Makery

NØ SCHOOL NEVERS, Covid édition : «une envie de rencontres et d’échange dans la vie réelle»

NØ SCHOOL NEVERS 2019.

Initiée il y a deux ans par les artistes Benjamin Gaulon et Dasha Ilina, la Nø School propose un concept d’anti-école alternative durant deux semaines de rencontres, d’ateliers, de conférences et de temps de travail en studio, sur les bords de Loire à Nevers. Organisée dans la capitale de la Nièvre qui a souffert ces dernières années de désertification, cette summer school internationale est aussi un symbole de la décentralisation qui amène les questions d’usages, de détournements, de recyclages et de responsabilités sur d’autres territoires. Discussion avec ces « Nø dirlos » déterminés.

Makery avait déjà visité en 2019 la première édition de Nø School Nevers, une initiative qui se tient acrobatiquement entre la résidence et l’école, le makerspace et le hacklab. Malgré toute la bonne volonté des organisateurs, le rassemblement n’avait pas pu avoir lieu en 2020, mais ils comptent bien réaliser sa seconde édition cet été. Les inscriptions sont ouvertes !

Benjamin Gaulon et Dasha Ilina, les principaux organisateurs de No School Nevers. © No School

 

Makery : D’où est venue cette idée d’une Nø School ? Comment cela s’est mis en place et pourquoi Nevers, était-ce un choix symbolique ?

Benjamin Gaulon : J’ai été professeur dans le public en Irlande pendant presque 10 ans, puis dans le privé à Paris à l’école Parsons pendant 5 ans. J’avais déjà initié une sorte de proto-école à Dublin, le Recyclism Hacklab qui se penchait aussi sur les questions de « critical making », de recyclage, d’environnement. Dasha Ilina était étudiante du programme dont j’avais la direction à l’époque. Et puis comme nous avons des intérêts communs de recherche, de méthodologies et de philosophie, nous avons commencé à collaborer ensemble. Dasha et moi étions d’accord pour que la NØ School soit quelque chose de pointu, mais qui ne se prend pas non plus trop au sérieux. Où il se passe beaucoup de choses mais où chacun suit les ateliers et les différentes propositions à son rythme.

Nevers c’est parce que j’ai fait mes études à l’ESAAB (Ecole Supérieure d’Arts Appliqués de Bourgogne). J’y ai aussi une maison de famille et j’y ai toujours des amis professeurs, dont Thierry Chancogne, commissaire d’expositions, critique, historien et théoricien du graphisme (également co-fondateur des éditions Tombolo Presse et du projet artistique et pédagogique Ravisius Textor à Nevers), avec qui nous avons entre autre réalisé la première édition de la NØ School en 2019. La localisation tient principalement à des raisons économiques. Nous avions envie de faire quelque chose d’ambitieux mais que nous n’aurions pas pu faire aussi facilement à Paris. Nevers est une ville particulière, un peu désertée, qui a subi une baisse de démographie assez catastrophique depuis une quinzaine d’années. Quand j’étais au lycée il y avait plus de 55 000 habitants, aujourd’hui il n’y en a plus que 32 000. C’est ce qu’on appelle la diagonale du vide. C’est un lieu atypique, un peu hors du temps. Idéal en fait pour une « école » qui n’en est pas vraiment une, et où l’on demande aussi aux gens de déconnecter de leurs activités quotidiennes pour mettre en commun leurs expériences et leurs connaissances. Réinvestir cet endroit pour quelque chose d’original et de différent me semblait important.

Dasha Ilina : A Parsons School, j’étais également l’assistante de Benjamin pendant quelques années. Nous avions déjà organisé quelques évènements ensemble avant de nous lancer dans l’aventure de la NØ School. Quand j’ai terminé mes études je commençais à travailler sur mes projets tout en ayant pas mal de temps libre. C’est aussi comme ça que cette dynamique s’est mise en place et que nous avons décidé d’organiser des évènements conjointement.

