Makery

Ljubljana : au-delà d’un chantier délaissé, organiser les communs

Stefan Doepner et Urška Jurman. © Katja Goljat

Le jardin Onkraj Gradbišča au centre de Ljubljana accueille jardinage partagé, bricolage, arts vivants, sculptures sonores et biohacking. Un bien commun à l’organisation agile. Rencontre avec deux de ses fondateurs.

En 2016, Ljubljana, la capitale de la Slovénie, a été nommée « Capitale verte de l’Europe », notamment pour sa mise en œuvre d’une stratégie intégrée de développement durable, les avancées en matière de prise de conscience environnementale parmi ses habitants et l’implémentation de nombreuses mesures vertes dans la ville au cours de la décennie ayant suivi l’entrée dans l’Union Européenne en 2004. Parmi les actions entreprises, la revitalisation de l’agriculture urbaine a été un volet important de la stratégie adoptée par la municipalité.

La raison en est en partie historique. En 2007, la municipalité de Ljubljana créé un groupe de travail qui part d’un constat : durant la période de transition après l’effondrement de la Yougoslavie, les jardins familiaux se sont fortement développés en résilience. En 1985, les zones de jardins potagers ouvriers et familiaux de Ljubljana couvraient environ 138 ha, dix ans plus tard ils couvrent 259 ha, ce qui est énorme pour une population d’environ 270 000 habitants. Mais ce développement résilient ne va pas sans de graves problèmes environnementaux (impact sur les eaux souterraines et les eaux de surface, contamination du sol et des plantes, installation de jardins dans des zones industrielles dangereuses, etc.). La municipalité souhaite résoudre ce problème de développement anarchique des jardins potagers résilients et ferme progressivement un grand nombre de jardins problématiques. Certains sont convertis en parcs, d’autres promis à la rénovation. En 2010, la superficie de surfaces potagères urbaines retombe à 168 ha. Et le nouveau plan d’urbanisme est acté par la municipalité, mettant la capitale sur la voie des bonnes pratiques.

Il étant temps, car avec les conséquences sociales de la crise économique de 2008, la demande de réouverture de jardins familiaux était devenue forte. Un exemple emblématique de résilience et de solidarité après la crise financière est l’implication dans l’ouverture de jardins potagers partagés d’une nouvelle génération de jeunes familles. Le jardin Onkraj Gradbišča (au-delà du chantier), a ainsi débuté en 2010 d’abord comme une action de l’association culturelle KUD Obrat qui proposait une intervention temporaire d’artistes d’un mois pendant le festival d’arts vivants Mladi Levi sur un site de chantier de 1000 m², situé dans le centre, non loin de la gare de Ljubljana, et délaissé et clôturé depuis de nombreuses années. La municipalité, propriétaire du site avait dans un premier accepté l’usage temporaire par l’association. Sur la base des premiers résultats de l’action associative et de l’intérêt manifesté par la communauté locale des voisins, la ville avait accepté de prolonger l’expérience. Dans l’année qui suivit le délaissé urbain fut donc ouvert au public et aux discussions sur ses possibles usages futurs. Parti d’un terrain vierge, le site est aujourd’hui un jardin partagé luxuriant où les habitants du quartier viennent y cultiver tomates, herbes et fleurs diverses. Rencontre avec deux des quatre fondateurs, Urška Jurman et Stefan Doepner.

Rendez-vous d’automne au jardin. © Katja Goljat
Urška Jurman s’occupe des tournesols © Katja Goljat

Makery : Comment êtes-vous arrivé sur ce site ?

Stefan Doepner : Il faut d’abord comprendre qu’ici il y a eu un site de chantier délaissé pendant plus de 15 ans, il y a même eu un parking temporaire à un moment donné, c’est typique à Ljubljana. Il y avait une clôture mais les gens passaient de l’autre côté, des usagers de drogue utilisaient certains espaces du terrain, il y avait beaucoup de déchets. Nous avons fait des recherches pour identifier le propriétaire et demandé à la ville si nous pouvions l’utiliser, car seule une petite partie de la friche n’appartenait pas à la ville. Nous avons eu la chance de pouvoir compter sur le soutien d’un maire adjoint, un architecte de profession qui trouvait un intérêt à soutenir le projet. En 2010, nous avons invité des personnes du quartier en envoyant des lettres proposant de participer à une réunion afin de discuter de ce qui pourrait advenir ici.

