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Domingo Club : « Nous aimerions partager des recettes de fabrication comme nous partageons des recettes de cuisine »

L'incubateur du Domingo Club pour la production de tempeh. RR

Les designers Maud Bausier et Antoine Jaunard, cofondateurs du Domingo Club à Barcelone, ont fabriqué un incubateur à tempeh qui a été récompensé lors des Distributed Design Awards de cette année. Cet été, ils ont également participé à l’échange virtuel Hyper Global / Hyper Local du programme Makersxchange. Makery a rencontré le duo à Barcelone en juillet, puis a prolongé la conversation fin août.

Le Domingo Club est un collectif de designers basé à Barcelone, dédié à la nourriture fermentée et aux outils open source, initié par les designers belges Maud Bausier et Antoine Jaunard. L’idée générale du projet est de diffuser la production de tempeh maison et de promouvoir les aliments riches en protéines d’origine végétale, via une plateforme en ligne permettant de partager des recettes, des connaissances et des expériences.

Maud Bausier et Antoine Jaunard, co-fondateurs du Domingo Club. RR.

Makery : Quelle est l’histoire de l’incubateur à tempeh ?

Maud Bausier : Nous avons commencé ce projet en avril. Nous sommes originaires de Bruxelles. Nous avons commencé à travailler ensemble lors de stages dans des fablabs l’année dernière, moi à Amsterdam, et Antoine à la Fab Academy de Barcelone. Je travaillais aussi beaucoup au biolab d’Amsterdam, en DIYbio et biohacking, et j’ai découvert comment faire des projets avec du mycélium. Quand je suis arrivé à Barcelone, j’ai commencé un stage avec le Fab City Hub, puis j’ai lancé un biolab là-bas – je dirais que c’est plus une cuisine biolab, pour des choses que vous pouvez facilement faire chez vous. Antoine et moi avons combiné nos compétences pour essayer de le faire fonctionner. Et comme le Fab City Hub ici à Barcelone a dû quitter ses locaux à cause de la pandémie de Covid-19 et revenir au fablab pour se concentrer davantage sur les événements en ligne, nous avons décidé de continuer par nous-mêmes à la maison.

Antoine Jaunard : Une partie de l’histoire est que nous avons découvert le tempeh lorsque nous étions à Amsterdam. Nous avions une petite pièce dans notre appartement qui était toujours chaude, il était donc très facile de fermenter, nous faisions du tempeh tout le temps là-bas. Mais lorsque nous avons déménagé à Barcelone, où les appartements ne sont pas aussi bien isolés qu’à Amsterdam, comme c’est souvent le cas dans le sud de l’Europe, nous n’avions pas la température constante que nous voulions. Alors, avec les compétences que nous avons acquises dans les fablabs, nous avons décidé de fabriquer les outils dont nous avions besoin pour faire du tempeh toute l’année. Nous avons hacké notre appartement en quelque sorte, afin de pouvoir continuer à fermenter chez nous, même sans le chauffage que nous avions auparavant.

Le biolab d’Amsterdam était situé à Waag ?

Maud Bausier : Oui, c’est Lucas Evers qui s’en occupe. Mais je travaillais davantage avec Cecilia Raspanti de la Fabricademy qui l’utilise beaucoup, et ainsi, avec d’autres étudiants et stagiaires, nous avons pu explorer les microbes, les bactéries, le mycélium et d’autres processus naturels.

Travail sur le moule de tempeh. RR

Comment en êtes-vous venu à combiner la cuisine et le biolab ?

Maud Bausier : Au début, nous pensions qu’un biolab était destiné à la biologie, aux sciences biologiques, aux professionnels et personnes ayant une formation en biologie. Mais une fois à l’intérieur, on se rend compte qu’on peut déjà commencer à jouer avec la biologie en utilisant des choses très simples comme la nourriture. C’est pourquoi je trouve la comparaison avec la cuisine intéressante. Il suffit d’avoir quelques outils et d’appliquer quelques recettes.

Quelles ont été vos premières recettes ? Avec quels types de ferments avez-vous joué ?

Maud Bausier : Nous avons commencé par la production de tempeh, en essayant différents grains, différentes recettes. J’ai également fait quelques expériences avec du mycélium et de la paille, pour voir comment le mycélium peut renforcer une base de paille tissée. Nous avons également fabriqué du kombucha, du kéfir et fait de la lacto-fermentation.