Nø School Nevers 2019
Nø School Nevers 2019

Makery : C’est la seconde fois que vous produisez cet évènement. En quoi cette édition différera-t-elle de la précédente ?

B.G. : Oui, ça aurait même dû être la troisième (rire). Généralement nous essayons d’aborder de nombreux sujets sans être non plus trop prescriptif. Nous nous intéressons à l’impact des technologies que se soit au niveau social ou environnemental, aux notions de recyclage, de responsabilité, de détournement et d’autonomie. Nous invitons des gens qui ont des points de vue distincts sur ces différents aspects, et on retrouve aussi des invités récurrents. Nous proposons également des thématiques précises. Sur la première édition nous avons travaillé sur les questions de recyclage et de gaspillages, et cette année (avant même l’annonce de la pandémie) nous avions décidé de travailler sur un concept de recherche que j’avais développé – qui est aussi en lien avec les axes de travaux d’autres participants – qui est le « retail poisoning ». L’idée de porter une action dans l’espace commercial, dans les magasins, en ligne ou dans les grandes surfaces. On questionne ici nos habitudes de consommation. Nous étions partis du déchet en 2019, et là on remonte la chaîne pour aller vers l’origine. Pour autant nous continuons de nous pencher sur les usages (avec le travail de Dasha entre autre), sur l’écologie décoloniale, l’impact environnemental etc. en lien avec les workshops et l’exposition que l’on propose à la fin du séminaire. Nous avons par exemple Louise Ashcroft qui fait des performances dans les centres commerciaux, une artiste dont les intérêts sont complètement en phase avec les problématiques actuelles liées à la pandémie et à la façon dont nous consommons pendant cette période.

D.I. : Nous avons invité tellement de gens pour la première édition, et il y avait tellement de workshop, que c’était parfois déstabilisant pour certains qui pensaient devoir participer à tout. Nous avons eu beaucoup de retours de la part des étudiants après cette première session, et cela nous a donné des pistes concernant ce qui a plu, ou pas, et ce qui a le mieux fonctionné. Sur cette édition nous avons décidé de proposer moins de workshop par exemple,mais d’ajouter du temps studio pour que les étudiants puissent développer un projet fini pendant les deux semaines. La première édition était très intense, il y avait peut-être trop d’ateliers auxquels les étudiants tenaient à participer.

Makery : Concrètement comment cela se passe ? Ateliers, expositions, temps de réflexion, conférences, quelles sont les activités proposées durant ces deux semaines ?

D.I. : Cette nouvelle session sera différente de la précédente. En 2019 le temps était réparti ainsi : le matin nous proposions des ateliers, et l’après-midi était consacrée au temps studio, les applications pratiques des ateliers en quelques sortes. Certains workshops prenaient plus de temps que prévu car il y avait aussi des personnes qui n’avaient jamais eu accès à certaines technologies, comme l’Arduino par exemple, ou qui n’avaient jamais codé.
Pour cette session 2021 nous prévoyons plutôt d’organiser des ateliers d’une journée qui permettront aux étudiants de se familiariser plus longuement avec toutes les technos que nous proposons, et le lendemain une journée de studio.

B.G. : Le soir nous proposions des conférences publiques en entrée libre. Ces temps de réflexions et d’échanges sont généralement donnés par les mêmes personnes qui portent un atelier le lendemain. Cela permet de se connaitre et d’avoir un aperçu des thèmes qui seront abordés par la suite. La plupart du temps tout le monde échange. Au fil des jours les conférences se mélangent, et on ne fait plus trop la différence entre les participants et les invités. Il y a aussi des temps de performances ou de restitution. Et parfois des participants se retrouvent à jouer ou performer aux côtés des « professeurs » invités. Pour cette année nous réfléchissons à différentes options en cas de restrictions (streaming, etc.). Nous ne pourrons pas, par exemple, ouvrir les conférences au public à cause de la COVID. Elles ne seront proposées qu’aux participants.

makery : Cette année vous allez acquérir le lieu dans lequel vous aviez organisé la première édition. C’est une étape de développement importante non ?