Urška Jurman : Il faut aussi rappeler que tout a commencé à l’occasion d’une intervention culturelle lors d’un festival d’arts vivants organisé par une association du coin. Le festival proposait un programme axé sur le quartier Tabor et ses environs (quartier près de la gare, ndlr), sur les espaces verts urbains et les espaces sociaux de la ville qui ne sont pas soumis à une réglementation de consommation, comme les bars, et nous, en tant que groupe d’artistes et critiques d’art, trouvions que c’était complètement dingue qu’un espace si grand soit fermé depuis si longtemps. Nous avons alors contacté le producteur du festival pour savoir s’il nous aiderait à faire quelque chose sur ce terrain. A l’origine nous n’envisagions pas particulièrement de jardins ici, parce que notre intention première était de rendre l’espace accessible aux personnes qui vivent à côté et qui sont concernés par son usage. Alors pour envisager ce qui pourrait avoir du sens sur ce site, nous avons organisé des réunions, des entretiens, nous avons travaillé avec l’organisation artistique qui avait déjà mené une recherche anthropologique sur l’ensemble du quartier, et il est apparu que ce qui manque le plus aux gens, ce sont les espaces verts. Il est difficile d’obtenir des parcelles de jardin dans le centre-ville car les jardins de la ville sont à la périphérie. De plus, au cours des années précédentes, la ville avait expulsé de nombreuses personnes qui cultivaient des jardins illégaux, environ 2000 parcelles de jardins, certes promises à la rénovation, mais au final la chaine de décision politique n’était pas assez rapide pour le remplacement du nombre de jardins supprimés.

C’est donc dans ce contexte que nous avons ouvert la parcelle au printemps 2010. Tout d’abord, c’était prévu pour seulement deux semaines, la durée pendant laquelle le festival autorisait l’utilisation du site. Mais nous savions qu’une fois que vous avez commencé il est plus facile de mettre en place une continuité, c’est le démarrage qui est compliqué. Le fait d’avoir un producteur fort derrière le projet offrait une meilleure garantie à la ville, elle pouvait leur délivrer l’autorisation plus facilement qu’à un groupe de quatre personnes du quartier. Polonca Lovšin, une autre des fondatrices a mené une action, « Plan with the goat », où elle est restée une journée entière dans l’espace avec une chèvre, en suivant son comportement et en cartographiant celui-ci. C’était aussi pensé comme un commentaire sur la façon dont la planification est habituellement faite rationnellement.

le site à ses débuts en 2011 © Suzana Kajba.

Makery : Comment avez-vous convaincu les gens de rejoindre le projet ?

Urška Jurman : Nous avons ensuite passé six mois à communiquer sur les possibilités et à nettoyer encore et encore cette décharge. Au début, peu de gens du quartier se sont joints à nous. Ils commentaient gentiment sur le fait que quelque chose se passait, mais peu sont venus nous rejoindre pour le nettoyage et autre. Ainsi, au début de 2011, nous avons commencé à nous demander pour qui nous faisions cela, si nous avions un problème de communication, etc. Nous avons d’abord communiqué très ouvertement, sur un « espace vert commun », mais il était difficile pour les gens de s’identifier à cela. Nous avons donc commencé à parler de la possibilité de « faire son propre jardin », en disant que tous les samedis nous allions tenir permanence et en les invitant à venir si cela les intéressait. Et cela a fonctionné et 20 personnes sont venues et ont immédiatement commencé à travailler.

Nous avions établi trois règles de base : premièrement, vous créez votre propre jardin, car nous ne voulions pas gérer tout l’espace et préférions que les gens investissent beaucoup au tout début et qu’ils aient plus d’attachement et de relations responsables avec le lieu ; deuxièmement, à côté de la culture de votre propre parcelle, vous devez vous occuper de choses communes, car nous devons gérer cet espace commun ensemble ; et troisièmement, pas de pesticides ni d’herbicides. Certains ont commencé avec des parcelles communes, mais avec le nombre de personnes, il a vite été aussi question de plusieurs parcelles individuelles, mais en suivant les règles d’un jardin communautaire. Une fois par semaine, nous avons des heures d’ouverture, où les gens viennent se rencontrer pour des actions de travail. Ils paient 20 euros par an à titre de contribution. Nous couvrons ainsi tous les coûts, sans nous préoccuper des personnes qui ont une parcelle plus grande ou plus petite.

La saison des marrons © Katja Goljat

Stefan Doepner : Un des problèmes était que nous étions considérés comme des organisateurs, comme maman et papa, quand quelque chose ne fonctionnait pas ou manquait, quand il y avait des abeilles ou des guêpes, trop de moustiques ou autre, ils nous écrivaient. Nous avons donc décidé d’organiser la responsabilité de la collecte de l’argent afin de remplir l’eau lorsque celle-ci est vide au lieu d’écrire et d’attendre, etc. Nous avons 6-8 cubes qui sont remplies des eaux de toitures de la maison voisine, ou nous les remplissons de l’eau de ville que nous payons.

Urška Jurman : Nous avons maintenant un parrainage, qui nous assure 5 remplissages par an, mais nous n’avons jamais vraiment eu besoin de plus. Avec les changements climatiques, il y a beaucoup de chaleur mais aussi beaucoup de pluie, nous récupérons donc sur les toits, une sorte de source permanente.

