Makery

L’activisme artistique «à la féminine», rencontre avec Cécile Babiole

Détail de l'affiche de l'exposition "Hadali et Sowana, Cyborgs & Sorcières" © Espace Multimédia Gantner

Roberte la Rousse, Wikifémia, Computer Grrrls, les expositions «Hadaly et Sowana : Cyborg et Sorcières» à l’Espace Gantner du Territoire de Belfort et « Reconfiguration des particules » au Bel Ordinaire à Pau, cette pionnière des cultures numériques est sur tous les fronts de l’activisme artistique «à la féminine».

Makery a saisi l’occasion de la fin de l’exposition « Hadaly et Sowana, Cyborgs et Sorcières » à l’Espace Multimédia Gantner de Bourogne sur le Territoire de Belfort et de l’ouverture de « Reconfiguration des Particules » à l’espace d’art contemporain Le Bel Ordinaire à Billère dans l’agglomération de Pau pour s’entretenir avec cette artiste singulière pour qui la techno-critique (et la critique tout court), le détournement, l’appropriation et la réappropriation, l’autonomisation, mais aussi l’humour, sont essentiels.

Cécile Babiole. DR.

Makery : Parlons d’abord de l’exposition « Hadaly et Sowana, Cyborgs et Sorcières »…

Cécile Babiole : J’ai répondu l’an dernier à une demande de Valérie Perrin, directrice de l’Espace Multimédia Gantner, qui m’a proposé de travailler en tant que commissaire sur un évènement qui tournerait autour de L’Eve Future de Villiers de L’Isle Adam. C’est un livre que j’avais lu dans les années 90 et que j’avais apprécié à l’époque. Écrit en 1886, il a une approche originale de la technologie, c’est une des premières œuvres où apparaît par exemple le terme « androïde » (ou andréïde) dans son acception actuelle, etc. et cela rejoignait mes centres d’intérêts de l’époque, cela faisait le lien avec mes projets qui tournaient autour du rapport au corps dans un environnement technologique, ce genre de choses… (un peu comme quand je travaillais au sein du groupe de musique expérimentale Sensors Sonics Sights avec Atau Tanaka autour des nouvelles interfaces homme-machine pour produire du son). Mais en le relisant je me suis aperçue à quel point l’ouvrage était misogyne, sexiste et même raciste ! Il s’agit de l’histoire de Lord Ewald, un jeune homme amoureux d’une cantatrice très belle – mais idiote. Afin de la remplacer dans le cœur de son ami, l’ingénieur et inventeur Thomas Edison va alors fabriquer une réplique, une « andréïde », Hadaly, qui ressemble physiquement à la jeune femme, mais qui lui est intellectuellement supérieure ! On y trouve tous les thèmes misogynes : les femmes par nature sont imparfaites, mais « heureusement » elles sont perfectibles, grâce à des génies masculins ! Je me suis dit qu’il serait intéressant de partir de la base de ce texte pour riposter et créer une exposition qui élargirait la vision réductrice de la technologie telle qu’elle figure dans le roman et qui affirmerait : « la technologie n’est pas seulement l’apanage d’ingénieurs qui recréent les femmes (naturellement défectueuses) selon leurs fantasmes, mais aussi un ensemble de savoirs et de pratiques partagé par les femmes (sorcières, sages-femmes, guérisseuses, etc) et mis au service de la survie et du soin de la communauté depuis toujours. »

Retour sur l’exposition « Hadaly et Sowana, Cyborgs et Sorcières » à l’Espace Multimédia Gantner :

Du coup, l’exposition aurait été différente si elle avait eu lieu après votre première lecture dans les années 90, non ?

C’est vrai qu’à l’époque nous étions beaucoup moins préoccupés par ces questions. Même si j’ai toujours été féministe, ce sont des points que j’ai un peu délaissés, parce que comme beaucoup de gens qui ont la chance de faire des choses qui leur plaisent, je ne me sentais pas forcément victime. J’ai « oublié » d’être féministe pendant quelques temps donc (rire). Mais en relisant le livre, j’ai réalisé à quel point la vision de la technologie et des femmes qui y est proposé, est malheureusement actuelle ! On y trouve tous les stéréotypes qui ont cours aujourd’hui encore. Il faut aussi préciser que le livre est non seulement misogyne, mais aussi raciste. Ceci étant, on ne peut pas jeter la pierre uniquement à De l’Isle Adam, c’était l’époque qui voulait ça. C’était les idées en vogue alors, la fin du XIXème, la pleine époque de la colonisation, etc. Le problème c’est qu’on en retrouve beaucoup qui perdurent à l’heure actuelle. Donc, oui en effet, si j’avais été invitée à créer cette exposition dans les années 90, cela aurait été beaucoup moins critique, plus « cyber » certainement, plus enthousiaste et plus naïf.