B.G. : En effet ! C’est une ancienne manufacture de faïence, une des premières en France. C’est un bâtiment historique de la ville de Nevers. Il se situe juste à côté de la gare, ce qui est très pratique aussi puisque l’on peut faire Paris – Nevers direct en environ 2 heures. Nous sommes quatre sur le projet. Pour l’instant c’est encore au stade de plan, mais nous sommes optimistes. Ce sera principalement moi et Dasha qui allons le gérer. Nous souhaitons en faire un lieu commun où l’on se penchera sur la technologie et ses usages, la façon dont elle impacte la société, l’environnement, mais nous y parlerons aussi d’éducation, de diffusion, de recherche. Nous souhaitons que ce soit un lieu de vie et de production. Ce ne sera pas une galerie, plutôt un centre d’art.

Makery : Vous êtes tous les deux artistes versés dans les technologies avec une vision critique de leurs usages, mais qui sont en général les élèves de la Nø School ?

B.G. : Ils correspondent bien à la description que tu en fais dans ta question (rire). Il y a aussi des gens qui viennent de milieu plutôt littéraire et académique. Des doctorants du monde entier, des USA, du Canada, d’Angleterre, mais aussi des professeurs en écoles d’art…

D.I. : Il n’y a d’ailleurs pas trop de différence entre les « professeurs » et les « étudiants ». Ils ont généralement environ le même âge et les mêmes expériences.

B.G. : Oui c’est vrai ! (rire) Nous avions aussi des designers, des graphistes, des développeurs logiciels, avec parfois des compétences bien supérieures aux nôtres, même si à priori ce n’est pas ce type d’expériences qu’ils viennent acquérir mais plutôt un discours critique sur les technologies et l’usage que nous en faisons, ainsi qu’un renouvellement des imaginaires qui les accompagnent.

D.I. : Nous avions aussi des commissaires d’expositions, des écrivains, des journalistes, des anthropologues. Il y a des gens qui travaillent déjà dans des fablabs depuis des années et qui savent très bien se servir d’un fer à souder. Et puis il y a d’autres profils, ceux qui n’ont jamais touché à ce type d’outils de leur vie. C’est un mélange intéressant, surtout que dans cette configuration le public est autant investi dans son rôle de professeur que d’étudiant. Il y a de nombreux échanges et les professeurs découvrent souvent autant de choses que ceux qui sont censés apprendre.

Makery : L’an dernier vous avez préféré annuler à cause du COVID 19. A propos de la pandémie toujours en cours qu’avez-vous prévu en guise de plan B ?

D.I. : La raison pour laquelle nous avons annulé l’an dernier c’est justement parce que nous étions conscients que cette expérience de proximité ne passe pas très bien en distanciel. Nous sommes déjà saturés de conférences et d’ateliers en ligne toute l’année. Nous n’avons pas envie de reproduire ça pour la Nø School.

B.G. : La Nø School est née de cette envie d’échanges et de rencontres. Nous avons vraiment la volonté de préserver un évènement physique avec de vraies personnes. Nous nous engageons donc à prendre toutes les précautions pour le réaliser. Nous allons donc demander aux gens de faire un test PCR avant d’arriver. Nous avons également des logements disponibles en avance pour que les gens aient le temps de faire ce qu’il faut avant de participer. Aujourd’hui la plupart des gens qui sont déjà inscrits, ou qui nous contactent, sont déjà vaccinés. Nous avons beaucoup d’Anglo-saxons et là-bas les choses vont plus vite qu’en France. A termes, nous espérons que tout le monde sera, ou vacciné, ou que les gens auront préparé leur venue et pourront se mêler les uns aux autres sans problème.

Makery : Le streaming n’est donc pas une option pour vous ?

