Makery

Adriana Knouf imagine le voyage spatial transgenre

Adriana Knouf dans le laboratoire BioTehna de l'Institut Kersnikova durant sa résidence Biofriction. Photo : Hana Jošić

Adriana Knouf sera l’artiste en résidence du programme ART4MED pour la Waag Society à Amsterdam en 2021. Tonya Sudiono lui a posé quelques questions pour savoir qui elle était, d’où elle venait (de l’espace ?) et ce qu’elle prévoyait de faire à la Waag.

ART4MED est un programme qui favorise les rencontres entre les pratiques artistiques et la recherche biomédicale. 5 partenaires de 5 pays européens testent les possibilités d’étendre les notions et methodologies de la techno-médecine, des sciences médicales et associées, dans l’objectif de démocratiser ces champs et de les ouvrir aux expérimentations créatives. Le consortium ART4MED est coordonné par Art2M / Makery (Fr) en coopération avec Bioart Society (Fi), Kersnikova (Si), Laboratory for Aesthetics and Ecology (Dk), Waag Society (Nl), et est co-finacé par le programme Europe Créative de l’Union Européenne.

Tonya Sudiono : Bonjour Adriana, bienvenue à la Waag. Vous êtes originaire des Etats-Unis, c’est bien celà ?

Adriana Knouf: Et bien, je suis de Boston, où je travaille comme professeure assistante d’art et design à la Northeastern University (Boston). J’ai principalement travaillé et étudié là et dans le nord de l’état de New York.

Qu’est-ce qui vous a fait venir en Europe ?

L’une des raisons est qu’en Europe, il y a davantage de soutien à la culture et de financement pour le type de recherche et d’art que je veux faire. Aux États-Unis, le poste de professeur assistant est financièrement sûr et stable, mais il faut bien sûr enseigner beaucoup et suivre la vie pédagogique de l’université. Cela m’a plu, mais la pluplart du temps il ne me reste que les étés pour travailler sur mes propres recherches et sur mon art. La question s’est posée : dois-je continuer sur cette voie ou me lancer dans l’inconnu ? C’est alors que j’ai décidé de partir en Europe. J’essaie maintenant de trouver ma communauté ici. En outre, en Europe, et plus particulièrement aux Pays-Bas, j’ai des droits au niveau national en tant que personne transgenre.

Nous avons entendu dire que vous aviez l’intention de vous installer ici pour une période plus longue. Qu’est-ce qui rend Amsterdam attrayante pour vous en tant qu’artiste ?

Il y a plus de gens qui travaillent sur des recherches similaires. Il y a davantage de culture pour faire ce type de recherche dans un cadre artistique. Et il y a plus d’institutions qui soutiennent cela. Prenez Waag, par exemple. Il n’y a pas d’équivalent d’une institution comme Waag aux États-Unis.

Vous allez travailler sur le projet Art4Med à Waag, une collaboration européenne de cinq partenaires où « l’art rencontre la science et la technologie ouvertes dans la santé et la recherche médicale ». Quelles sont les premières différences en matière de soins de santé que vous avez remarquées en arrivant en Europe ?

Permettez-moi de souligner que je suis arrivée ici en tant que femme transgenre très privilégiée. Aux États-Unis, la plupart des gens ont accès aux soins de santé par le biais de leur employeur. Pas d’emploi ? Pas de soins de santé – ou vous pouvez les obtenir par le biais d’échanges gérés par le gouvernement à la suite d’Obamacare, qui ne vous donnent pas les mêmes avantages pour le même montant que quelqu’un qui obtient des soins de santé de son emploi.

Comme vous le savez peut-être, le système de santé public américain est extrêmement coûteux. Le « eigen risico » n’est que d’environ 385 euros aux Pays-Bas, contre des montants de 1 500 à 3 000 dollars et plus aux États-Unis. Bien que j’aie entendu de l’un de mes meilleurs amis que le système de santé néerlandais devient de plus en plus néolibéral et commence à ressembler davantage à celui des États-Unis.

L’enzyme aromatase est responsable d’une étape clé de la biosynthèse des œstrogènes. Crédit Adriana Knouf

D’un autre côté, certaines choses sont plus faciles aux États-Unis une fois que vous avez trouvé un médecin ou une clinique spécialisée. À Boston, j’ai été dans une clinique pour personnes homosexuelles et transsexuelles. Ils travaillent avec un modèle de consentement éclairé. Au premier rendez-vous, vous devez remplir un document de consentement éclairé, ils vous expliquent les risques des hormones et vous font passer un test sanguin. À la deuxième visite, si le test sanguin est normal, vous recevez vos hormones. Il n’y a pas besoin d’évaluation psychologique, pas de contrôle et pas de longues listes d’attente. J’ai entendu dire qu’il y a des listes d’attente pouvant aller jusqu’à plusieurs années aux Pays-Bas, si l’on veut obtenir des soins de santé pour les transgenres.