Ce qui est intéressant également, c’est que vous unissez cyborg, l’être technologique par excellence que nous connaissons bien, aux sorcières, des personnes qui détiennent un savoir ancestral plutôt relié au passé et à la terre…

Ce n’est pas tout à fait moi qui en aie eu l’idée. Ce côté sorcière dont tu parles, est déjà présent dans le livre. En effet, c’est Sowana, un autre personnage du roman, une spirite, amie de Edison, qui insuffle une âme à l’andréïde Hadaly, laquelle devient ainsi une « vraie » femme. Il y a donc bien une sorte de sorcière, une spirite ici, dans l’œuvre originale. L’Eve Future est aussi intéressant pour cela. Le livre rappelle qu’à l’époque, des gens comme Edison, ingénieurs, inventeurs, étaient à la fois épris de rationalisme extrême, et en même temps très inspirés par tout ce qui était magie, spiritisme, etc. Il faut savoir que le vrai Edison, inventeur du phonographe, avait l’idée tout-à-fait sérieuse de réaliser un téléphone pour parler aux morts ! La dimension magique est donc là, avec cette approche occulte étrange. Je me suis donc appuyée sur ces deux thèmes, déjà présents, pour « Cyborgs et Sorcières ».

Affiche de l’exposition « Hadali et Sowana, Cyborgs & Sorcières » © Espace Multimédia Gantner

Finalement, les sorcières étaient les femmes de savoir de l’époque, jusqu’à il y a peu encore on les torturait et on les stigmatisait. Or, aujourd’hui le regard masculin sur les femmes investies dans les technologies, une autre forme de « magie », de science en tout cas, n’a pas vraiment changé : elles sont toujours stigmatisées, ostracisées, présentées comme « des geeks », des filles sérieuses à lunettes qui passent tout leur temps sur leurs ordis, etc.

Cela n’a pas changé, les femmes sont critiquées, peu reconnues, invisibilisée, dans beaucoup de milieux, scientifiques, techniques, mais aussi dans les arts, dans la musique etc. Et je me souviens l’avoir ressenti dans les années 80 quand je jouais dans un groupe de musique industrielle (NOX, avec Gérome Nox, Laurent Pernice, Arno, ndlr). Bref, la persécution des sorcières est emblématique d’une société patriarcale qui refuse que des femmes détiennent certains savoirs c’est-à-dire du pouvoir. Et d’ailleurs la figure de la sorcière comme symbole de l’empowerment des femmes ne date pas d’aujourd’hui, déjà les féministes des années 70 s’en étaient emparées avec par exemple la revue Sorcières créée par Xavière Gauthier en 1975.

NOX : Gerome Nox & Cecile Babiole – Théâtre Mouffetard, Paris. © Ph Bertramo

Alors justement, cette approche techno-critique et critique tout court, cette passion du détournement, de l’appropriation, de la réappropriation, de l’empowerment, donc, c’est essentiel dans votre démarche non ?

Pour l’exposition « Hadaly et Sowana », j’ai réuni des artistes qui réinventent les figures de la cyborg ou de la sorcière, comme autant de symboles de puissance, de résistance, d’ironie et d’utopie. Elles sont toutes d’origines et de générations différentes pour apporter un point de vue diversifié, et non-binaire. C’était par exemple important qu’il n’y ait pas que des Européennes blanches (et il faut préciser qu’il y a aussi des hommes dans l’exposition). C’est pour cela que j’ai invité Lynn Hershman Leeson, qui est la doyenne si l’on veut, et une pionnière américaine des arts médiatiques, aux côtés d’Aniara Rodado, une artiste colombienne d’une quarantaine d’années, qui lutte contre le « Witch washing » (c’est-à-dire la récupération médiatique et commerciale des sorcières) ou encore une artiste plus jeune, Tabita Rezaire, qui est franco-guyano-danoise, artiste et thérapeute et qui dénonce le caractère occidentalo-centré d’internet. Elles étaient présentées ici avec Suzanne Treister, Albertine Meunier, Annie Abrahams, Camille DucellierGwenola Wagon, Stéphane Degoutin, Agathe Joubert, Lola Perez-Guettier, Caroline Delieutraz, Kaori Kinoshita & Alain Della Negra, Julie Morel, ou feu-Christine Tamblyn.

L’exposition est aussi placée sous l’égide de la pensée de la philosophe et zoologue Donna Haraway, en particulier du fameux Manifeste Cyborg.

