Makery

Nicolas Nova : smartphones et wild-tech, « entre hautes-technologies et réappropriation par la rue »

Nicolas Nova.

Avec son nouveau livre « Smartphones », sous titré « une enquête anthropologique », Nicolas Nova propose une étude nuancée des usages, des symboles et des mythes qui entourent cet objet emblématique de notre époque : le smartphone. Entretien.

Nicolas Nova enseigne l’anthropologie des cultures numériques, l’ethnographie et la recherche en design à la Haute-Ecole d’Art et de Design (HEAD – Genève). Dans son ouvrage Smartphones, une enquête anthropologique, il présente à travers six métaphores – la laisse, la prothèse, le miroir, la baguette magique, le cocon et la coquille vide – les conclusions d’une longue investigation qui l’a emmené de Genève à Los Angeles et de Tokyo à La Havane (en passant par Montréal, Hong Kong, Marseille, Paris, Amsterdam, Londres, Zürich ou Lyon), où sont expérimentés les multiples utilisations de cet appareil, comme ses problématiques (coût environnemental, recyclage, etc.) ainsi que les réflexions émergentes qui s’en dégagent.

Au-delà de l’aspect fétichiste lié à l’objet lui-même et son statut d’emblème de l’économie numérique – avec ses torts supposés (une forme d’autisme social, une mise à distance du monde, etc.) et avérés (son impact environnemental, la complexité de son recyclage, les trop nombreuses ressources naturelles mobilisées pour sa conception…), le smartphone est entré dans nos vies pour le pire et pour le meilleur comme une parfaite incarnation de l’outil technique polyvalent. C’est un « révélateur de civilisation » comme l’écrivait Gérard Mermet en 2016 dans sa chronique pour Wedemain. En plus d’être un téléphone, sa fonction de base, c’est aujourd’hui un véritable écosystème de fonctions numériques liées aux différentes plateformes qu’il utilise. A la fois « Agenda, console de jeux, station météo, boîte aux lettres, journal, écran de cinéma, liseuse », le smartphone nous lie au monde plus qu’il nous en éloigne en vérité. Loin d’être uniquement un accessoire « tendance » que l’on remplace à l’envie, l’objet est aussi au cœur d’une économie alternative du recyclage et du déchet qui nous rappelle les scénarios cyberpunk des années 80 (et 90). Avec l’avènement des « docteurs smartphone » comme les nomme Nicolas Nova, c’est aussi l’essor de ce que l’anthropologue nomme les Wild-Tech, une notion qu’il emprunte à la revue d’anthropologie Technique et Culture et qui décrit ces pratique comme un mélange d’apprentissage et de connaissances, de prise en main, d’optimisation et de réappropriation de l’objet technologique. Ainsi, loin de pouvoir être simplement défini par son statut d’objet phare du consumérisme contemporain, le smartphone se définit par sa capacité d’adaptation à nos besoins. Une idée phare qui habite cette passionnante enquête de terrain.

Makery : Nicolas Nova, pourquoi le smartphone comme sujet de recherche et comment ce livre s’inscrit dans votre démarche d’anthropologue ?

Nicolas Nova : D’abord il faut préciser que ce livre correspond à ma thèse de doctorat en Sciences Sociales que j’ai remaniée pour en faire un véritable ouvrage plus accessible. L’idée que je souhaitais explorer avec cette thèse était d’approfondir la question des enjeux des cultures numériques qui est au cœur de mes recherches où je creuse généralement plus volontiers les questions de création ou de conception. Là pour le coup, j’avais plutôt envie de me saisir des questions du numérique en portant un regard anthropologique sur l’humain, le social et les questions de l’usage, plutôt que de poser mes réflexions sur un point de vue strictement technique. Ensuite, l’idée d’aborder la question du smartphone m’est venue parce qu’une dizaine d’années après la sortie de l’iPhone, et donc la généralisation progressive de « l’objet smartphone », j’avais envie d’utiliser cet outil comme un point d’entrée pour saisir ce qu’on pourrait appeler « la vie numérique », en général. C’est-à-dire les multiples manières dont des applications et des outils issus des technologies numériques viennent reconfigurer, transformer, influencer nos pratiques quotidiennes. Le smartphone étant un objet de convergence de toute sorte de phénomènes qui existent déjà depuis longtemps au sein des activités numériques, c’est une manière pour moi d’appréhender ces idées au travers d’un seul objet symbolique. Enfin, il y a une troisième dimension : ce travail cherche à la fois, à montrer comment à partir d’une enquêtes de terrain menée aujourd’hui pour comprendre les usages et les rapports que les gens entretiennent avec le smartphone, tout en le mettant en lien avec l’histoire des cultures numériques qui ont toujours dû faire face à des controverses – sur le partage de l’attention, sur le repli sur soi – tous ces thèmes se trouvent ainsi incarnés dans un seul objet.

