Makery

Forum Vertigo au Centre Pompidou, STARTS au Centquatre : la création artistique à l’épreuve de la technologie

Ouverture des STARTS Residencies Days au 104. © Makery

Dans la continuité de l’ouverture le 26 février dernier de l’exposition au Centre Pompidou « Neurones, les intelligences simulées », se tenaient le forum Vertigo « Intelligence artificielle et création artistique » ainsi que divers évènements associés en partenariat avec l’Ircam et le programme STARTS de l’Union Européenne.

Après « Imprimer le monde », « Coder le monde », « La Fabrique du Vivant », le quatrième et dernier volet de la série Mutations/Créations du Centre Pompidou et de l’Ircam abordait cette fois le champ de l’intelligence artificielle avec l’exposition « Neurones, les intelligences simulées ». Parallèlement, du 26 février au 4 mars, et comme à chaque fois, le Forum Vertigo déclinait les enjeux de la thématique avec des artistes et chercheurs de différents champs de la création (arts visuels, architecture, musique, danse), entre perception artificielle, comportement autonome, interaction corporelle, et nouveaux espaces de représentation et de transformation issus de l’analyse massive de données.

Les 26 et 27 février proposaient ainsi un riche programme au Centre Pompidou condensé sur deux jours avec de nombreuses conférences que vous pouvez retrouver sur la chaîne Youtube de l’Ircam. Hugues Vinet, directeur de l’Innovation et des Moyens de la Recherche à l’Ircam, et Frédéric Migayrou et Camille Lenglois, commissaires de l’exposition « Neurones, les intelligences simulées », étaient présents pour animer les différentes discussions. Les thèmes étaient donc variés, nous avons retenu quelques projets.

Des data, du glitch et des tulipes

Au milieu des questions urbanistiques et architecturales, on retient notamment l’original travail de Refik Anadol, Engram Data Sculptures qui plonge le spectateur dans des peintures/sculptures dynamiques, présentées sur grand écran. C’est un jeu entre différentes dimensions qui s’instaure et on est alors vite plongé dans ses tableaux géants qui induisent un mouvement presque qu’absorbant. Sans qu’on s’en aperçoive nécessairement le tout dépend de la gestion d’un grand nombre de données. Il est alors question de mettre en mouvement les données pour proposer autre chose, une expérience algorithmique plus visuelle. Les algorithmes sortent alors pour un temps de leurs logiques habituelles pour proposer une expérience différente qui vient questionner l’usage habituel des big data. Habile détournement. 

Dans un univers bien différent, se déjouant de toute sobriété, le travail de Lu Yang aux graphismes colorés utilisant le design du jeu vidéo questionne d’une manière singulière les potentiels de l’intelligence artificielle. L’artiste basée à Shanghai use de tabous autour de la spiritualité, de la religion, de la mort, de la sexualité et a su se créer un univers propre, reconnaissable entre mille. Une vidéo est présentée dans l’exposition au Centre Pompidou. Son site internet est aussi l’occasion de découvrir son univers qui joue du kitsch et du glitch pour aborder des questions non moins sensibles. 

Anna Ridler, quant à elle, joue de liens improbables entre la « Tulipe mania » et les cryptomonnaies. Son travail Mosaic Virus (également visible au sein de l’exposition), développé à partir d’une intelligence artificielle dans le cadre d’une résidence EMARE à Impakt aux Pays-Bas, joue sur l’apparence des tulipes en fonction des fluctuations des prix du bitcoin. L’occasion de faire le lien entre les différentes spéculations faites autour de ces fleurs, de leurs apparences et des cryptomonnaies. C’est un lien presque intangible qui s’esquisse d’une spéculation et d’une surveillance (voir d’un contrôle) accru qu’on a de cesse d’élargir à ce que l’on a souvent trop considéré dans la culture occidentale comme élément à part, à savoir – la nature. D’un monde toujours plus quantifiable (manipulable ?), les fleurs présentées sont séduisantes et pourtant elles reflètent aussi l’écho de spéculations souvent néfastes à notre environnement – dont nous ne sommes pas exclus.

De l’historique « Dream Machine » aux enjeux contemporains

Pour ouvrir la deuxième journée, Pierra Cassou-Noguès, Paul Pangaro, Daniel Parrochia, Andrew Pickering, Margit Rosen et Frédéric Migayrou questionnait les « Impasses et devenirs de la cybernétique ». 

C’était alors l’occasion de retrouver diverses théories et travaux artistiques plus anciens telle que la Dream Machine de Brion Gysin et du scientifique Ian Sommerville, œuvre également dans l’exposition dont on vous suggère d’aller faire l’expérience si vous n’en avez encore jamais eu l’occasion. Néanmoins, on regrette que sur des questions si complexes la conférence d’une heure et demi n’ait pas vraiment permis de mieux questionner ce qu’il en est du tout technologique contemporain. Bien que balayant les théories alarmistes du siècle précédent et le devenir tout technologique souvent sanctifié d’aujourd’hui, la question de la responsabilité des développeurs était esquivée au profit des mantras de l’innovation et du progrès. Délaissant les questions éthiques et philosophiques les artistes et chercheurs nous laissaient parfois dans un certain flou, rendant quelque peu frustrant le manque d’approfondissement de ces questions essentielles vis-à-vis de la tournure qu’ont tendance à prendre nos sociétés du contrôle.

