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En recherche de symbiose : le design spéculatif de Fara Peluso

Fara Peluso, algae culture. © Anne Freitag

L’artiste et designer Fara Peluso parle de la détérioration, de la décomposition, de la symbiose et de l’épuisement du temps. Une nouvelle approche de réflexion spéculative sur le design.

Artiste et designer installée à Berlin, Fara Peluso s’est faite connaître par son travail d’exploration et de spéculation sur les algues, en adoptant de nouvelles approches qui relient la biotechnologie à la recherche sur les ressources durables. Elle collabore avec des scientifiques dans ces domaines pour concevoir des artefacts hybrides, combinant des techniques innovantes avec une esthétique inédite pour créer une pensée philosophique hors des sentiers battus.

Fara Peluso © Anne Freitag

Tableaux vivants : Living Canvas

Les cyanobactéries et les microalgues sont régulièrement présentes dans les plans d’eau, les croûtes biologiques des déserts, ou même dans les relations de photosymbiose avec d’autres animaux. Elles peuvent vivre dans des conditions environnementales très variées, dans des températures extrêmement basses ou élevées, avec une forte intensité lumineuse, un pH et une salinité élevés. Elles sont capables de réaliser la photosynthèse, en utilisant l’énergie solaire pour produire des composés organiques. En raison de leur croissance rapide, elles sont souvent exploitées par l’industrie biotechnologique pour les cosmétiques, la nutrition ou comme nouveaux composés de matériaux. Par ailleurs, l’utilisation de microalgues et de cyanobactéries peut également constituer une alternative de carburant appropriée en regard des discussions anthropocentriques en cours sur la crise climatique. Les algues pourraient bientôt devenir l’une des plus importantes cultures de carburant renouvelable sur Terre, en tant que biomasse largement accessible.

J’ai rencontré Fara Peluso pour la première fois durant le festival Club Transmediale de Berlin (CTM) où elle donnait un atelier sur la culture domestique de microalgues chlorella. L’atelier proposait un kit pour la maison permettant de fabriquer son propre complément alimentaire à base de chlorella et d’aller plus loin avec des expériences personnelles. Au cours de l’atelier, qui affichait complet, j’ai été initiée à la diversité des microalgues eucaryotes et des cyanobactéries, ainsi qu’à leurs divers avantages pour l’environnement. L’un des points forts de CTM a été l’accueil dans le prestigieux espace du State Studio, à côté de projets artistiques et scientifiques exposés et du music hacklab de CTM. Peluso présentait sa nouvelle pièce Living Canvas, ainsi que sa collaboration avec des scientifiques de l’Université technique de Berlin (TU Berlin) pour créer des œuvres d’art hybrides qui incorporent le design fonctionnel, l’art et la biotechnologie. Living Canvas est une toile faite de cyanobactéries vivantes intégrées dans un biofilm qui peut fournir de l’oxygène frais dans un espace intérieur. Il était en fait possible de sentir l’humidité et l’oxygène frais qui sortaient de l’œuvre, ce qui a attiré beaucoup d’attention.

Living Canvas :

Peluso remet également en question les idées d’interaction et de responsabilité humaines en ce qui concerne les questions environnementales. Son approche est liée aux théories de la symbiose et de la synergie, telles qu’exprimées par des philosophes post-darwiniens comme Lynn Margulis et Buckminster Fuller, par opposition aux idées néodarwiniennes de pure sélection naturelle par l’évolution. Dans les années 1970 et 1980, Lynn Margulis s’est efforcée de faire accepter ses idées par le courant dominant du discours scientifique. Avec James Lovelock, elle a posé la Théorie Gaïa, une science du système Terre qui a souvent été critiquée.

L’esprit du champignon : Mind the Fungi

Pour alimenter cette réflexion sur le design symbiotique, Peluso a été invitée à une résidence de deux ans au Art Laboratory Berlin dans le cadre du programme “Mind the Fungi” dirigé par Christian de Lutz et Regine Rapp. A cette occasion Peluso a pu collaborer avec l’Institut de Microbiologie de l’UT Berlin. La recherche d’espèces symbiotiques dans la nature et la notion de coexistence l’a amenée à travailler sur les voies entrelacées des mycéliums, des algues et des cyanobactéries. Pour elle, ces entités vivantes sont un terreau fertile pour les pensées spéculatives et d’idéation en tant que nouvelles approches du design thinking. Elle a eu accès aux connaissances des processus biotechnologiques appliqués de haut niveau pour créer de nouveaux matériaux. De là, elle a pu explorer librement les frontières entre les approches cognitives et méthodologiques de l’art, de la science et du design. Tout cela a abouti aux œuvres qu’elle a créées pour l’exposition “Mind the Fungi” au Futurium — un musée art, science et technologie récemment ouvert à Berlin en 2019.

