Makery

Yann Minh : « Les cyberpunks sont loin d’être morts » (2/2)

Yann Minh.

Le 12 et 13 octobre, le Couvent Levat à Marseille accueillait Technomancie 2, le festival temps fort des laboratoires deletere qui combine technologie et magie comme hypothèse de pratique pour les artistes. Co-organisé pour l’occasion avec Diffusing Digital Art, le festival avait invité Yann Minh, grand maître français de l’art cyberpunk et cybersexe. Seconde partie d’un entretien fleuve avec un artiste prolifique.

Dans la première partie de cet entretien, Yann Minh racontait ses motivations pour venir au festival Technomancie à Marseille, son parcours dans Second Life, son NøøMuseum et ses créations cybersexe. Dans cette seconde partie il raconte ses projets récents, sa vision du mouvement cyberpunk et du concept de Noosphère.

Après les expériences dans Second Life, vers quoi vous êtes-vous orienté ?

L’apothéose pour moi de toutes ces explorations ont été les performances de notre groupe de création numérique Cybersthésie à la Demeure du Chaos et au T.O.T.E.M à Nancy en 2010 où nous avons fait des démonstrations de cybersexe et de cyberesthésie en grandeur réelle.

Cyberesthésie, Borderline Biennale, Demeure du Chaos, 2011 :

J’ai forgé le mot cyberesthésie pour décrire notre capacité à étendre nos exteroceptions au delà du corps, sur un dispositif technique, un outil. Par exemple un champion automobile connaît l’encombrement de son automobile au centimètre près, voir au millimètre. Nous pouvons étendre notre champ de conscience bien au-delà du corps, et le cybersexe en réseau étend notre sensualité à l’échelle de la planète entière. Via les mondes persistants et les avatars, nous faisons l’amour avec l’humanité, et peut-être même avec Gaïa ou la Noosphère dans le sens de Vernadski, dont vous m’avez fait découvrir les ramifications avec le cosmisme russe (Yann Minh fait référence à l’article sur la Noosphère paru cet été dans Makery, ndlr). Contrairement à ce que beaucoup pensent, avec la VR et les système haptiques, c’est à un retour massif du corps dans la boucle de commande cybernétique auquel nous assistons actuellement.

Performance cyberesthésique à la BorderLine Biennale de la Demeure du Chaos en Aout 2011, avec Misha Hess, Silvie Mexico, Pierre Clisson, Philippe d’Albret. © Yann Minh

Un mot sur votre « nooscaphe » ? Quels en sont les derniers développements ?

Mon néologisme NøøScaphe désigne surtout des dispositifs de navigation dans le cyberespace et dans la nøøsphère. Ainsi une salle de théâtre, une régie vidéo, un plateau de cinéma, un atelier d’écriture, un temple… sont des nøøscaphes. Des vaisseaux d’exploration nøøsphériques.

NøøScaphe © Yann Minh

Après, il existe des nøøscaphes particuliers dont celui que j’ai imaginé dans les années 90, que j’ai appelé le NøøScaphe X et qui est devenu au fil de mes créations une nøøentité, c’est à dire une créature immatérielle, que j’espère un jour pouvoir réaliser en grandeur nature. Il y a vingt ans les technologies pour le réaliser étaient inaccessibles, mais maintenant, avec les imprimantes 3D c’est envisageable à des coûts abordables. Je pense donc pouvoir le réaliser en grandeur réel d’ici 2022. Mais si un généreux mécène veut contribuer à sa fabrication il ne faut pas hésiter.

Vous vous définissez comme cyberpunk, mais est-ce que le doux rêve du cyberespace n’a pas été mis à mal dans la dernière décennie avec l’avènement des réseaux sociaux géants et des smartphones, le commerce des données, les manipulations qui l’accompagnent et l’époque des fake news ? On parle même d’époque post-digital, quelque chose que reflète une jeune génération d’artistes, qu’en pensez-vous ?

Le mot « cyberpunk » est un terme complexe qui désigne plusieurs choses relativement différentes, et n’est pas synonyme de cyberespace bien qu’il y ait effectivement beaucoup de relations communes. Le mot cyberpunk est apparu dans notre histoire en 1983 dans une nouvelle de science-fiction d’un jeune auteur musicien Bruce Bethke, parue dans Amazing Stories. Et le mot cyberespace a été inventé par William Gibson, dans son fameux livre paru en 1984 : Neuromancer.

Littéralement le mot cyberpunk signifie « voyou cybernétique », et ce qui est intéressant, c’est que loin d’avoir disparus, les cyberpunks sont devenus une norme sociale, dans le sens que notre évolution a transformé l’ensemble des populations des grands pays industrialisés en voyous cybernétiques presque malgré eux : qui n’a pas sur son ordinateur, des films piratés, des musiques piratées, des logiciels piratés ?

Nous sommes en train de vivre au quotidien les dystopies de la littérature de SF cyberpunk des années 80. Donc pour moi, le cyberpunk n’est non seulement pas mort, mais il est plus vivace que jamais, dans le sens que les plus grands cyberpunks contemporains ce sont les majors compagnies, les services secrets, les états… Les exemples de cyberguerres, ou de hacking organisé comme celui de Volskwagen ne manquent pas.