B.G. : Nous avons pensé à faire une édition en ligne, mais beaucoup de gens nous ont contactés pour se renseigner à ce propos en nous disant qu’ils n’y assisteraient pas si c’était l’option choisie. De notre côté nous avons également vraiment envie de réaliser tout ça ensemble, avec de vraies personnes. On ne remplace pas ça. Cette année nous a justement montré à quel point nous étions saturés de sessions zoom et de webinaires en tout genre. Notre vie professionnelle se passe beaucoup en ligne et cela génère un ras le bol bien compréhensible.
Cependant, il y a des personnes qui se sont inscrites et ne pourront peut-être pas venir. Nous réfléchissons donc toujours à des solutions en streaming, ou bien nous pourrions filmer les séances et donner accès aux étudiants avec un code. Cela reste encore à voir. Si vraiment il se passe quelque chose de catastrophique entre maintenant et cet été, ou que les restrictions se font plus sévères encore, il y a des chances que nous annulions et remboursions purement et simplement.

Makery : Avoir une vision critique des outils technologiques, ou l’idée de se réapproprier ses outils, fait doucement son chemin dans la société. … qu’en pensez-vous ?

B.G. : Ça n’est pas vraiment la vision portée par les pouvoirs publics et le monde économique en général en tout cas. Pour l’instant nous ne sommes pas trop soutenus par les institutions locales par exemple. Bien sûr, notre discours va un peu à l’encontre de ce que prêchent les tenants de la start-up nation, ou ce genre de choses, mais nous abordons tout de même des questions essentielles, comme l’obsolescence programmée, la souveraineté technologique, etc., qu’il est important de traiter. Nous avons également une ambition d’éducation, de partage et de responsabilité qui devrait sensibiliser tous les publics et les institutions en premier lieu. Dasha et moi avons longtemps travaillé en dehors de la France, c’est peut-être pour cela que nous croyons et développons des projets autonomes, quasiment sans soutien et sans subvention. Malheureusement, c’est un peu le serpent qui se mord la queue : plus on est autonome et plus les personnes qui devraient nous soutenir pensent qu’on se débrouille « très bien » sans eux…

D.I. : Personnellement je ne trouve pas qu’il y ait beaucoup d’amélioration aujourd’hui. Les gens consomment plus que jamais en ligne et continuent d’enrichir des chaînes et des franchises qui n’en ont pas besoin. Cette pandémie recelait des chances pour la décroissance, mais cela ne semble pas être la voie que l’on aie prise.

Concerts à l’église Sainte-Bernadette du Banlay bâtie en 1966 sur une architecture de Claude Parent et Paul Virilio.

Ce genre d’initiative est bien sûr bénéfique mais n’avez-vous pas peur de cultiver une sorte d’entre-soi ? Aimeriez-vous (ou avez-vous déjà été) confronter d’autres types de public à la Nø School ?

B.G. : Quand j’ai lancé le projet du Recyclism Hacklab à Dublin, j’ai pu remarquer que j’avais quasiment toujours les mêmes personnes qui répondaient à mes invitations, même si je tentais systématiquement d’ouvrir à d’autres publics. J’ai donc fini par me dire que je n’avais qu’à focaliser sur ces personnes extrêmement motivées et créer un moment où nous proposerions différentes activités à d’autres sorte de public (plutôt que de passer une partie chronophage de mon temps à démarcher ceux que cela n’intéressaient pas visiblement). D’où l’idée de la Nø School.

Alors, oui nous sommes un peu « entre nous ». Nous faisons partie d’un même écosystème. Pour autant cela ne veut pas dire que nous refusons d’ouvrir à d’autres personnes. Les conférences et les discussions que nous donnions à l’extérieur, souvent devant la Nø School, attiraient pas mal de gens différents, des locaux et des personnes qui ne sont pas forcément impliquées dans cette culture à l’origine. Les restitutions attirent aussi pas mal de publics différents (comme le concert à l’église Sainte-Bernadette du Banlay par exemple). Cela nous permet de nous faire connaitre. L’initiative est relativement jeune. Elle n’a pu se faire qu’une seule fois pour l’instant. Nous sommes optimistes quant à la fréquentation et la curiosité des gens.

S’inscrire à la Nø School Nevers 2021.

Retrouvez notre article sur l’édition 2019 et nos interviews de Ted Davis et Dasha Ilina.