Antoine Jaunard : Nous sommes curieux de la science, de la manière de la rendre accessible, et de la fermentation des aliments afin d’améliorer notre alimentation locale. Nous sommes végétaliens, donc nous cherchons à savoir comment manger plus consciencieusement, comment obtenir plus de protéines de notre nourriture, et comment partager cela avec d’autres, afin que les gens puissent également envisager de changer leurs habitudes alimentaires. La fermentation est une connaissance ancienne que les gens devraient partager davantage, et puisque nous sommes capables de fabriquer nos propres outils, nous voulons rendre les méthodes de fermentation plus accessibles aux autres.

Maud Bausier : Ce qui est intéressant avec la fermentation, c’est qu’elle échappe un peu à votre contrôle. Vous faites le travail, puis vous attendez que les micro-organismes développent des ferments. C’est agréable de voir cette collaboration avec les bactéries, où vous n’avez pas le contrôle sur tout.

Vous avez donc créé des outils pour rendre la fermentation plus accessible aux gens en général, mais quelles en sont les limites ?

Antoine Jaunard : La principale limite est peut-être le temps qu’il faut pour nourrir vos ferments, car nous vivons dans une société très active où il peut être difficile de prendre le temps, d’observer, de voir ce qui se passe. Nous avons tendance à mettre le Maintenant de côté, mais le Maintenant est très important dans la fermentation, et dans la vie en général, bien sûr. C’est quelque chose que nous devons cultiver. Nous devons également apprendre de nos erreurs, ne pas nous décourager et essayer encore et encore. La fermentation peut être tellement amusante et nous apprendre des choses si simples et si bonnes, une fois que nous avons appris à observer.

Maud Bausier : Nous voulons aussi apprendre aux gens que l’on peut facilement faire des choses par soi-même. Comme de la nourriture fermentée. Mais aussi vos propres outils. Ainsi, vous pouvez produire votre propre nourriture et consommer différemment. Être plus résilient. Être plus autosuffisant.

Faire fermenter des aliments est le moyen le plus accessible d’entrer dans la biologie, car on y rencontre des germes non visibles, dont nous avons la phobie. La germophobie est une obsession dans notre société, où nous essayons de contrôler chaque surface que nous touchons, tout est question de propreté. Ainsi, le processus pratique de fermentation des aliments nous fait prendre conscience qu’il existe aussi de bonnes bactéries.

Maud Bausier : Je pense que cette peur des bactéries est assez récente. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que nous avons commencé à nettoyer notre nourriture, à tout nettoyer, à éliminer les bactéries, parce que les gens vivaient dans des conditions insalubres…

…et parce qu’il y avait un grand processus d’industrialisation en cours, avec la réfrigération, les supermarchés…

Antoine Jaunard : Nous réalisons aujourd’hui que nous devons revenir aux anciennes pratiques qui étaient meilleures pour l’environnement et pour nos corps, que nous devons réintroduire les bactéries là où elles doivent être.

Avez-vous décidé d’introduire la culture de la fermentation dans le monde de la fabrication numérique afin de la rendre encore plus accessible ?

Maud Bausier : Nous aimerions partager les recettes de fabrication des outils que nous utilisons comme nous partageons les recettes de cuisine – sur Internet, dans les livres, à travers les générations. Appliquer la même logique que nous appliquons à la nourriture, grâce au concept de conception distribuée, de partage de pair à pair, avec des sources ouvertes afin d’atteindre plus de personnes.

Antoine Jaunard : Dans la cuisine, tout est open source par défaut, sauf peut-être pour des produits comme le Coca-Cola (rires), mais pour tout le reste, il existe des livres de cuisine où les gens partagent leurs recettes. Mais dans la technologie, c’est différent. Les gens ont tendance à vouloir faire du profit, à ne pas partager les sources (« Je vais vous montrer le produit, mais pas comment je l’ai fait »). Pour nous, cela n’a pas de sens. Le but de tout cela est de générer/extraire de l’argent, mais si vous voulez avoir un impact, si vous voulez aider à changer le monde, quel est l’intérêt de garder les choses pour soi ?

Maud Bausier : Et partager la source ne signifie pas que vous ne gagnerez pas d’argent, car souvent, les gens auront également besoin de vos compétences. Les gens savent comment faire une pizza, mais cela ne veut pas dire qu’ils n’achèteront pas votre délicieuse pizza !

Tout le monde ne sait pas ce qu’est le tempeh et comment le préparer. Quelles sont les spécificités du tempeh ? D’où vient-il ? Comment le fabrique-t-on ? Quelle est la tradition qui le sous-tend ?

