Makery

Mélodie Mousset : projeter son corps hors de soi, jusque dans le virtuel

Mélodie Mousset, "HanaHana", 2019 © Mélodie Mousset

A l’occasion d’Ars Electronica 2020, où elle était à la fois sur place à Linz, mais présentait son travail dans le festival virtuel lors d’un panel pour le « jardin Silicon Valley », Makery est revenu avec Mélodie Mousset sur le parcours qui l’a menée de l’art contemporain à la réalité virtuelle. Elle est cet automne dans les nommées du Opline Prize, un prix pour lequel le public peut voter et qui a été lancé dans le cadre de la dernière Nuit Blanche à Paris. Entretien.

Comme l’a écrit un jour Chris Kraus, l’autrice de I Love Dick, « Le processus associatif de Mousset est si riche. Elle croit pleinement en sa propre imagination et aux digressions logiques ou alogiques qui façonnent une vie intérieure. » Cette force qui façonne, c’est peut-être ce qui l’a menée de la Vendée à des études en art à Rennes, puis à Lausanne (ECAL), Londres (RCA), et Los Angeles (CalArts). Mélodie Mousset ira même un jour en cargo jusqu’au Mexique, ses organes reproduits en cire sous le bras, pour les déposer dans une grotte symbolique, comme dans une quête de recoller les morceaux de soi dans l’accomplissement d’un récit d’émergence pré-colombien. En 2018 et 2019 sa pièce en réalité virtuelle HanaHana a été récompensée à plusieurs reprises et montrée dans de nombreux endroits dans le monde. Nous l’avons croisée entre Linz et Zurich où elle vit actuellement, le temps de découvrir son univers et PatchXR, son nouveau projet avec ses deux co-fondateurs Eduardo Fouilloux et Christian Heinrichs.

Mélodie Mousset devant sa pièce pour CAVE, « Organ Island » © Mélodie Mousset
‘HanaHana’, extrait VR © Mélodie Mousset
‘HanaHana’ est actuellement visible à la Helmhaus de Zurich. © Mélodie Mousset

Makery : Pouvez-vous nous rappeler votre parcours et comment êtes-vous arrivée à la Réalité Virtuelle ?

Mélodie Mousset : Je suis artiste plasticienne. Je touchais à tout : sculpture, performance, photo, vidéo. Mon travail est toujours lié au corps et à l’expansion du corps, la possibilité d’habiter des corps différents ou bien de se transformer soi-même par la pratique artistique. En ce sens, chacune de mes œuvres est une mise en scène d’une étape de transformation.

Les organes de Mélodie Mousset, « Intra Aura » © Mélodie Mousset

Je suis tombée dans la VR quand j’essayais de faire « sortir » mes organes de mon propre corps. J’ai contacté des hôpitaux pour faire des IRM (Imagerie par Résonance Magnétique, ndlr) et faire des répliques de mes organes, pour les sortir, les avoir à l’extérieur de moi. L’idée était de pouvoir me reconstruire avec mes mains. C’était une métaphore sur le déterminisme biologique au travers d’une histoire un peu surréaliste, un voyage au Mexique ou j’irai rencontrer des chamanes et où je leur amènerai des éléments de mon corps, pour les engager dans un rituel magique…

Image par Résonance Magnétique (IRM) © Mélodie Mousset

Quand j’ai rencontré les chercheurs sur l’IRM, mon sujet de recherche était : comment les images IRM peuvent influer les propres connexions neuronales des patients du fait-même de les visualiser en temps réel ? J’essayais de les intéresser à mon projet magique sur les organes, mais ils ne me prenaient pas du tout au sérieux. Un jour j’ai poussé par hasard une porte à l’hôpital, ils étaient en train d’installer un Cognitive Behaviour Laboratory, un laboratoire de VR. En 2013. J’avais mes reproductions d’organes dans ma clé USB. J’ai demandé si je pouvais injecter mes organes dans leur système. L’environnement virtuel était un « CAVE » (CAVE, Cave Automatic Virtual Environment, projection sur 4 murs, sol et plafond, ndlr), avant mon oculus. Ma première expérience VR a donc été totalement introspective, j’ai visité mon utérus, mes poumons, etc. J’ai trouvé ça complètement dingue. J’ai commencé à travailler avec cet ingénieur de l’hôpital. Puis le DK2 d’Oculus est sorti. J’ai donc voulu porter ce que j’avais fait dans le CAVE dans les lunettes. C’est comme cela que j’ai fait ma première œuvre, application en VR. Ensuite j’ai fait HanaHana.

