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Artlab : un lab d’éducation populaire pour construire la ville

Ouverture de la Station Nord. © Gaelle Matata

Aux portes de Paris, Collectif Mu et Mains d’Œuvres font depuis 20 ans bouger les lignes. Avec Artlab, les entités se lancent main dans la main pour inscrire le numérique et l’éducation populaire au cœur de la politique des territoires.

C’est ce que l’équipe appelle « un effet d’opportunisme heureux ». Alors que les secteurs artistique et les lieux de convivialité sont plus que mornes, une équipe fomente une folle réunion : la mutualisation de Collectif Mu et Mains d’Œuvres (MO) et des acteurs et organismes qui y gravitent. Un projet en construction, en réseau et mobile.

Avant le Covid, il y a eu l’expulsion. Installé depuis 20 ans dans un bâtiment de 4000 m² à Saint Ouen, Mains dŒuvres se fait sortir des lieux, le 8 octobre 2019, 25 véhicules de CRS en renfort. Le 16 janvier 2020, la justice annule l’expulsion du centre culturel. « Depuis on est tranquille », respire Florence Cherrier, en charge des formations et numériques. Puis les confinements successifs. Pour l’équipe, c’est le moment de « réorienter et de travailler encore et toujours plus sur la mutualisation, parce que c’est toujours ensemble qu’on est plus forts et qu’on fait des trucs fous », explique Florence.

Formations tendance éducation populaire

Côté MO, l’idée est de transmettre l’histoire du CRASlab et de l’inscrire plus encore dans ce réseau de labs et de fablabs qui gravitent autour. Connecté depuis l’an dernier au réseau ArtLabo, le CRASlab, pour Centre de Ressources Art Sensitif, a été créé en 2005 comme un dispositif de médiation numérique accolé à des formations pour découvrir la générativité et les technologies de capteurs et actionneurs, en particulier à destination artistique. Des ateliers, des formations et des résidences en art numérique sont proposées aux artistes.

Côté Mu : Soniclab, mini fablab et hackerspace dédié au sonore installé en résidence à La Station- Gare des Mines, sous l’impulsion de BrutPop, association de développement d’instruments open source pour le handicap, habituée des pages de Makery. Les gérants de l’association, formateurs occasionnels, veulent se lancer d’avantage sur ce créneau. « Ça n’avait pas de sens de monter une formation handicap et numérique tout seul, reconnaît Antoine Capet, ancien éducateur spécialisé et fondateur de BrutPop. L’idée était donc de réveiller le catalogue CRAS et d’ajouter notre pierre à l’édifice, de faire une proposition commune. »

Un atelier à Soniclab. © DR

Le résultat est Artlab, un projet « encore en train d’être défini », reconnaît Antoine Capet. L’idée centrale est néanmoins arrêtée : devenir un centre de ressources pour les cultures numériques « autour des piliers de la culture du libre – libre diffusion des savoirs – et de l’éducation populaire – la création de lieux d’apprentissage hors des structures traditionnelles », décrit l’équipe dans sa présentation du projet.

Le catalogue de formations est fourni. Au programme : logiciels libres, intelligence collective, animation et facilitation de groupe, constructions budgétaires mais aussi un axe musique numérique et handicap. Le tout sur des ateliers ou des formations d’une demie-journée à une semaine, à un tarif accessible à tous.

La démarche s’inspire largement de l’ethos de l’éducation populaire, « une démarche d’apprentissage tout au long de la vie, pas forcément diplômante et certifiante, définit Florence Cherrier. L’apprentissage se fait de pair à pair et la dynamique de groupe est aussi importante que les savoirs que tu dispenses. Cela créé une dynamique de transformation individuelle et sociale. »

« On défend vraiment les cultures numériques plus que le numérique, distingue Antoine Capet. Ce ne sont pas des espaces de projets destinés à fédérer les communautés les plus technophiles. On essaie de façonner une identité qui ne nous semble pas toujours représentée, qui s’est peut-être un peu diluée dans le monde des labs où la machine prend parfois le dessus sur la façon d’apprendre ensemble – même si cela peut sembler être une posture un peu réac. »

Un programme distribué

Le rapprochement entre le Collectif Mu et Mains D’Œuvres est logique. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que les deux entités travaillent ensemble. « On a fait des festivals et des actions communes, retrace Florence Cherrier. Lorsque l’on a été expulsé, on a organisé le Festival MOFO dans tous les bars du quartier et on a fait l’after à La Station – Gare des Mines », projet piloté par le collectif Mu.

En plus de cette proximité d’ethos – celle d’une approche expérimentale, DiY, artistique et hybride – et d’une proximité des personnes – il n’est pas rare de voir les employés travailler dans les deux réseaux -, les deux acteurs partagent une proximité géographique sur un territoire qui « participe à l’effacement des frontières entre Paris et Banlieue », décrit l’équipe. Accolés au boulevard périphérique, à la porte de Saint-Ouen pour Mains d’Œuvres et à la porte d’Aubervilliers pour La Station – Gare des Mines, « on est à deux portes de tram », souligne Florence Cherrier.