Donna Haraway est importante pour moi. Son travail a nourri « Hadaly et Sowana » dans sa réactualisation du féminisme par le biais des pratiques artistiques – ou autres – numériques, la façon aussi dont elle refuse le binarisme entre vivant et machine, humanité et environnement. Il y a d’ailleurs ce très intéressant documentaire de Fabrizio Terranova, Donna Haraway: Story Telling for Earthly Survival, où on la voit donner un exemple très parlant de sa théorie du cyborg. Elle est sur un campus et elle remarque que tous les jeunes gens ont des dents parfaitement droites. Et elle s’interroge : comment l’orthodontiste décide-t-il que son travail redressage des dents est achevé ? Où s’arrête l’humain, où commence le cyborg ? ». Je trouve son approche drôle et rafraîchissante. Elle sait trouver les bonnes analogies pour parler aux gens de son travail de philosophe.

A ce propos, pour l’exposition j’ai également sélectionné toute une série de livres, dont les grands textes de Haraway traduits en français. C’est important pour moi que les gens puissent s’approprier les idées qui sont à la base d’un évènement. La pensée de Haraway sur papier n’est pas forcément facile à comprendre tout de suite. Elle brasse beaucoup de références, elle mélange de la science-fiction avec de la théorie pure et dure… mais je pense toujours qu’il est important de soutenir la médiation, et j’ai aimé réunir cette bibliographie pour aider à diffuser les idées qui sous-tendent l’expo.

Tabitha Rezaire, « Inner Fire, Pimp Your Brain » © Tabitha Rezaire

Pour revenir au féminisme et pour aborder votre intérêt pour le langage, pouvez-vous nous parler de Wikifémia, la série de performances de Roberte la Rousse, que vous menez avec Coraline Cauchi, comédienne et Anne Laforet ?

Cela fait une dizaine d’années que je m’intéresse à la langue (déjà étudiante j’ai fait des études de linguistique et de lettres). J’ai réalisé des pièces sur la langue écrite, le processus de la lecture, mais aussi l’oralité, l’argot, les disfluences etc. Et aussi une pièce qui mettait en scène la parole de femmes de mineurs en Alsace, Les voix suspendues, qui s’est doublé d’un docu pour Arte Radio. Et puis avec Anne Laforet nous avions envie de faire un projet cyberféministe, et nous avons décidé de créer le collectif Roberte la Rousse, il y a bientôt 4 ans. Notre nom, Roberte la Rousse se réfère aux deux dictionnaires français bien connus. Notre caractéristique c’est que nous parlons en française, c’est-à-dire entièrement à la féminine. Nous avons créé des règles de grammaire, un dictionnaire, un outil de traduction automatique et nous nous sommes mises à traduire des textes. Nous avons tout d’abord traduit Le Votant (titre original : Franchise, une nouvelle de Asimov) que que nous écrivons « A votée » avec un « e », puisque selon nos règles, « les participes passées avec l’auxiliaire « avoir » étantes arbitrairement à la masculine en française patriarcale, elle faut donc utiliser arbitrairement la féminine en française ».

Extrait d’une nouvelle de science fiction de Isaac Asimov, traduite et lue en françaisE par Roberte la Rousse dans le cadre du projet artistique et critique de réappropriation de la langue française « En française dans le texte » (2017) :

 

Ensuite nous avons pensé à en faire une performance. Mais comme nous ne sommes pas comédiennes nous avons fait appel à Coraline Cauchi, qui est orléanaise, comédienne et metteuse en scène. Ça a été le premier élément d’un ensemble de propositions artistiques et critiques, que nous appelons En française dans la texte à travers lequel nous dénonçons le sexisme de la langue française et de sa grammaire. Se posait ensuite la question : que traduire maintenant ? Rapidement il nous est apparu que traduire en française des textes littéraires poserait des problèmes de droit moral et aussi de droit tout court. Aussi nous avons décidé de nous attaquer intéresser à Wikipédia. Notre intérêt pour Wikipédia est motivé par le fait qu’il s’agit d’un lieu essentiel de production et de diffusion du savoir (c’est le 5ème site la plus consulté sur Internet et la premier site non commercial). Mais bien que basé sur un principe de neutralité, la production du savoir sur Wikipédia ne l’est pas tout à fait. Par exemple, en 2019, parmi les biographies présentes sur la version francophone de Wikipédia, 17% sont consacrées à des femmes et entre 10% et 30% seulement des contributeurs à Wikipédia sont des femmes. Et si vous allez sur l’article consacré à George Sand, par exemple, vous vous rendrez compte qu’elle n’est pas traitée comme ses collègues masculins. Victor Hugo bénéficie de pages bien construites et argumentées sur son œuvre, Sand, qui est sa contemporaine et qui écrivait des best-sellers avec plus de succès que lui n’a qu’une liste de ses ouvrages sans aucune analyse et l’accent est principalement mis sur sa vie amoureuse, sa relation avec Chopin et ses autres amants. C’est ce genre de biais qui nous gênait et nous a donné l’envie de travailler sur la matière de Wikipedia et de nommer le projet Wikifémia.

