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Puissance : Grégoire Lauvin questionne l’hyperproductivisme contemporain

Grégoire Lauvin, Puissance. Résidence au Lab Gamerz, 2021. Photo : D.R.

Artiste-chercheur affilié au Laboratoire de recherche Locus Sonus d’Aix-en-Provence, Grégoire Lauvin développe depuis ses débuts une réflexion oscillant entre art, technologie et expérimentation sonore. En résidence dans les locaux de l’association M2F Créations I Lab Gamerz d’Aix depuis janvier dernier, il y conçoit sa nouvelle pièce, « Puissance », une œuvre portant un regard critique sur notre société hyperproductiviste et qui donne à voir tous les terrains d’expérimentation de l’artiste. Rencontre. 

C’est au Patio du Bois de l’Aune, dans le quartier de Jas-de-Bouffan de la ville d’Aix-en-Provence, que s’est installée en 2009, l’association M2F Créations | Lab GAMERZ. Dans cet espace circulaire, où cohabitent plusieurs structures — les locaux de la radio Zinzine, ceux d’Anonymal TV, un théâtre et diverses associations culturelles —, le fablab, dirigé aujourd’hui par Paul Destieu et Luce Moreau, garde pour ambition première la promotion de la recherche, de la création et la diffusion d’oeuvres d’artistes multimédia. Le tout en proposant des résidences artistiques, des expositions, des ateliers et le Festival Gamerz depuis 2006. 

Cette année, depuis le mois de janvier, l’artiste sonore enseignant-chercheur Grégoire Lauvin occupe les lieux pour la conception de sa nouvelle œuvre, Puissance. Une installation « tentaculaire » mêlant art et technologie et qui cristallise parfaitement la réflexion menée par cet artiste inventeur depuis ses débuts. « L’idée de Puissance, c’était de travailler sur un rapport d’échelle entre l’individu et le collectif, entre microscopique et macroscopique, entre un effort minime et un effort global considérable. De regarder, de ce point de vue là, la place de l’individu dans cet ensemble. De questionner ce principe de réaction en chaîne. Et, finalement, regarder cette production finale, qui elle aussi est intangible et symbolique, avec une musique qui est le dernier maillon de la chaîne. »

Grégoire Lauvin, Puissance. Résidence au Lab Gamerz, 2021. Photo : D.R.

Une pratique mêlant art et technologie 

Pour Grégoire Lauvin, tout commence à son entrée aux Beaux-Arts de Bordeaux en 2001. À l’époque, le jeune homme s’essaie à l’art du dessin tout en expérimentant la robotique. Pour son admission à l’École, il décide de mêler ces deux pratiques, pensant, à cette période, que l’électronique restait dissociée des champs esthétiques. « Ce qui est au cœur de mon œuvre, ce sont les pratiques art et technologie. Des pratiques qui sont entre ces deux mondes. À la fin de mes études, j’ai intégré les Beaux-Arts de Bordeaux. C’était en 2001 et j’avais une pratique à la fois artistique embryonnaire avec des dessins d’ado et une autre, plus de l’ordre du hobby, qui se rapprochait de la conception électronique. J’avais cette idée de mélanger les deux et je pensais être le premier à inventer ça ; appuie l’artiste avant de poursuivre : mes débuts aux Beaux-Arts ont été un peu difficiles et puis j’ai vite compris que cette pratique autour de l’électronique pouvait être le début de ma pratique artistique. »

À cet attrait pour la robotique, vient très rapidement se greffer l’exploration du son dans le travail de l’étudiant. Il remplace alors les moteurs de ses machines par des haut-parleurs, prend alors conscience qu’il peut produire du mouvement, mais aussi du son avec ses différentes machines. Et à la même période, il découvre le studio son des Beaux-Arts de Bordeaux et se plaît à rêver à différentes possibilités techniques et créatives. « J’ai commencé à fréquenter le studio son des Beaux-Arts de Bordeaux et ils avaient des fers à souder, des ordinateurs avec des logiciels qui permettaient de piloter des machines. Du coup, c’est par le chemin des pratiques sonores dans les écoles que j’ai découvert tout l’univers des arts et technologies », complète Grégoire Lauvin. 

Grégoire Lauvin, Puissance. Résidence au Lab Gamerz, 2021. Photo : D.R.

Chicago, point de bascule dans la pratique de l’artiste 

Pour parfaire sa réflexion et nourrir son vocabulaire esthétique, l’artiste intègre les Beaux-Arts d’Aix, seule école qui intègre cette double approche art et technologie dans son cursus au début des années 2000. Il y développe un intérêt de plus en plus marqué pour l’art sonore, champ qui va progressivement faire évoluer son travail. Au cours de son cursus aixois, il décide de partir en échange aux États-Unis à la School of Art Institute of Chicago. Là-bas, il y découvre les fondements de l’art sonore auprès de professeurs émérites tels que Peter Gena, artiste compositeur, spécialiste de John Cage.