Mélodie Mousset, ‘HanaHana: Full Bloom’ (2018) – Extrait VR :

Makery : Pouvez-vous nous décrire ce que vous vouliez créer avec HanaHana ?

Mélodie Mousset : HanaHana est un sandbox, c’est un open world, une sorte de désert surréaliste, psychogéographique. Le sable est comme une peau, au centre duquel se trouve un grand lac orné de cinq sculptures monumentales anthropomorphiques. Chacune de ces formes est un stade de ma défiguration: un scan de moi en position du lotus jusqu’à ma transformation en Torus – je l’appelle le Lotorus – une forme topologique a un trou, traversant mon corps par un canal qui suit un champ de forme toroïdale (en quelque sorte aligné suivant les chakras, ndlr). Le building block de HanaHana, ce n’est pas un cube comme dans Minecraft, mais des mains humaines féminines. L’utilisateur de cet univers peut faire pousser des mains et des chaines de mains de toutes tailles et couleurs. Au fur et à mesure de l’exposition, tel un cadavre exquis en trois dimensions, se créé une espèce de forêt improbable. C’est une sorte de monde mythique contemporain, à l’heure de l’anthropocène, cette colonisation de la main humaine dans un monde CGI sans aucune autre forme de vie. En tant que joueur, tu n’as pas vraiment de corps, de forme, de peau, tu es une espèce d’énergie vitale créatrice. J’ai poussé l’expérience un stade au dessus, en introduisant une dimension multi-joueurs, qui offre la possibilité de vivre l’aventure à plusieurs, d’explorer, de communiquer, mais plutôt par l’expressivité, l’émotion, plutôt que par les mots. De ce fait, progressivement l’œuvre s’est orientée vers la musique, les sons générés procéduralement. Les mains, quand elles se font face, produisent une espèce d’arc électrique entre les paumes, qui est sonore. Les joueurs peuvent les « prendre », se les partager, et quand tu les bouges cela donne une sorte de thérémin. Que tu peux d’ailleurs jouer sur le réseau avec des gens partout dans le monde.

Mélodie Mousset, ‘HanaHana (2018) – Connection Plasma’ :

HanaHana a été un long processus de développement ?

Mélodie Mousset : J’ai travaillé près de quatre ans sur ce projet. Cela a été un vrai voyage dans ce monde de la technologie auquel je ne connaissais rien. J’ai appris les ficelles de la production VR et informatique en générale, bien sur en commettant des erreurs à la pelle. Développer de manière organique et sans plan, comme j’avais l’habitude de faire dans d’autres médiums, comme la sculpture ou la performance, est ce qui est le pire dans le domaine informatique, quand l’architecture du code n’a pas été prévue pour des évolutions ultérieures. Et puis il a fallu trouver les devs, qui comprenaient ce que je voulais exprimer artistiquement. Cela ne s’est pas fait en un jour, mais j’ai fini par rencontrer des gens formidables, et former une petite équipe de warriors. Aujourd’hui on travaille encore ensemble, à distance, pas un de nous ne vit dans le même pays, et ça marche super bien, on a un rythme de travail assez freestyle, mais il arrive qu’on crunch aussi… bien qu’on ne fasse pas de AAA.

‘HanaHana’, installation au Centre Culturel Suisse à Paris en 2019 © Mélodie Mousset

Makery : La pièce a rencontré un certain succès.