Maud Bausier : Le tempeh est un produit indonésien. Il est fabriqué à partir de graines de soja et d’un champignon appelé rhizopus. Ce champignon se trouve généralement dans les feuilles d’hibiscus. Si vous voulez faire un steak de tempeh, vous mettez traditionnellement des graines de soja cuites dans la feuille d’hibiscus et vous laissez le champignon se développer dans les graines de soja. Une fois que vous avez obtenu votre starter de tempeh, que vous pouvez également commander sous forme de poudre comme nous, vous pouvez commencer à préparer votre tempeh.

Vous devez faire cuire les haricots, les sécher et les mélanger avec un peu de rhizopus, l’amorce du tempeh, puis vous les enveloppez traditionnellement dans des feuilles de bananier et vous laissez le rhizopus se développer autour des haricots de soja jusqu’à ce qu’il devienne un bloc compact. En Indonésie, vous n’avez pas besoin d’incubateur pour le faire, parce que c’est chaud et humide, avec une température constante, et après 30 heures vous avez votre tempeh. Mais si vous voulez le faire ici, vous devez maintenir cette température, donc vous avez besoin d’un incubateur. Nous n’utilisons pas non plus de feuilles de bananier. Vous pouvez utiliser des sacs de congélation, mais nous avons décidé de produire nos propres moules.

Antoine Jaunard : Les graines de soja sont très riches en protéines, mais si vous ne mangez que les graines de soja, vous ne bénéficierez pas de tous les nutriments. Le processus de fermentation, en revanche, prédigère les graines de soja, permettant à notre corps d’absorber toutes les protéines qu’elles contiennent. Le tempeh est donc aussi riche en protéines que la viande et constitue donc l’une des meilleures alternatives végétaliennes à la viande. Le tempeh est déjà largement consommé en Indonésie, et nous essayons de l’introduire ici aussi (avec de nombreux autres projets de tempeh).

Le tempeh est un aliment traditionnel javanais fabriqué à partir de graines de soja fermentées. RR.

Donc vous utilisez un capteur de température, un capteur d’humidité, avec Arduino ?

Antoine Jaunard : À l’intérieur de l’incubateur que nous sommes en train de développer, nous utilisons un capteur de température et d’humidité pour surveiller l’environnement, un coussin chauffant et un ventilateur pour réguler la température et distribuer la chaleur de manière uniforme, un petit écran et des boutons pour l’interface et un microcontrôleur. Pour le microcontrôleur, nous avons d’abord utilisé un Barduino, une carte de développement basée sur ESP32 conçue et produite au Fab Lab Barcelona, mais avec le nouveau prototype, nous utilisons le Raspberry Pico.

Le Pico est bon marché, environ 5 euros, et nous pouvons le programmer avec MicroPython pour microcontrôleurs. MicroPython est plus facile et plus accessible que C++ (Arduino) et donc un bon candidat pour enseigner le code aux débutants. Vous n’avez pas besoin de déclarer des variables, vous pouvez coder directement sans vous soucier de la syntaxe, ce n’est peut-être pas le plus efficace, mais c’est un meilleur choix pour nos objectifs éducatifs.

Parlez-nous de votre échange virtuel dans le cadre de Makersxchange ?

Antoine Jaunard : Nous nous sommes demandés si nous devions le faire en ligne ou en personne, mais il était plus logique de le faire virtuellement, notamment en raison de notre implication dans le design distribué. Nous travaillons avec Valentina Manera à Amsterdam, celle qui nous a fait découvrir le tempeh. Nous participons au programme Makersxchange avec elle et nous lui envoyons notre moule, puis elle le teste dans sa production de tempeh, nous envoie un retour d’information, afin que nous puissions le modifier et co-concevoir la prochaine version. Nous lui apprendrons ensuite comment imprimer en 3D les moules à tempeh directement à Amsterdam.

Nous voulons concevoir une nouvelle version de notre moule, mais aussi comprendre clairement comment nous pouvons distribuer notre design sans avoir à expliquer comment le fabriquer. Valentina est productrice de tempeh, mais n’a aucune expérience de la fabrication numérique. Nous aimerions donc savoir s’il est facile ou non pour elle de se rendre dans un fablab ou un makerspace, d’utiliser le fichier et de l’imprimer. C’est une discussion en cours sur la façon de distribuer les dessins imprimés en 3D, car dans la pratique, ce n’est pas encore très courant.

