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Le Fresnoy projette « l’humain qui vient » à Tourcoing

"Phantom", Daniel Steegmann Mangrané © Le Fresnoy

Constellation d’artistes au Fresnoy pour l’exposition « Fluidités : l’humain qui vient », du 8 février au 29 avril 2020. Visite pré-confinement.

Des humanités contemplatives, il nous faudra sortir. Redessiner les fluidités des paysages que nous sommes. D’un malentendu, ou d’un déni bien ancré, les récits et les histoires esquissés jusqu’alors semblent se perdre, nous perdre. Désidérés. Aux imaginaires capitalistes qui nous tiennent captifs, l’humain qui vient devra répondre. Il nous faut des mots et des nouvelles fictions. L’exposition qui se tient actuellement au Fresnoy dessine quelques pistes. Partir des actualités qu’on n’ose s’avouer pour dresser des perspectives fuyantes. La fuite n’est alors plus celle de ceux qui se barrent, c’est la fuite – l’eau – qui où on ne l’attendait plus, commence, doucement… à se répandre.

Hors cadre ?

Aux États-Unis déjà, en Chine aussi (entre autres), la surveillance généralisée de la population est devenue la nouvelle norme. Nombreuses sont alors les caméras qui vous suivent, vous épient, pour une partie de jeu (malhonnête) dont vous êtes l’objet sans nécessairement en prendre la mesure. Une prétendue chasse au crime ouvre la porte aux algorithmes pour collecter vos données. Prédire ? Prévenir ? L’artiste Lynn Hershman Leeson dans son court-métrage Shadow Stalker, dévoile alors la sombre réalité qui se cache derrière « l’algorithme du carré rouge ». On aimerait se rassurer en rapprochant ce travail de la fiction mais la frontière avec le documentaire est fine. L’artiste nous dévoile la violence des algorithmes prédictifs qu’utilise la police pour tenter de définir des lieux où les crimes auraient lieu. Nous ne sommes pas dupes des surveillances à outrance mais ce que révèle surtout ce « carré rouge », c’est le racisme intrinsèque à ces algorithmes et  au capitalisme. Les algorithmes prédictifs comme ceux de Predpol répondent à une logique étouffante qui par une logique paranoïaque cherche à entretenir la peur. L’écho se fait avec l’œuvre de Philip K. Dick et on pense aux brigades de « pré-crime » dans Minority Report (adapté au cinéma par Steven Spielberg).

Capture d’écran de « Shadow Stalker » avec January Steward dans le rôle de l’Esprit du Web Profond (Spirit of the Deep Web), 2019. DR.

#BEWATER plutôt que Swatted

Réalisé au Fresnoy, par des combinaisons d’images de jeux vidéos et de témoignages Youtube le film d’Ismaël Joffroy Chandoutis, Swatted, nous donne froid dans le dos. Le phénomène du « Swatting », se joue des frontières d’un monde prétendu virtuel. Le swatting, de l’acronyme S.W.A.T. de Special Weapons And Tactics, les forces spéciales urbaines américaines, consiste en canulars en vue de piéger ces services de police, en général chez un particulier, pour lui nuire. Des faux signalements sont faits auprès de ces brigades dans le but de les faire venir chez le joueur. Non sans risque, le film d’Ismaël Joffroy Chandoutis raconte que les joueurs victimes se retrouvent souvent confrontés à des forces de l’ordre très armées. Fin 2017, Andrew Finch a été tué par la police suite à un « swat » qui a mal tourné.

Ce phénomène qui se sert du fait que de nombreux joueurs se filment en direct en train de jouer, s’est aussi vu détourné par certains. Alors que les vidéos de « swat » font affluer le nombre de vues, l’audience, des joueurs simulent de faux « swat » en direct. Le nombre de vue est souvent au cœur de l’enjeu et des sombres canulars, on arrive aux canulars du canular. On ne tire alors plus les limites du vrai, du faux, du jeu, du lieu, des tirs depuis les claviers d’ordinateurs aux tirs à balles réelles, le prétendu jeu, laisse un goût plus qu’amer devant une théâtralité du « canular » … dangereuse. 

Joffroy Chandoutis, Swatted, trailer :

Dans son installation et son film, Uki virus rising, Shu Lea Cheang interroge les devenirs de la biotechnologie et les scénarios dystopiques qu’elles peuvent stimuler. Uki virus rising est un « sequel » de son film IKU et de ses performances UKI. Il s’agit ici d’une version en installation évoquant le récit de [science] fiction dans lequel Reiko, la séduisante codeuse d’IKU (orgasme), déclassée et abandonnée dans l’etrashville par GENOM Corp., s’efforce de rebooter son système. Alors que Reiko cherche à se reformater, GENOM Corp. s’est retiré après l’effondrement de l’Internet et a pris en otage des corps humains pour construire un BioNet dans lequel les globules rouges (érythrocytes) sont transformés en unités micro-informatiques pour reprogrammer l’auto-orgasme. Par inadvertance, l’auto-codage frénétique de Reiko génère un rétrovirus UKI, prêt à se répliquer et à infiltrer le BioNet de GENOM Corp… Le virus UKI prend donc forme, c’est le début de l’histoire qui nous est proposé ici.