En effet, dans votre livre, à l’aide de six métaphores, vous proposez une réflexion ouverte sur l’usage – ou plutôt les usages multiples – du smartphone, qui détourne les clichés d’objet d’addiction, de pur objet de consommation… Pour vous le smartphone est bien d’autres choses. Un objet polyvalent.

Je voulais en effet aborder cette polyvalence pour éclairer toutes les nuances dans les usages qu’en font les utilisateurs, les gens au quotidien. Vous et moi. C’est pour cela que je parle de « régime d’usages ». C’est un terme qui peut être un peu académique, mais qui explique en quelque sorte que l’on utilise souvent un seul et même mot, « smartphone », alors que l’objet lui-même, et l’usage, les usages, que nous en faisons, renvoient à des manières de faire très différentes suivant les fonctionnalités utilisées au quotidien de façon très pratique et concrète.

Vous y abordez aussi l’avènement de ce que vous nommez les « docteurs smartphones »…

Dans mon travail d’enquête, l’enjeu de la panne, du dysfonctionnement, ressortait souvent. Si la plupart des chapitres de mon livre s’inscrivent dans la continuité de la littérature existante qui traite des cultures numériques, que ce soit sur les pratiques de communication, sur le rapport compulsif à l’objet, sur l’aspect prothèse, je porte également un regard d’anthropologue sur le smartphone en tant qu’objet proprement dit. De fait ce qui m’intéressait c’était aussi d’en traiter les principes physiques et matériels. Le smartphone est un objet qui fonctionne grâce à l’électricité, dont certaines fonctionnalités existent parce qu’il contient des ressources minérales qui s’amenuisent, etc. Comme tout objet physique à un certain moment il tombe en panne, il bug, on le casse, etc. Du coup cela m’intéressait aussi de voir comment cela se traduisait du point de vue des utilisateurs et des utilisatrices. Comment ceux-ci se débrouillaient dans ces moments de défaillance. S’ils arrivaient à les résoudre eux-mêmes, ou s’ils faisaient plus volontiers appel à tout cet écosystème de réparateurs indépendants, ce que j’ai appelé les « docteurs smartphone » (un sujet qui sera l’objet d’un autre livre – en anglais cette fois – que je suis en train de finaliser). Il s’agit d’un réseau qui se situe entre le monde du commerce, le monde des TPE, des fablabs ou des amis-collègues-réparateurs-officieux qui aident bien souvent à réparer l’objet mais aussi à comprendre comment mieux l’utiliser. C’est quasiment une forme d’éducation au numérique par la panne.

Ces lieux qui proposent aussi bien la réparation de pièces diverses que l’optimisation – via le « jailbreaking » par exemple – posent aussi des questions sur la façon dont on nous promeut aujourd’hui, la transformation numérique et la transition écologique. Deux sujets qui sont souvent en opposition dans les faits (l’industrie du numérique étant particulièrement dommageable pour l’environnement) et qu’on nous présente pourtant comme complémentaires…

Il y a effectivement un paradoxe entre le fait de continuellement mettre en avant cette injonction à utiliser des objets numériques présentés comme une solution aux problèmes environnementaux actuels et la nécessité d’une redirection ou une transition écologique. Mais dans mon livre ce qui m’intéressait encore plus c’était de montrer que dans les pratiques des utilisateurs eux-mêmes, il y a – parfois pour des raisons économiques, d’intérêts écologiques ou des raisons plus complexes liées à l’apathie, au fait d’aimer son système comme il est – différentes manières de faire durer un objet technique, ici son smartphone, dans le temps. Donc de voir que la question de la réparation, de la maintenance, etc. pouvait être prise comme une voie alternative intéressante à explorer et à assimiler pour faire attention à l’utilisation de nos objets numériques qui polluent, qui consomment de l’énergie, et donc d’en faire une utilisation un peu plus responsable. On se focalise souvent sur l’axe « responsable », ou vertueux, au niveau de la conception, comme les Fairphone, qui sont des initiatives légitimes et intéressantes, mais on pense rarement à la façon toute simple dont on peut user de ces objets en en prenant soin et en les entretenant de manière à ne pas en changer constamment.

Dans une tribune sur Rue89 vous écrivez : « Les petits réparateurs de téléphone, mieux que les fablabs ». Pouvez-vous développer pour nous ?

Mon but bien sûr n’était pas de les comparer ou de donner des notes aux uns et aux autres, mais plutôt de voir à quels endroits ils se ressemblent justement, ou comment ils se complètent. Il est par exemple évident que pendant la crise du COVID-19 les fablabs ont joué un rôle extrêmement intéressant, prenant rapidement des initiatives avec une agilité dont les institutions sont bien souvent incapables. Ce à quoi je pensais en disant cela c’est qu’il y a une dizaine d’années les pouvoirs publics ont senti que les fablabs et les hackerspaces pouvaient jouer un rôle important dans les questions d’entreprenariat, de proximité à l’échelle des quartiers, de nouvelles économies, etc., ou encore sur l’économie de la réparation, la création et l’utilisation d’objets technologiques. Il y a eu tout un enthousiasme de soutien envers ces structures dans une optique de formation également, notamment sur l’émergence d’un écosystème de la réparation, de la création et de l’artisanat, où une personne qui aurait un problème avec son appareil, smartphone ou ordinateur, pourrait se rendre pour le faire réparer et apprendre comment ça marche.