J’avais l’habitude d’être une constructiviste social lorsque je réfléchissais à la question du genre : je pensais qu’il s’agissait principalement d’une performance et que l’on faisait simplement ce qui nous convenait. Mais j’ai découvert que le genre a aussi une composante biochimique. Surtout lorsque vos hormones se transforment en un corps qui contient plus d’œstrogènes que de testostérone, plutôt que l’inverse.

Lorsque je suis arrivée aux Pays-Bas, j’ai dû rationner mes hormones œstrogènes pendant un mois et demi, car il fallait encore remplir les papiers pour le permis de séjour et l’assurance maladie. Cela m’a en outre appris l’immense pouvoir des hormones, en particulier en ce qui concerne l’état émotionnel d’une personne.

Ces patchs hormonaux me sauvent la vie. Je ne veux plus jamais revenir à ce que j’étais avant de prendre des hormones. Ce n’est pas agréable pour moi, ce n’est pas ce que j’aime. Avec une plus petite quantité d’œstrogènes, j’ai ressenti l’anxiété qui accompagne les faibles niveaux d’œstrogènes. Mes émotions allaient dans tous les sens. Grâce à toutes ces expériences, je dirais maintenant que le sexe et le genre sont biochimiquement liés.

Image au microscope d’un patch d’estradiol utilisé. Crédit Adriana Knouf

L’année dernière, vous étiez artiste en résidence dans l’un des cinq autres instituts partenaires d’Art4Med : l’Institut Kersnikova, à Ljubljana (Slovénie). Sur quoi avez-vous travaillé pendant l’année écoulée ?

Depuis que je suis enfant, j’ai toujours ressenti le désir d’aller ailleurs. C’est lié à l’expérience du sentiment d’aliénation du monde et même de mon propre corps, quand j’étais enfant. J’avais l’habitude de sortir dans le jardin et de faire des signaux vers le ciel avec une lampe de poche, pour que les extraterrestres m’emmènent dans un endroit où je me sentirais accueillie.

C’est pourquoi j’explore la xénologie depuis quelques années. C’est une façon de penser comment nous pouvons nous rendre « autres », afin d’explorer les possibilités de changement. L’espace est un des marqueurs de cette possibilité. Comment pourrais-je, en tant que femme transgenre, être capable d’aller dans l’espace ? Eh bien, j’aurais d’abord besoin de mes hormones. À Kersnikova, j’ai travaillé à la fois sur des projets scientifiques et des œuvres d’art liés à ce sujet.

Quelle était la partie scientifique sur laquelle vous travailliez, à l’époque ?
Cela faisait partie d’un projet appelé Xenological Entanglements. 001 : Eromatase. Nous avons commencé à travailler avec des cellules testiculaires de souris pour mieux comprendre comment les cultiver et comment caractériser leur production hormonale. La question de recherche était la suivante : peut-on utiliser CRISPRa (une méthode génétique qui nous permet d' »activer » un gène dans une cellule) pour « activer » le gène de l’aromatase dans ces cellules, de sorte que la testostérone qui est normalement produite soit convertie en œstrogène ?

C’est une tâche difficile. Finalement, nous avons pu commencer par le travail de base : apprendre à cultiver les cellules et développer des protocoles pour la caractérisation des hormones produites.

Image microscopique de cellules testiculaires cultivées. Crédit Adriana Knouf

Quel est l’objectif de la recherche ?

À terme, nous voulons travailler avec mes propres cellules, recueillies lors d’une biopsie de mes testicules, pour voir si CRISPRa peut leur faire produire des œstrogènes au lieu de la testostérone. C’est aussi, en partie, une façon de repenser notre relation avec les testicules et leur codage culturel, en les éloignant de leur position d’éléments hyper-masculins du corps.

Il existe de nombreuses façons d’être une personne trans. Certaines personnes se contentent de changer de nom, d’apparence ou de prendre des hormones. D’autres ressentent le besoin de subir des opérations chirurgicales pour traiter la dysphorie. Je pense cependant qu’en général, il serait bon de supprimer le codage dont nous avons hérité et qui marque certains organes génitaux comme étant essentiellement masculins ou féminins.

Beaucoup de personnes trouvent l’ingénieurie génétique inquiétante. Que leur répondez-vous ?

Je pourrais commencer par répondre de manière blasée que nous modifions génétiquement les plantes et les animaux depuis l’apparition de l’agriculture. Je suis moins préoccupée par le génie génétique en soi, mais plutôt par le fait qu’il pourrait être purement motivé par le profit. Ces outils sont actuellement utilisés principalement par de grandes entreprises pharmaceutiques à but lucratif ou dans des laboratoires de recherche universitaires. Prenez les vaccins corona : nous pourrions en avoir davantage s’ils étaient à code source ouvert. Nous ne serions peut-être pas dans l’état actuel de la distribution des vaccins s’ils n’étaient pas contrôlés par des brevets. Pourquoi devrions-nous laisser aux grandes entreprises commerciales le soin d’expérimenter le génie génétique ?