Finalement, dans cette débauche, c’est ce lien appuyé entre la création artistique et les nouvelles technologies qui finit par poser question. Si on note l’intérêt du travail de Maxime Matthys qui questionne dans The Ministry of Privacy l’utilisation déjà omniprésente dans certains pays de la reconnaissance faciale et des différents dispositifs de surveillance des populations, la collaboration avec de nombreux scientifiques et le développement de divers algorithmes tend à questionner la responsabilité de l’artiste. Si mettre en visibilité des phénomènes parfois encore peu connus pour les questionner est d’une nécessité absolue, la question du dépassement de la fascination dans ces collaborations entre artistes et scientifiques se pose. Si certaines sont fructueuses, n’y a-t-il pas un certain danger dans la recherche de la « nouveauté » à tout prix, et cela d’un côté comme de l’autre ?

STARTS Days : artistes et innovation au Centquatre

Les S.T.ARTS Days (pour Science, Technologie et Arts) qui se déroulaient dans le week-end du 29 février et 1er Mars au Centquatre étaient l’occasion de présenter différents projets issus des S.T.ARTS Residencies de l’année écoulée. Les projets issus des résidences étaient présentés pour le week-end sous forme de stands dans la nef du site, ce qui donnait plus l’impression d’un forum de rencontres de startupers plutôt que d’une valorisation d’un programme artistique. L’ambiguïté était traduite également par les divers prospectus remis à l’entrée qui utilisaient ad nauseam le jargon des startups de la tech. Pourtant, au milieu de projets aux potentialités variées, certaines dynamiques plus artistiques auraient gagné à être présentées sous un autre format. Si la petite exposition présente dans la galerie 6 du Centquatre était l’occasion de découvrir l’impressionnant Hilbert Hotel de Dimtry Gelfand et Evelina Domnitch (entre autres) qui jouent avec la physique pour proposer une œuvre quasi hypnotisante offrant une poésie étonnante à des particules flottantes, on regrette que les lieux n’aient pas été mieux investis. Le choix de la Nef Curial faisait perdre aux propositions artistiques leurs capacités à investir l’espace, et on sait pourtant combien aujourd’hui la scénographie n’est plus négligeable si l’on prétend jouer autour/avec de l’art contemporain.

On note quand même quelques jolis projets dispersés au sein de cette grande halle. Le projet Data Union Fork, Tools for Data Strike par Larisa Blažič sonnait comme une invitation à mieux diffuser l’univers du code et l’utilisation de Rasperry Pi et des technologies open-source et du peer-to-peer pour sortir des logiques de surveillance à outrance. Data Union Fork est une « proposition visant à conceptualiser, à articuler et à co-créer un modèle de «contrat intelligent» affirmé permettant une couche de protection supplémentaire pour les droits numériques des citoyens tout en promouvant la solidarité et l’entraide ». L’artiste développe un outil qui résonne avec notre actualité, pour permettre à chacun d’inviter anonymement à un rassemblement collectif, à une manifestation… Orbital River Station du duo Hehe (présenté à Avignon l’été dernier) s’avérait être un exemple convaincant d’application d’une philosophie « critical making », cette méthodologie définie par le canadien Matt Ramo qui consiste à « utiliser des formes matérielles d’engagement avec les technologies pour compléter et étendre la réflexion critique et, ce faisant, reconnecter nos expériences vécues avec les technologies à la critique sociale et conceptuelle ». Suivant une méthodologie proche, l’Invisible Agency travaillait à rendre visible les ondes de données qui nous entourent… L’occasion de se rendre compte, même si on n’en doutait plus, que nous sommes pris au milieu de très très nombreux flux…

En parallèle des présentations dans la nef et de l’exposition, se tenaient également diverses tables rondes et projections, toujours dans ces questionnements entre art, création artistique, science, technologie. 

De l’utilité de l’art

Malgré un programme riche, foisonnant, on est resté quelque peu perdu face à ces questions si denses rassemblées dans un temps si court. Parfois le subtil et trop rapide balaiement des thèmes ne permettait pas d’investir vraiment les questions et les enjeux, tandis qu’à d’autres moments l’argumentation technique pouvait réfréner les novices en quête de découvertes.

Un sentiment encore plus surprenant émergeait après les tentatives de discussion avec certains des artistes de la nef qui questionnaient eux-mêmes la volonté de trouver à tout prix une « utilité » pour la science dans leur travail artistique : les dynamiques utilitaristes ne font souvent que répondre à des enjeux économiques qui ne sont pas nécessairement les enjeux de la création artistique. Si certains pouvaient exprimer les nouveaux mondes et inspirations rencontrés dans leurs séjours dans les laboratoires scientifiques, d’autres relevaient aussi le manque de liberté dans la conduite des projets, tant les nombreux « pitchs » et présentations requis par le programme condamnaient parfois le temps réel qui aurait pu être dédié à la recherche et à la création.

Si les artistes ont régulièrement cherché à questionner la science, leurs objectifs sont souvent plutôt éloignés de ceux des chercheurs. Face à l’ultra-spécialisation scientifique contemporaine, la collaboration avec des artistes peut sans doute permettre d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexions, de développer de nouveaux programmes, mais dans le processus une question est négligée en chemin : qu’est-ce que la création artistique ? Si la création artistique se pense souvent comme interrogeant le monde qui l’entoure, ses dérives et ses déboires, il semble difficile de vouloir la constituer en « driver » de l’innovation technologique. Et si l’apport des artistes n’est finalement que purement esthétique, dans le but d’enrober l’innovation technologique, cela ne renvoie alors qu’à une question de design qui n’est plus vraiment celle de la création contemporaine. Il faudra alors apprendre à ne jamais cesser de se questionner et peut-être relire le Manifeste Cyborg de Donna Haraway.

Le site du Forum Vertigo et le site des STARTS Residencies.

L’exposition « Neurones, les intelligences simulées » se tient au Centre Pompidou jusqu’au 20 avril 2020.