Stefan Doepner : Il était important pour nous que nous ne soyons pas une organisation qui gère ce jardin, nous voulions l’initier et devenir l’entité servant de référence à la ville, mais nous ne voulions pas que cela confère un quelconque pouvoir à quelqu’un pour le gérer, qui se retrouverait responsable de la maintenance, nous pensions que les utilisateurs devraient généralement prendre eux-mêmes soin de l’espace.

Urška Jurman : Notre association a officiellement signé un contrat avec une ville que nous prolongeons d’année en année. Le contrat stipule toujours que si la ville a un projet avec cet espace, nous devrons partir.

Stefan Doepner : J’ai fait une de mes séries Nano Smano ici en 2012 avec Marc Dusseiller du réseau Hackteria. Nous avons construit une cabane pendant deux semaines et avons invité un groupe d’artistes étranges à séjourner ici pendant l’été, à faire des trucs microbiologiques et électroniques, apportant un drôle de mélange de personnes. Cela combinait donc les gens et les publics typiques de Circulacija2, l’espace où je travaille, et les voisins, les vieilles dames travaillant dans le jardin, etc. J’aime toujours faire des choses ici, mais chaque fois, nous avons un contenu construit sur une certaine orientation, comme la dernière fois, c’était un discours public sur le thème de l’électricité.

Atelier NanoSmano avec Stefan Doepner (à gauche) en 2012. © Miha Fras

Urška Jurman : Nous avons en effet eu en juin dernier Polonca Lovšin et son projet « Movement for public speech », dans lequel les gens doivent pédaler, ramer ou déplacer quelque chose pour produire de l’électricité, quelque chose qu’elle a organisé en collaboration avec Stefan.

Makery : Le projet avait été réalisé en 2017 à Strasbourg

Stefan Doepner : Maintenant il y a plus d’objets et cela doit être fait en synchronicité, ce qui rend les choses encore plus difficiles. (rires)

Urška Jurman : L’effort des personnes recharge le sound system. Cela signifie donc que si vous souhaitez prononcer un discours devant le public, vous avez besoin d’un certain soutien. Elle avait notamment invité des poètes slam slovènes. Nous avons également lancé un appel ouvert à contributions et des gens ont envoyé des fictions, de la poésie, de la théorie, sur le thème de la terre de tous les jours, de la terre commune.

« Movement for public speech », 1er juin 2019. DR.

Makery : Le site a évolué avec les années ?

Urška Jurman : Les arbres poussent rapidement et cela devient de plus en plus difficile pour le jardinage, car il y a de plus en plus d’ombre. On peut aussi dire que comme il fallait ramener la terre quand nous sommes entrés ici, nous avons travaillé avec un spécialiste des plantes sauvages, qui pouvait nous dire ce qui poussait déjà sur cette parcelle.

Stefan Doepner : Lorsque nous sommes d’abord arrivés, il y avait essentiellement des plantes invasives sur le terrain. Il fallait donc que nous fassions la distinction entre ce que nous devions éviter et ce que nous devions aider à croitre. Mais pas seulement en faisant le tri entre les bonnes ou les mauvaises choses, mais aussi en organisant des ateliers pour savoir ce que nous pourrions faire avec les feuilles ou le bois de ces plantes invasives, comme faire du papier, cultiver des champignons, fabriquer des meubles, etc. Nous avons eu une conférence sur la gestion alternative des plantes invasives, parce qu’il y avait beaucoup de gerbe d’or canadienne et qu’elles sont bonnes pour les abeilles à la fin de la saison.

Urška Jurman : Le groupe est passé de 20 à 100 personnes environ, en incluant les enfants. Cette année nous sommes environ 70, parce que beaucoup de jeunes familles nous ont rejoint, du quartier mais aussi du plus large centre-ville. Certains produisent réellement des légumes destinés à la consommation, mais pour la plupart d’entre eux, il s’agit d’un lieu d’apprentissage pour montrer aux enfants comment planter quelque chose, comment faire pousser quelque chose, comment s’occuper de quelque chose. Et bien sûr, c’est une belle zone sauvage dans laquelle on peut jouer, semer et clouer, etc.

Désherbage à l’automne. © Katja Goljat
Un jardin intergénérationnel © Katja Goljat

Stefan Doepner : Il y a aussi des vieilles dames qui font pousser des fleurs, car elles sont heureuses d’avoir un endroit où elles peuvent rencontrer des gens, des générations plus jeunes. C’est un lieu social, avec des intentions différentes selon les personnes à venir.

Urška Jurman : Une fois par an, nous organisons une réunion pour accueillir les nouveaux arrivants, mais aussi pour voir si certaines règles sont obsolètes. C’est aussi une façon de se réunir. Une fois par mois, nous organisons une action commune. Et cette année, nous avons convenu que pour une saison complète, sauf l’été, lorsque trop de gens sont partis, chacun devra participer à deux de ces actions.

Le site de l’association KUD Obrat et le blog du jardin Onkraj Gradbišča de Ljubljana.