Il est d’autant plus important de veiller à ce que tout le monde ait un accès libre à cette technique, dans la limite des possibilités offertes par des cadres juridiques généreux. Je travaille dans le contexte des corps trans, où j’explore les possibilités qui sont déjà en nous. Nous transformons déjà nos corps par voie hormonale et chirurgicale, alors pourquoi pas aussi par voie génétique ?

Adriana dans le laboratoire BioTehna de l’Institut Kersnikova, durant sa résidence Biofriction. Photo : Hana Jošić

Qu’avez-vous réalisé d’autre à Kersnikova?

J’ai pu envoyer une toute petite oeuvre d’art à la station spatiale internationale : TX-1. J’ai envoyé des fragments de mes médicaments de substitution hormonale, et l’un d’eux faisait partie d’un patch que j’ai porté. (retrouvez l’entretien à ce sujet dans Makery, nde).

Donc les morceaux d’une femme transgenre ont vraiment voyagé dans l’espace ?

Oui ! TX-1 était en orbite dans l’espace pendant un mois sur la station spatiale et est ensuite revenu sur terre.

Sur quoi comptez-vous travailler au cours de l’année à venir à Waag, en tant qu’artiste en résidence ?

Je veux continuer à travailler sur CRISPRa et le génie génétique. Il me faudrait trouver des partenaires pour le faire ici, en raison des réglementations légales. J’espère que ce travail pourra également conduire à des ateliers publics et à des discussions sur cette technique et sur le génie génétique en général.

Je souhaite également explorer des questions plus larges sur notre relation avec d’autres entités sur cette planète. Ceci est lié à l’opportunité de travailler avec le Dr. Heather Leslie (chercheuse sur les microplastiques, VU) au sein d’Art4med. Comment pouvons-nous passer d’une réflexion sur les autres entités de la planète à une réflexion de type commensal ?

Pouvez-vous expliquer au profane : que signifie le terme commensal ?

Commensal signifie que vous vivez les uns à côté des autres, dans la même niche. Ni symbiotique, ni pathogène : simplement ensemble et côte à côte, avec des avantages occasionnels. Prenez les bactéries et les champignons de votre intestin ou de votre peau : nous vivons avec des milliards d’entre eux, et la plupart du temps, nous ne sommes pas conscients de leur présence. Mais prenez aussi les microplastiques, par exemple, qui jonchent nos océans. Comment apprendre à vivre avec cela ?

Ne devrions-nous pas continuer à lutter contre la pollution environnementale ?

Bien sûr, nous devons veiller à ce que la situation ne s’aggrave pas. Mais nous n’allons pas nous débarrasser de tous ces plastiques qui jonchent déjà les océans. Ils sont déjà parmi nous et parmi les organismes marins. Nous devons apprendre à vivre avec tout en nous efforçant de réduire les quantités que nous ajouterons à l’environnement à l’avenir.

D’une certaine manière, cela est également lié à mes recherches extraterrestres. Comment vivre avec le cosmos ? Comment apprendre à « être avec » d’autres entités, qu’elles soient sur cette planète ou dans l’univers ? J’aimerais avoir la possibilité d’expérimenter le cosmos de toutes les manières possibles. Je veux savoir ce que c’est que d’être un autre type de phénomène physique comme la lumière. Je veux savoir ce que signifie faire l’expérience de ces choses. Et faire l’expérience d’une communion à travers cela.

Comment toutes ces choses s’assemblent-elles ?

En fin de compte, il s’agit de vivre l’un à côté de l’autre et d’interconnexion. La relation entre les deux projets consiste à délivrer des hormones avec le corps commensal ! Je ne sais pas encore où cela va mener en tant qu’œuvre d’art, mais je vais d’abord faire beaucoup de recherches sur l’écoféminisme, l’écologie et d’autres domaines scientifiques pertinents.

Nous allons également organiser un programme public et des ateliers avec vous à Waag. Quel type de groupes souhaitez-vous toucher pendant votre séjour ?

Je veux entrer en contact avec les groupes trans et queer. J’ai également l’intention de parler avec le dispensaire Trans United Europe dans le Quartier Rouge. J’aimerais également organiser un atelier sur la xénologie avec d’autres personnes queer et xéno. Mais je veux aussi inviter un public plus large et des scientifiques pour les ateliers sur CRISPRa. Quel est l’imaginaire qui entoure ces technologies et comment pouvons-nous apprendre à travailler avec elles différemment ?

En savoir plus sur Adriana Knouf et la Waag Society.

Retrouvez le projet de Adriana Knouf pour ART4MED (2021-2022).

Le consortiumART4MED est coordonné par Art2M / Makery (Fr) en coopération avec Bioart Society (Fi), Kersnikova (Si), Laboratory for Aesthetics and Ecology (Dk), Waag Society (Nl), et est co-financé par le programme Europe Créative de l’Union Européenne.