Fara Peluso et Theresa Schubert ont présenté leurs recherches et les résultats de cette résidence et de cet échange de deux ans, et les ont traduits en œuvres d’art interactives et immersives pour enfants et adultes. La notion de coexistence fait également partie des recherches de Peluso sur les matériaux, puisqu’elle a présenté son travail sur les matériaux bioplastiques et biodégradables qui combinent les algues et les mycéliums en de nouveaux biomatériaux. Dans sa recherche de solutions de conception renouvelables et durables, le travail de Peluso est directement influencé par la synergie, la symbiose et la fonctionnalité, comme par ses recherches sur les biomatériaux lors de son échange à l’UT Berlin. Dans Zweisamkeit, elle juxtapose deux topographies de paysages, l’une composée de bois de chêne et l’autre imitant le paysage topographique formé par ce nouveau matériau (algues et champignons). L’installation crée un miroir entre deux matériaux, l’un naturel et l’autre produit par la biotechnologie et la science moléculaire de haut niveau.

« Niche ». Un exemple de coexistence. Installation et sculpture vivante abritant une co-culture de champignons et d’algues développée en collaboration avec le professeur Peter Neubauer et le Dr Stefan Junne de l’Institut de biotechnologie de l’UT Berlin et Art Laboratory Berlin pour le projet « Mind the Fungi » et exposée au Futurium. Photos ©Tim Deussen.

Résidence Feral Labs

En septembre 2020, Peluso et le musicien et compositeur Bernhard Hollinger ont participé au festival Schmiede à Hallein, en Autriche, en tant qu’artistes en résidence Feral Labs. La pensée toujours symbiotique de Peluso a abordé cette collaboration, d’abord en travaillant de manière ludique et expérimentale, en traduisant ses connaissances et pratiques acquises pour créer de nouveaux biomatériaux et produire un disque vinyle avec les paysages sonores enregistrés de la fabrication du matériau lui-même. Elle-même est également devenue la source du son, puisque Hollinger a enregistré ses gestes et ses outils à l’intérieur du biolab, tout en testant divers matériaux tels que les diatomées, la cellulose et l’agar agar, pour produire le support de stockage des données lui-même. Hollinger a réorganisé les échantillons en paysages sonores et séquences éditées. Ils s’attendent à ce qu’en jouant le vinyle, le son soit déformé par la nature même du biomatériau. Et le matériau se détériorera au fur et à mesure que le son sera joué.

Fara Peluso et Bernhard Hollinger durant leur résidence Feral Labs à Schmiede.

Peluso et Hollinger sont tous deux intéressés à explorer comment ils peuvent combiner leurs travaux respectifs pour façonner un nouvel objet spéculatif qui narre des scénarios futurs possibles incorporant des éléments du passé et du futur. Le vinyle a été créé à l’origine à partir d’un matériau naturel, la gomme-laque, et a fini par être produit en chlorure de polyvinyle (PVC), qui est aujourd’hui le troisième polymère plastique le plus utilisé dans le monde. Environ 40 millions de tonnes de PVC sont produites chaque année, et en raison de ses propriétés matérielles de dureté et de flexibilité, il est le plus souvent utilisé pour construire des canalisations pour les eaux usées, l’évacuation des eaux et les câbles, créant ainsi un vaste réseau souterrain de plastique. Les disques en vinyle sont utilisés pour le stockage du son analogique depuis plus de 150 ans, alors que les CD n’existent que depuis quelques décennies. Le vinyle a été le principal support de reproduction de la musique tout au long du XXe siècle et a même été envoyé dans l’espace sous la forme d’un disque phonographique pressé en or. Cette invention classique fut le début d’une transition de l’analogique mécanique vers l’ère du stockage numérique immatériel des données.

Le disque vinyle fabriqué par Peluso et Hollinger sera retransféré dans un matériau naturel fabriqué selon les normes les plus récentes de la recherche moléculaire et biotechnologique. Ce qui sera matérialisé est un nouveau biomatériau décomposable et durable qui imite la nature en utilisant la haute technologie. Il crée une minuscule boucle de rétroaction à un méta-niveau : alors que la détérioration du matériau évoque le passage du temps et la décomposition, le vinyle juxtapose les deux couches du passé et du futur à travers le fil continu du son.

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