224 pages, 12 €.