Notre travail dans ce cadre c’est mettre en avant des biographies de femmes remarquables, critiquer l’approche parfois sexiste et hétéro-centrée des fiches et biographies présentes et contribuer à faire qu’il y ait plus de femmes représentées sur Wikipédia, pour laquelle nous sommes également contributrices en tant que Roberte la Rousse. A ce titre, nous travaillons aussi avec Les Sans Pages, une association qui a pour but de combler le fossé entre les genres. Dans notre projet Wikifémia nous mettons donc en scène des performances, qui alternent des extraits d’articles traduits « à la féminine » auxquelles viennent s’ajouter nos notes, nos commentaires et nos critiques. Nous le faisons sous forme spectaculaire, avec Coraline Cauchy dans des théâtres, et aussi dans des galeries, juste Anne et moi, en déambulation, de façon plus légère.

Cécile babiole et Anne Laforet, la duo de Roberte la Rousse. DR.
Anne Laforet, Coraline Cauchy et Cécile Babiole lors d’une représentation de Roberte la Rousse à l’Houlocène de Bourges. DR.

Ces préoccupations de la place des femmes dans le paysage culturel, mais aussi dans le monde technique et technologique, sont aussi au cœur de « Computer Grrrls », l’exposition de cet été qui auscultait la place des femmes dans la culture numérique, et où vous étiez invitées Anne et vous…

« Computer Grrrls » est un évènement qui est né à l’initiative de Marie Lechner, qui est responsable de programmes artistiques à la Gaîté Lyrique. Elle y a invité vingt-trois artistes et collectifs internationaux pour délivrer un regard critique sur les technologies numériques et la place des femmes. L’exposition présente et revisite l’histoire des femmes et des machines, en esquissant des scénarios pour un futur plus inclusif. Dans ce cadre, nous étions invitées avec Anne à présenter une performance Wikifémia, Computer grrrls sur la place des femmes dans l’histoire de l’informatique justement ! Nous présentions aussi une installation interactive permettant de naviguer à travers des biographies de femmes remarquables telles qu’elles figurent dans les articles de Wikipédia. Ce programme, permettait d’avoir une visualisation documentée d’un réseau de 400 femmes liées de près ou de loin à l’histoire de l’informatique : programmeuses, mathématiciennes, hackeuses, etc. Bien sûr, cela ne représente pas toutes les femmes dans ce domaine, Wikipédia n’a retenu que les plus médiatisées !

« Computer Grrrls » à la Gaîté Lyrique. © ABSOLT
« Reconfigurations des particules » au Bel Ordinaire à Pau. © Patrice Martins de Barros/Bel Ordinaire

Vous avez également une actualité puisque vous êtes co-commissaire de « Reconfiguration des Particules », une exposition qui se tient actuellement au Bel Ordinaire, et jusqu’au 31 mars 2020. Pouvez-vous nous en expliquer la genèse et les tenants et aboutissants ?

Depuis une dizaine d’années, je fais partie d’un collectif d’artistes-commissaires, Le Sans Titre, avec Cécile Azoulay et Julie Morel. Ensemble nous avons réalisé plusieurs expositions sur différentes thématiques. Parmi lesquelles « Le Territoire, la Carte » au Bel Ordinaire à Pau, il y a trois ans, autour de l’idée de « la mise à plat », au sens aussi bien de décortiquer une œuvre, que de littéralement la « mettre à plat » physiquement, l’aplatir. Nous y avons présenté notamment Tabula rasa, une installation qui mettait en place une mégalopole miniature et minimaliste composée de 500 petits parallélépipèdes de carton blanc qui attendaient de se faire écrabouiller par le public le soir du vernissage lors d’une performance collective. Aujourd’hui, toujours au Bel Ordinaire, nous avons réalisé « Reconfiguration des Particules », une exposition autour de la matière conçue comme corpusculaire, particulaire, etc., placée sous l’égide de La Broyeuse de Chocolat de Marcel Duchamp interprétée comme une métaphore de ce qu’est la matière, soit « un état de granulat ». L’autre idée qui nous a influencées est très bien présentée par le film de Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin, Cyborg dans la brume, dont le propos est en partie : « la Seine-Saint Denis c’est l’endroit où l’on a inventé le béton armé et aussi le lieu qui héberge le plus de Data Centers ». Du coup, on se dit que des particules concrètes (comme concrete, le béton en anglais) et des flux de particules d’informations il n’y a qu’un pas. C’est cette granularité commune à la matière et aux données qui constitue le thème de l’exposition.

En savoir plus sur Cécile Babiole.

« Reconfiguration des Particules » est visible à Pau au Bel Ordinaire jusqu’au 31 mars 2020.