Dans mon enquête pour ce livre, et dans celui que je suis en train de finaliser, je me suis rendu compte que ces missions sont aussi assumées par des réparateurs indépendants, petites boutiques non-officielles non affiliées, ni au réseau fablab, ni aux grands groupes industriels. Ce qui m’intéresse donc, c’est qu’au niveau des pouvoirs publics, les compétences qu’ils pensaient appartenir uniquement aux fablabs, étaient déjà présentes chez des indépendants peu, ou pas reconnus. D’ailleurs, les deux activités sont complémentaires. Dans ces petites échoppes qui souvent ne paient pas de mine, on vous apprend comment mieux utiliser votre appareil, comment l’optimiser, comment en prendre soin de sa batterie par exemple. C’est une sorte d’éducation populaire de la rue. Et on voit souvent des fablabs quand ils sont confrontés à un problème insoluble, du fait notamment de l’indisponibilité des pièces détachées, aller vers des réparateurs indépendants, pour finir par s’envoyer les uns vers les autres au bout d’un moment.

Pour l’observateur des techniques que vous êtes, à votre avis, quelle est la place des designers dans ce processus de renouvellement des habitudes de consommation et d’usage d’objets connectés ?

Les designers sont au cœur de toutes les tensions entre l’injonction au numérique et la nécessité d’opérer redirection environnementale. Pour les designers qui ont une compréhension des enjeux de l’époque il y a ici une injonction paradoxale dans ce qu’on leur demande de prendre en compte. D’un point de vue de chercheur en sciences sociales, je vois cela comme un des endroits intéressants qui nous permet de saisir les contradictions à l’œuvre au sein de nos sociétés en transition. Or, il n’y a pas de solutions toutes faites. Il existe des débats et des tensions, mais pour l’instant il n’y a pas « une solution » qui nous permettrait de résoudre les problématiques actuelles.

Et la place des artistes dans ces questions ?

Les artistes sont dans un autre espace de contraintes qui font qu’ils peuvent se permettre d’aller plus loin, particulièrement ceux qui œuvrent dans des perspectives critiques, alors que la designer qui travaille sur un projet d’entreprise est évidemment liée par des contraintes de commande qui ne lui donnent pas, ou peu, de liberté. D’ailleurs dans les faits, pour les designers qui travaillent en indépendants, ou dans de petits studios, on retrouve des préoccupations qui sont très proches des artistes, du type new media art, mais il s’agit d’une autre économie.

Vous préférez le terme Wild-Tech à Low-Tech, pourquoi ?

J’ai emprunté ce terme à une revue d’anthropologie qui s’appelle Technique et Culture qui avait fait un numéro spécial sur ce thème, avec l’idée qu’il est à la fois simpliste et dévalorisant d’opposer les termes Low-Tech et High-Tech. Dans cette opposition on ne sait guère où se trouve la frontière entre ce qui est « low » et « high », le high-tech d’une époque devenant low-tech avec le temps, sans compter qu’aujourd’hui dans certains produits il y a une hybridation entre du « high » et du « low » comme j’ai peu le montrer dans un autre ouvrage sur les producteurs de reggae qui hybridaient processus de C64 avec des machines plus récentes. Le côté « sauvage » du terme Wild-Tech suppose un ensemble hétéroclite d’hybridations et de possibles entre hautes-technologies et réappropriation par la rue.

Pour faire un pas de côté vers la pop culture vous parlez aussi de, je cite : « nuancer l’opposition binaire induite entre technologies de pointe et objets minimalistes », de « pratiques d’accommodation des restes », « d’économie du déchet numérique », c’est très cyberpunk, non ?

Tout à fait. D’ailleurs une des raisons pour lesquelles je me suis intéressé de manière croissante à cet écosystème de réparateurs, aux gens qui bricolent le numérique dans de petites échoppes aux noms très imagés ou aux hackerspace, c’est justement le cyberpunk, qui est un courant littéraire qui m’a marqué. Pour moi cette économie, ces petites boutiques, ces marchés informels où sont réparés ou transformés ces objets, c’est la traduction pratique des descriptions représentées par la littérature, le cinéma ou les bandes dessinées cyberpunk. On y retrouve les mêmes rapports d’antagonisme ou d’asymétrie entre ceux qui produisent les technologies, les industries, et ceux qui les utilisent, et la manière dont, au milieu de tout ça, évoluent toutes sorte d’acteurs plus ou moins interlopes qui démontent, transforment, recyclent, s’approprient et hybrident ces technologies. C’est là où la notion de Wild-Tech me semble fertile.

La version numérique de Smartphones est disponible en libre et gratuit ici.

En savoir plus sur les Wild-Tech dans Techniques et culture.