Mélodie Mousset : HanaHana a été présentée dans plus de 70 expositions et festivals depuis 2017, et je me suis retrouvée projetée dans les mondes du jeu vidéo, de la technologie, de l’industrie, sans le vouloir. Par exemple, j’ai ainsi été sélectionnée pour présenter cette œuvre à la Gamescom en 2017 et 2018, avec la délégation Suisse. La première année, j’ai même été shortlistée par The Guardian comme l’un des 9 jeux les plus «  weird, wonderful and odd » de l’année, ce qui me faisait bien rire car je n’avais jamais conçu HanaHana comme un jeu vidéo… Mais j’ai adoré la communauté, les autres devs, qui venaient me donner des feedbacks, leurs conseils constructifs, c’était une approche tout à fait autre que d’exposer dans des musées. Depuis, j’ai reçu beaucoup de prix, à divers festivals, et des millions de mains ont germé depuis la Sibérie jusqu’à Rio de Janeiro, en passant par Shanghai, et Pougne-Hérisson. En fait, erreur de débutante, j’ai commencé à exposer cette œuvre bien avant qu’elle soit finie, sans jamais faire de « première festival » comme il est coutume de le faire maintenant. Mais ça en fait une œuvre itérative, et il est tout à fait possible que je m’y remette. Depuis le Corona, et avec la fermeture des LBE (Location-based entertainment, ndlr) et musées, je pense à faire une sortie sur Steam… en multiplayer, ça peut être très très drôle.

Makery : Vous êtes depuis passée au développement d’un outil de conception VR pour la musique. Comment y êtes-vous arrivée ?

Mélodie Mousset : Je présentais HanaHana au Nordic Game 2018, un festival de jeu vidéo indépendants à Malmö en Suède. Et lors de la soirée d’ouverture, il y avait un concert d’un groupe rock, Die A Little, l’un des gars sur scène jouait d’un instrument fou en réalité virtuelle. J’ai trouvé ça génial. J’ai rencontré Edo (Eduardo Fouilloux, ndlr), le créateur à l’origine de l’instrument. A l’époque, l’application VR était en Beta, et s’appelait MuX, c’était déjà une sorte de lab steampunk dans lequel tu pouvais connecter des modules, faire des patches, fabriquer des synthétiseurs, et faire de la musique dans un univers entre Alice au Pays des Merveilles, Max/MSP et Rick & Morty. On s’est tout de suite bien entendu, nos boulots se recoupaient, même approche de sandbox, surréaliste, à la fois artistique et super ambitieux techniquement. On est ensuite restés proches, à se soutenir notamment, car le monde de la VR peut être assez dur, les financements sont difficiles à obtenir, les équipes de développeurs et ingénieurs coûtent cher, etc.

What is MuX? (teaser), 2017 :

En 2019, on m’a invité à réaliser une performance de danse dans HanaHana pour l’ouverture du festival VRArles. Techniquement c’était assez balaise, trois danseuses en multiplayer avec des backpacks VR, qui devaient à la fois danser, et produire un film et de la musique en temps réel. J’ai proposé une collaboration à Edo et avec mon équipe, ça a cliqué tout de suite. Notamment avec Victor Beaupuy, notre artiste technique, et Christian Heinrichs, fondateur de Enzien Audio, qui est un génie du son procédural basé à Malte, qui travaille avec moi depuis 2 ans déjà. Nous nous sommes lancés dans la réalisation d’une nouvelle création « Jellyfish » (méduse, ndlr), un système de visualisation de la voix où tout est connecté : le visuel, le son, et le mouvement (la méduse bouge et prend vie grâce à la voix de l’utilisateur). C’est une communication hypnotique avec un être qui est une externalisation de toi-même. Le proto a notamment été montré à Laval Virtual cette année et on espère faire la première à Sundance New Frontier. C’est suite à cette expérience que nous nous sommes décidés à joindre nos efforts et fonder un studio ensemble, PatchXR. On a repris MuX avec l’idée de pousser le moteur en C++ le plus loin possible vers un outil de création d’instruments de musique en réalité virtuelle (VRMI, Virtual Reality Music Instrument, ndlr).

« Jellyfish Always Cared », Eduardo Fouilloux, Mélodie Mousset (enregistrement gameplay) :

Lire l’article de Makery sur PatchXR.

HanaHana’ est actuellement visible à la Helmhaus de Zurich.

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