Les possibilités que pourrait offrir la biotechnologie dans les années à venir sont-elles vraiment enviables ? L’installation qui nous plonge dans un rouge plutôt inquiétant interroge ainsi les limites de la collecte de données biologiques.

Uki virus rising, Shu Lea Cheang, vue de l’exposition au Fresnoy :

Écran de fumée

Des paysages que nous sommes aux paysages que nous créons, nous ne savons plus vraiment où passer la tête. Nous nous jouons des frontières, des algorithmes, des images, des photographies, des montages, des trucages. Joyeux mélange, joyeuse poésie.

Entre les Augures mathématiques et Kéromancie, Hicham Berrada s’amuse de paysages en constantes constructions. De la chimie aux algorithmes c’est des données issues des sciences de la vie et de la terre que Berrada nourrit son travail, piochant dans la chimie, dans les mathématiques. L’esthétique reste une donnée non-négligeable de ces vidéos ou sculptures vivantes. Le film, Augures mathématiques, utilise des algorithmes de morphogenèse pour former des paysages numériques, pendant qu’une sorte de chimie est à l’œuvre dans Kéromancie.

Démêler ? De ceux qui dressent les frontières entre les histoires qu’on se raconte et celles qui seraient plus « réelles », Joan Fontcuberta semble se jouer. On ne démêle plus vraiment ce qu’on aurait un temps considéré comme paysage naturel des paysages reconstitués. La Série Orogenesis, Cézanne, Gainsborough, Millet, Turner, donne un contre-pied aux nombreux travaux photographiques de paysages. On doute devant ces paysages idylliques. L’utilisation de logiciels génératifs de paysages donne à voir une étonnante série de « fausses » photographies. 

Jusqu’aux étoiles, et au-delà

Le film Terraforming de Michael Najjar joue également sur les registres des paysages indomptables. Entre les images issues d’une randonnée et celle du robot martien Curiosity, l’installation nous plonge dans des interstices entre paysages terrestres et extra-terrestres. Une nouvelle fois, la cosmologie rentre en jeu à l’instar de l’installation Désidération – par Smith, la cellule Cosmiel et le studio Diplomates – dont nous vous parlions déjà en novembre dernier.

Et même si le chemin vers l’état de « Cosmiel » est encore long, un passage par l’installation 3D, Phantom de Daniel Steegman Mangrané vous plongera, un instant au moins dans un paysage qu’on aurait à peine osé rêver. Une expérience immanquable pour ne serait-ce qu’un instant, se réapproprier le temps, le temps d’une contemplation d’un paysage dont nous ne serions plus extérieurs.

Interrogeant les humanités numériques, l’exposition au Fresnoy nous dresse différentes perspectives possibles. Entre potentiels devenirs et contemporanéités (parfois effrayantes) que souhaitons-nous laisser advenir ? Les fluidités esquissées ouvrent alors à l’idée de contrer l’enferment de certains algorithmes pour infléchir une nouvelle dynamique, tels les cyborgs de Donna Haraway. Des fluidités, des devenirs mais aussi des responsabilités. L’enjeu serait peut-être de reconquérir nos subjectivités au-delà des imaginaires individualistes, reconquérir nos rêves, conscientiser nos liens. Si l’on vous cite quelques artistes ici, rien ne vaut un passage dans l’exposition où nombre d’autres travaux vous attendent. Alors, après les confinements, prenez le temps de la ballade dans l’exposition. Et essayons ensemble de reconstruire toujours plus de nouveaux récits, de nouvelles fictions, de nouveaux possibles. Les imaginaires ficelés par nos systèmes mortifères doivent réapprendre à voguer vers de nouveaux horizons. « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce » nous dit Corinne Morel Darleux. Il nous faudra apprendre à faire autrement. Reprendre goût au poème, aux rhizomes qui s’extériorisent, aux potentialités multiples. Puisqu’on ne peut plus se mentir, nous somme les paysages que chaque jour nous construisons. Rendons-les habitables pour « l’humain qui vient ».

L’exposition « Fluidités : l’humain qui vient » est programmée au Fresnoy de Tourcoing jusqu’au 29 avril, mais bien sûr fermée pour cause de Covid-19 jusqu’à nouvel ordre.