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Avec le projet T-Factor, l’Europe valorise de nouvelles formes de régénération des villes

Skip Garden, King's Cross. © John Sturrock

Lancé en juin 2020, le projet T-Factor, financé par le programme européen Horizon 2020, a pour objectif de trouver des stratégies innovantes de régénération du tissu urbain, à travers l’analyse et l’observation d’espaces intermédiaires dans le monde entier. Composé d’un consortium de 25 organisations – universités, collectivités, acteurs privés et acteurs publics – dans 12 pays différents, ce projet s’engage à dessiner les contours de la ville de demain. Une ville plus inclusive, limitant les dynamiques de gentrification, favorisant l’écologie et développant des outils pour les usages transitoires. Décryptage.

Janvier 2021. Le soleil est au rendez-vous sur la Cité Phocéenne. En dépit de la crise sanitaire, la Friche de la Belle de Mai, située dans le quartier du même nom à Marseille, maintient l’ouverture au public limité aux espaces extérieurs. Une belle manière de continuer de créer du lien et de nouveaux usages durant cette période plus qu’incertaine.

La Friche de la Belle de Mai, cas d’étude français du projet T-Factor

Car depuis près de 30 ans, cet espace de près de quatre hectares, est perçu par les professionnels de la culture, comme un modèle en termes d’expérimentation, tant le déploiement de nouveaux usages y est constant. « C’est quelque chose qui fait partie de l’ADN de la Friche, d’avoir un regard extérieur sur la création mais qui n’est pas forcément un regard expert. Le public participe à la définition, à la création des usages. Nous ne sommes pas dans une approche consumériste de la culture mais dans le partage et dans l’échange à La Friche », introduit Eva Riccio, chargée de développement des projets de coopération à La Friche depuis l’été 2020. « ll y a un vrai travail effectué avec le tissu associatif et culturel du quartier. Ce sont des gens du quartier qui viennent à la Friche, et ce sont leurs besoins qui sont remontés à la programmation. Il y a une offre culturelle qui est très plurielle ici. Plusieurs entrées de compréhension et appréhension de la création artistique y sont possibles » poursuit-elle.

Autre particularité de cet espace culturel, jouir d’une gouvernance collégiale et horizontale, où les adhérents, les artistes résidents, les voisins et les institutions qui la financent, sont, pour une partie d’entre eux, sociétaires du conseil d’administration et décisionnaires de son bon fonctionnement. Une nouveauté dans le monde de la culture, qui pose, une fois encore, la Friche en exemple sur un plan institutionnel. « C’est un sujet qui revient beaucoup à la Friche, notre fonctionnement démocratique, car nous sommes une société coopérative d’intérêt collectif. » explique la chargée de développement de projets de coopération avant de poursuivre : « C’est un héritage historique cette gouvernance horizontale, car à la base c’était une association qui gérait toute la coordination artistique et une société qui coordonnait le bâtiment. Au début des années 2000, ces deux notions ont fusionné à l’approche de 2013, Marseille capitale de la culture. La ville a voulu faire signer à la Friche un bail emphytéotique, c’est-à-dire un bail de 45 ans, qui ne peut être monté que par une société. La société coopérative est née à ce moment-là et a aujourd’hui énormément de liberté sur l’exploitation du foncier. Ce qui permet d’autres types d’expérimentation et d’envisager le projet sur le long terme pour les artistes résidents. »

Les pyramides au skatepark de la Friche Belle de Mai. © C. Dutrey

Vers une pleine valorisation de l’urbanisme transitoire et des espaces d’occupation temporaire

C’est donc tout naturellement, que la Friche de la Belle de Mai a été choisie comme l’un des cas d’étude du projet T-Factor, financé par le programme européen Horizon 2020. Avec elle, le Dortmunder U de Dortmund en Allemagne, le Knowledge Quarter Kings Cross de Londres, le 22@Poblenou de Barcelone, la Manifattura Tabacchi de Florence, l’EC1 de Lodz en Pologne, l’Industry City de New York et le Red Town de Shanghai, ont été choisis comme terrain d’observation. Le but de cette expérience : comprendre et décrypter en quoi ces espaces transitoires et d’occupation temporaires ont été vecteurs de régénération des villes. Mais aussi, permettre un essaimage de ces initiatives à travers l’Europe afin de dynamiser le tissu urbain. « T-Factor remet en question le temps d’attente dans la régénération urbaine. Le temps qui s’écoule entre l’adoption du plan directeur et sa réalisation effective, afin de démontrer comment la culture, la collaboration créative et un large engagement peuvent libérer des centres urbains dynamiques de (re)génération urbaine inclusive, d’innovation sociale et d’entreprise. » argumente l’équipe de la Waag Society, médialab basé aux Pays-Bas, en charge de la coordination du Science Park d’Amsterdam, sur le projet T-Factor. « T-Factor se place dans une logique d’urbanisme transitoire.C’est un projet qui cherche à comprendre comment on peut conserver cet entre-temps qui permet d’inscrire quelque chose de nouveau dans la ville. » complète Eva Riccio.