« Lors de mon échange entre les Beaux-Arts d’Aix et la School of Art Institute of Chicago, j’ai pas mal travaillé à ce moment-là et j’ai commencé à poser les graines d’un projet autour du paysage sonore, notion que j’ai découverte dans les cours de Peter Gena », souligne-t-il. « Là-bas, j’expérimentais à partir de capteurs électromagnétiques. Je transformais toutes les émissions en son. J’ai donc montré mes découvertes à mon professeur de l’époque Peter Sinclair et il m’a parlé de Bill Fontana et de Christina Kubisch qui l’avait déjà fait avant moi. C’était le début de mon projet Split Soundscape qui sera au cœur de ma thèse une dizaine d’années plus tard. »

Grégoire Lauvin, Puissance. Résidence au Lab Gamerz, 2021. Photo : D.R.

« Split Soundscape », une installation manifeste 

À son retour en France, encouragé par ses enseignants, Grégoire Lauvin entame une thèse doctorale au sein de Locus Sonus. Il prend pour sujet l’un de ses projets en cours, Split Soundscape, qu’il définit comme « une réécriture d’un espace par l’utilisation de flux en temps réel », reprenant ainsi le processus artistique de Bill Fontana. Un travail de recherche mêlant à la fois pratique artistique et approche théorique, le tout piloté par deux laboratoires de recherche et qui donnera lieu, en définitive, à une exposition dans la Grande Serre du Jardin des Plantes du Muséum d’Histoire Naturelle et à une soutenance de thèse plus traditionnelle devant un jury d’experts.

« Le format de la thèse était particulier, car elle avait pour mention « pratique et théorie de la création plastique et littéraire ». Là, le laboratoire Locus Sonus me proposait de développer le modèle de thèse basé sur la pratique en partenariat avec l’Université, ce qui était très peu courant en France à cette période. J’avais un co-directeur qui était un universitaire, Jacques Sapiega, directeur d’ASTRAM et Peter Sinclair, directeur de Locus Sonus », rétorque le trentenaire. « La forme que ça a pris, ce sont donc des aller-retours entre pratique et recherche. Il y avait un projet défini, Split Soundscape. Le protocole était de disposer des micros dans un espace donné, et de récupérer en temps réel ces flux. Puis dans un espace d’exposition, de recomposer cet espace sonore en diffusant le son capté en temps réel. »

Pendant et suite à ce travail de recherche achevé en 2018, Grégoire Lauvin affine la direction de son travail. Il multiplie les résidences et autres expositions en conservant cette même tension entre art et technologie. Aussi, dans son œuvre, il vient interroger une histoire des techniques et des pratiques artistiques, dont il se définit comme digne héritier. « Il y a un chapitre de ma thèse sur l’histoire des pratiques artistiques, plus particulièrement des pratiques sonores à travers le prisme du détournement technologique. Pour moi, il n’y a pas de rupture dans cette histoire et j’y inscris mon travail », poursuit l’artiste sonore. « À chaque fois qu’une nouvelle pratique, outil, technologie apparaît, ce qui est intéressant, c’est d’y interroger les possibilités. Les artistes vont trouver de nouvelles formes d’exploration de ces outils contrairement à l’inventeur de l’outil en question qui va y accoler une fonction assez simple. C’est ce dialogue précis entre l’art et la technologie qui va m’intéresser. »

Grégoire Lauvin, Puissance. Travail sur le moteur Stirling en résidence au Lab Gamerz, 2021. Photo : D.R.

« Puissance » : une critique de la société post-moderne ?  

Aujourd’hui, c’est sur son installation Puissance que Grégoire Lauvin se concentre pendant son temps de résidence au M2F Créations I Lab Gamerz. À l’origine, l’idée lui est venue suite à la réalisation d’un dessin pour un fanzine collaboratif initié par un ami artiste. « En 2018, Sylvain Huguet, artiste, ami de longue date et cofondateur de M2F, décide de réactiver un projet de fanzine, L’Usine. Pour se faire, il a sollicité ses amis artistes pour réaliser un dessin. Je lui ai donc proposé un dessin avec le titre suivant “Bitcoin mining powered Stirling engine playing The Internationale”, et aujourd’hui j’essaie de reproduire sous forme réelle ce croquis. »

À l’époque de la réalisation du dessin, les crypto-monnaies sont de plus en plus médiatisées et l’impact énergétique du Bitcoin est davantage questionné. L’artiste décide alors d’interroger les rouages de cette production en la tournant à l’absurde. « À l’époque, on parlait déjà pas mal de Bitcoin. Ça commençait à faire un peu les gros titres. J’ai donc fait ce schéma, qui explique comment fonctionne un moteur Stirling. Il s’agit donc d’une machine qui récupère la chaleur produite par un ordinateur qui mine du bitcoin. La chaleur qui est le déchet du processus, elle est transformée en mouvement par le moteur Stirling. Ce mouvement mécanique fait tourner une boîte à musique qui joue L’Internationale« , explique l’inventeur. 

Derrière cette installation complexe, il y a finalement une critique acerbe d’une société contemporaine qui ne cesse de produire, quitte à tomber dans l’absurde. « Il y a toute une réflexion sur la production de richesse et il y a aussi le choix de la musique, je le vois pour la portée symbolique, ce n’est pas une prise de position pro-staliniste. C’est vraiment l’idée de s’emparer d’un chant révolutionnaire. »

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