Une donnée capitale de ce projet puisque le programme Artlab n’est pas situé dans un seul lieux mais en habite plusieurs : CRASlab, à Mains d’Œuvres, et Soniclab, qui s’agrandit pour devenir les Ateliers Charbons, à La Station.

« La mobilité et le fait que ce soit dans plusieurs endroits est un parti pris fort », énonce Florence Cherrier. L’organisation et la forme de ces flux entre ces différents lieux ne sont pas encore arrêtées. « Ça fait aussi partie de notre pédagogie : de la même manière que dans un atelier tu apprends en faisant, nous aussi. Les apprentissages sont à tous les niveaux. Cela créé des zones d’inconfort mais aussi des zones de créativité de dingues.»

Un territoire en mutation…

Pour obtenir des financements, les équipes ont inscrit Artlab dans l’appel à projets de la Fabrique des Territoires, lancé en 2019 pour identifier d’ici 2022, 300 « Fabriques du territoire » existantes ou en projet.

Le lieu d’implantation d’Artlab est en effet stratégique et en mutation accélérée. D’un côté, Porte d’Aubervilliers, avec une faible densité en commerce de proximité et lieux de convivialité, 2000 personnes exilées, une future zone d’aménagement concertée (ZAC) et de nouvelles constructions à venir, dont 750 logements. De l’autre Saint Ouen, en reconversion économique depuis 15 ans, qui accueille le lieu gratuit le plus visité d’Europe – les puces de Saint Ouen – et où se développe depuis 2011 et jusqu’en 2025 l’éco-quartier des docks, 100 hectares où l’accent est mis sur des constructions durables et l’éco-mobilité.

« Rien que le bâtiment de Mains d’Œuvres est révélateur des transformations industrielles, s’anime Florence. c’est un ancien centre dédié aux syndicats et comités d’usine, abandonné et transformé en friche culturelle dans les années début 2000 avec le rapport Lextrait sur ces nouvelles friches culturelles. 20 ans après on est d’autres mutations du territoire économique, notamment avec l’économie du tourisme. » La Station – Gare des Mines est elle installée dans une ancienne gare à charbon.

La Station – Gare des Mines est située dans une ancienne gare à charbon. @ Gaelle Matata

et en gentrification

Une mutation qui s’accompagne inexorablement de gentrification. L’enjeu, discuté depuis des années et résumé par le blog Enlarge Your Paris par cette question : « Les friches sont-elles les agents doubles de la gentrification ? », anime bien sûr l’équipe d’Artlab.

« Je vais répondre en mon nom, prévient Florence Cherrier. Je vie à Saint-Ouen depuis 10 ans. C’est une question qui me traverse de manière intime, pas seulement professionnelle. D’abord, ce sont des mouvements globaux, il faut aussi ramener cette action à celle qu’elle est. Je ne vais pas m’autoflageller en me disant que je suis une femme blanche cadre. Je suis arrivée ici, je n’avais pas de thunes et c’est une ville qui m’a accueilli », déroule-t-elle avant de préciser que son salaire n’est toujours pas mirobolant, même si ses habitus la placeraient probablement du côté des bourgeois, au sens de la lecture bourdieusienne de la société.

« Ce qui est sur c’est que je suis en capacité de de dialoguer avec différentes couches de population. Il faut veiller c’est que ce soit la maison de tout le monde. » Une question qui dépasse donc l’action mais touche aux « savoirs êtres ». « On se positionne dans une posture d’accueil inconditionnel et d’hospitalité des personnes, défendait-t-elle plus tôt de leur approche. Il y a des spécialistes, des experts… ce n’est pas ce que nous sommes mais nous sommes des gens accueillants qui allons faciliter les premiers pas, casser les démarches d’auto-exclusion par rapport à ces lieux là. »

In fine, le lieux est «  à l’image de la ville ». « Il y a parfois de la violence, parfois des histoires d’amour, il arrive que le public se croise, d’autres fois non. Il arrive aussi qu’il y ait un véritable inconfort, des deux côtés. »« Nous n’avons pas de réponses toutes faites, rebondit Antoine Capet. Ce sont des débats compliqués qui nous mettent mal à l’aise. On a une responsabilité qui est d’essayer de faire les choses le plus proprement possible, d’interroger nos financeurs parfois et de poser les questions qui nous semblent juste. Il est compliqué de trouver un équilibre entre toutes ces contradictions. »

En attendant, Covid ou non, Artlab prend vie. Quant au lancement publique, « on a arrêté de vouloir donner des dates », relativise Capet. « Le printemps permettra surement de faire des choses en extérieur », espère-t-il. Pour une convivialité enfin retrouvée.

En savoir plus sur le Collectif Mu et Mains d’Œuvres.