Exposition à l’EC1 de Lodz, Pologne. © Patrycja Wojtaszczyk

Un consortium composé d’acteurs du monde entier

Derrière cette initiative d’envergure, se cache un consortium composé de 25 organisations – universités, collectivités, organisations locales, entreprises – dans 12 pays différents – tous réunis pour définir et mettre en place des outils de régénération du tissu urbain. « Il y a 25 partenaires réunis autour de la table et il y a plusieurs typologies d’acteurs. Il y a les lieux qui eux diffèrent en fonction de leurs financements, les universités, des laboratoires, les agences qui relèvent plutôt du privé, le tout dans plusieurs domaines différents », appuie Eva Riccio. « Les 25 partenaires sont engagés dans les différents groupes de travail. Nous, par exemple, en tant que cas avancé, on est mis dans un laboratoire avec deux autres parties prenantes, l’Université des Arts de Londres et l’Université Nova à Lisbonne qui est un espace de régénération avec un dense projet artistique et créatif. Mais dans T-Factor, il y a aussi un laboratoire sur l’intelligence des citoyens, un laboratoire sur le changement climatique, sur l’économie sociale et solidaire, un laboratoire sur l’inclusion. (… ) On se réunit de manière régulière et l’ensemble est piloté par l’agence de conservation, esprit critique de ces laboratoires. Ils vont surveiller et coordonner l’ensemble et transmettre les données collectées à d’autres laboratoires chargés de la mise en pratique sur les sites pilotes. »

Les projets pilotes : modèles d’application direct du projet T-Factor

A ces différents cas d’études viennent se greffer six cas pilotes, projets d’espaces intermédiaires plus ou moins avancés, dans lesquels vont être appliqués certains des outils et modèles de gestion, de programmation et de déploiement des usages, observés dans les cas avancés. « Il y a donc le Zorrotzaurre de Bilbao qui est un quartier industriel en reconversion, le Mind (Milano Innovation District) à Milan qui est l’ancien espace de l’exposition universelle de 2015, la transformation du village de Trafaria près de Lisbonne en pôle artistique, le Science Park d’Amsterdam, Aleksotas à Kaunas qui est une base militaire. Et il y a Euston à Londres, qui est une ancienne gare. » souligne Eva Riccio. « Tous ne sont pas à la même vitesse, beaucoup sont déjà initiés comme à Milan. Parfois ils ne sont qu’au début de la mise en commun de la réflexion. Derrière T-Factor, l’idée est de voir que ces espaces de régénération urbains se développent en Europe. On essaye de voir comment ce temps de réflexions, ces temps de latence avant de trouver une fonction à un espace peuvent être optimisés. »

L’exemple du Science Park d’Amsterdam

Parmi les projets pilotes, le Science Park d’Amsterdam, une zone dont la transformation urbaine est pilotée par l’Université d’Amsterdam, le centre de recherche des Pays-Bas NWO et la mairie d’Amsterdam, et dans laquelle les activités de T-factor seront coordonnés par Waag. dans le cadre du projet T-Factor, déploie une ambition particulière tant cet espace se place à l’intersection de différentes problématiques : environnementales, scientifiques, humaines et urbaines.

Un espace qui compte se développer de façon collective avec la population limitrophe : « Le projet pilote du parc scientifique d’Amsterdam sera développé en collaboration avec les communautés locales dans le cadre de l’écologie urbaine. Il sera structuré en une série d’expéditions thématiques, qui explorent différents aspects de la ville en tant que lieu de vie. Chaque expédition comprend des participants artistiques, scientifiques et citoyens qui rassemblent différentes perspectives et connaissances sur leur environnement. De cette façon, les valeurs associées à la « vivacité » sont explorées comme alternatives aux valeurs traditionnelles du développement urbain. » explique l’équipe de la Waag Society.

Un projet rendant pleinement compte de l’ambition première du T-Factor, à savoir de répondre aux enjeux sociétaux qui traversent notre époque, en pensant les villes en interaction directe avec l’humain et le non-humain. « Notre projet pilote s’intéresse directement à l’extérieur et aux espaces verts en tant que site principal de bien-être et de cohésion sociale, et interroge thématiquement les relations humaines-non humaines qui définissent tant le présent, avec une pandémie causée par une zoonose », conclut l’équipe hollandaise.

« Aria », par Tomás Saraceno, à la Manifattura Tabacchi de Florence. © Giancarlo Barzagli

Le T-Factor, dans le sillage du Nouveau Bauhaus Européen

Ainsi, le projet T-Factor répond aux prérogatives en vigueur dans le Nouveau Bauhaus Européen telle que la Commission européenne l’a imaginé. Dans la déclaration de presse d’octobre 2020, délivrée par la Présidente Ursula von der Leyden, le Nouveau Bauhaus Européen est envisagé comme « une passerelle entre le monde de la science et la technologie et celui des arts et du design », pour améliorer le quotidien des concitoyens. Ici, l’idée est bel et bien de s’inscrire dans le sillage de ce mouvement d’avant-garde – né en 1919 et faisant le parallèle entre art et fonctionnalité -, tout en prenant en compte les nouvelles perspectives environnementales dressées avec le Pacte Vert ainsi que les nouveaux enjeux sanitaires. « Je dirais que le projet T-Factor correspond au concept du nouveau Bauhaus car notre champ d’action, l’urbanisme temporaire, est une manifestation locale concrète dans plusieurs villes européennes qui s’inscrit parfaitement dans des visions à long terme telles que le green new deal, » appuie Karim Asry, directeur créatif de l’Espacio Open de Bilbao. « T-Factor se lie avec l’idée d’une Bahausisation des pratiques dans le sens où il amène le design et les pratiques artistiques sur des plateformes partagées où leurs moyens sont orientés vers des objectifs communs liés à l’engagement social, la co-création et la collaboration », conclut Mick Finch, professeur de pratique des arts visuels à l’Université des Arts de Londres, Central Saint Martins.

En savoir plus sur le programme T-Factor.