Maud Bausier : Il y a quelques semaines, nous avons également soumis nos moules à tempeh à un challenge lancé par WikiFactory et Mayku, et nous avons gagné une Formbox. Je pense qu’ils sont intéressés par le fait de relier la fabrication numérique et la culture des makers à la culture alimentaire, car ils veulent trouver des moyens de toucher un plus large public de makers. Pour nous, c’est une excellente occasion d’explorer d’autres techniques pour fabriquer nos moules à tempeh.

Comment avez-vous remporté un prix aux Distributed Design Awards ?

Antoine Jaunard : Les Distributed Design Awards célèbrent les meilleures réponses de designers au paradigme de la conception post-industrielle. Ils récompensent les projets les plus innovants, solidaires et conçus de manière durable à travers l’Europe. Ils examinent les projets qui prennent en compte les principes du design distribué, l’économie circulaire, les défis sociaux, etc. Nous avons présenté notre incubateur à tempeh, qui peut être entièrement fabriqué dans n’importe quel fablab ou makerspace dans le monde, favorisant la production de protéines à base de plantes (grâce au tempeh) ainsi que l’observation et la collaboration avec les processus naturels. Nous avons été honorés de remporter le premier prix. Nous en sommes très heureux, car cela signifie que notre projet peut se maintenir un peu plus longtemps.

Et maintenant vous avez lancé le Domingo Club à Barcelone ?

Maud Bausier : Nous voulons inviter tout le monde à fermenter et à utiliser et modifier les outils que nous fabriquons. Nous avons donc pensé que ce serait une bonne idée de créer un club de fermentation réunissant beaucoup de personnes faisant la même chose, afin de partager des astuces et des informations. Et aussi pour être entre pairs, pour faire partie de la même force motrice. Nous apprenons beaucoup des expériences et des discussions que nous avons avec les autres. Maintenant, nous voulons partager ces connaissances avec d’autres, tout en continuant à apprendre.

Antoine Jaunard : L’utilisation principale de notre incubateur est de faire du tempeh, mais il y a beaucoup d’autres utilisations pour un incubateur. Avec une communauté, nous pourrions peut-être trouver d’autres façons de l’utiliser, dans la biologie DIY, la culture de champignons, etc. Nous sentons qu’il y a une très bonne énergie à Barcelone, même si les fonds manquent un peu, un peu à l’opposé de ce que nous avons trouvé à Amsterdam ou Bruxelles. Mais l’énergie ici nous pousse à être plus imaginatifs. J’espère que le club sera un lieu pour partager cette énergie et atteindre un état de symbiose où nous donnons autant que nous recevons.

Y a-t-il de bons groupes de fermenteurs à Barcelone ?

Antoine Jaunard : Pas vraiment des groupes de fermenteurs, mais plusieurs fermenteurs connus : @macondiments – miso, koji, amazake / @vacka42 – fromage végétalien / @microorganismesorg – kimchi, choucroute / @lovferments – kombucha / et autres !

Au Domingo Club en juillet. © Ewen Chardronnet

Réflexion sur l’expérience des Makersxchange  fin août

Avez-vous fait de bons progrès cet été ? Comment s’est passé l’échange virtuel ?

Antoine Jaunard : L’été est chaud à Barcelone, ce qui nous invite à ralentir, à regarder où nous sommes, à être dans un état d’observation plus que d’action. Nous avons pris le temps de faire une longue randonnée dans la nature en suivant les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, pour sortir de notre zone de confort et recharger nos batteries. Je pense que c’est très important pour garder un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée.

Maud Bausier : Cela dit, nous faisons de bons progrès avec notre incubateur de tempeh ! Nous sommes actuellement très près d’atteindre notre MVP (produit minimum viable), que nous pourrons alors commencer à distribuer. Nous sommes très excités à l’idée de sortir de la phase de développement et de nous lancer davantage dans la matière, dans l’échange avec les gens.

Antoine Jaunard : Et pour Makersxchange avec Valentina de MyVeganFam, l’échange se passe très bien jusqu’à présent. Elle nous conseille sur les matériaux et les propriétés que doivent avoir nos moules. Nous avons testé nos moules imprimés en 3D, et maintenant nous testons de les faire en silicone, pour avoir une version plus professionnelle. Le moulage et le coulage, c’est amusant ! Je suis toujours étonné de voir tout ce qu’on peut faire rapidement avec les outils d’un fablab.

En conclusion : Merci Makery – Ewen et Maya – nous sommes très heureux de vous avoir rencontrés dans notre studio à Barcelone. Revenez quand vous voulez pour d’autres « discussions fermentées » 🙂

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