La désillusion de l’utopie informatique hippie a été très très largement anticipée précisément par la littérature cyberpunk. Ce qui se passe actuellement, c’est que cette dérive dystopique est devenue une réalité visible par tout le monde, mais dès les années 80 la plupart des auteurs de SF cyberpunk l’avaient anticipé. L’utopie informatique est née dans la Silicon Valley, portée par toute une génération de développeurs, codeurs, ingénieurs, hackers post-hippies, habités pour beaucoup par un espoir de révolution vertueuse passant par l’informatique. Je cite souvent par exemple le très sympathique Ted Nelson, l’inventeur du mot hypertexte, qui en 1974 sur la couverture de son livre Computer Lib/Dream Machines titre « You can and must understand computer now » au dessus d’un poing révolutionnaire levé sur une disquette.

Ted Nelson est convaincu à l’époque, comme beaucoup de cyber-hippies que l’informatique va nous libérer dans un sens révolutionnaire, mais très vite, les auteurs de SF ont prophétisé ses dérives dystopiques. D’ailleurs la nouvelle de Bruce Bethke Cyberpunk prophétise la criminalité cybernétique contemporaine. C’est William Gibson qui fera des cyberpunks des sortes de Robins des Bois vertueux et utopiques, protégeant les citoyens contre les dérives totalitaires de ce qu’il appelle les MégaCorporations et qui préfigurent les GAFAM.

Après, pour moi, le cyberpunk n’est pas seulement un personnage de fiction littéraire, cinématographique ou vidéoludique. Dans les années 80 la plupart des artistes vidéo dont je faisais partie étaient des cyberpunks en grandeur réelle, sans forcément le revendiquer. Pour réaliser nos œuvres d’art vidéo puis numériques nous avons à peu près tous mis au point spontanément des stratégies pour hacker les studios de télévision, puis les outils et logiciels de création graphiques et numériques qui valaient une fortune.

« Cyberpunk’s not dead », création numérique augmentée par Yann Minh, avec le logiciel EyeJack de Sutu, inspirée du livre de Ted Nelson. Dans l’animation, le poing levé révolutionnaire fait le signe « fuck », puis fait le « Salut Vulcain » inspiré à Léonard Nimoy pour Star Trek, par la métaphore vulvaire du signe de Shekhina, le principe féminin de Dieu dans la religion juive. L’animation est consultable ici.

Il y a donc d’un côté les cyberpunks de fiction, qui n’existent que dans les romans, et prennent en ce moment au travers des jeux vidéo et série TV populaires, de plus en plus les allures simplistes de gros paramilitaires beaufs bien burnés surarmés, ou du fantasme adolescent de la bimbo archi sexy équipée de gros bazooka phalliques, et de l’autre côté, les cyberpunks en grandeur réelle qui passent leur temps à hacker les dispositifs informatiques du système, soit pour lutter contre ses dérives totalitaires ou criminelles comme les Anonymous, et les white hats, soit pour faire de l’art et de la création numérique dans un processus d’empowerment créatif planétaire, soit pour s’enrichir ou contrôler les populations, comme le font les états, les services secrets et les majors compagnies… bref, les cyberpunks, c’est à dire les « voyous cybernétiques » sont très très loin d’être morts… au contraire, ils se propagent massivement. Je conseil la lecture de Ethique Hacker de Pekka Himanen.

Le concept de « Noosphère » de Pierre Teilhard de Chardin semble avoir une grande influence sur votre travail, mais comme nous l’expliquions dans Makery cet été, la définition de Teilhard de Chardin a une forte dimension spirituelle chrétienne, alors qu’elle peut aussi être interprétée, à la manière de Vernadski, comme une définition précoce de l’anthropocène. Qu’en pensez-vous ? Peut-on dire que le concept mérite d’être réactualisé ? A-t-il un avenir ?

Oui, le concept de Noosphère par Teilhard de Chardin a été pour moi une très grande source d’inspiration, sans pour autant, étant athée, que j’adhère à sa dimension mystique chrétienne. Et qui est très différente de la version plus rationnelle de Vernadski de la Noosphère qui anticipe effectivement la notion d’anthropocène.

Il y a je dirais trois étages dans le concept de Noosphère de Teilhard de Chardin, et qui n’ont pas grand chose à voir, à mon humble avis, avec la version de la Noosphère de Vernadski.

Le premier étage est très rationnel et simple à appréhender, et on peut l’assimiler au cyberespace. Un cyberespace dans le sens littéral induit par la cybernétique de Norbert Wiener. C’est à dire l’ensemble des traitements de l’information du vivant et pas seulement des machines.

La Noosphère de Teilhard c’est dans un sens restreint, l’ensemble de l’espace informationnel généré collectivement par l’humanité, et dont on peut voir les premières traces dans les peintures rupestres, vers moins cinquante mille ans.

Teilhard de Chardin appelle ce moment où l’humanité s’entoure d’information, la Noogenèse. Laquelle devient Noosphère lorsqu’elle grandit exponentiellement en même temps que l’humanité se propage sur la planète.

Par maniérisme cyberpunk, j’écris NøøSphère avec des ø barrés, pour différencier la Noosphère de Teilhard de Chardin de ma version très personnelle que j’étends à l’ensemble du vivant.

Donc pour moi, c’est la sphère informationnelle qui est générée non seulement par les activités humaines, mais aussi par l’ensemble du vivant.

Ce premier étage des concepts de Noosphère et de Nøøsphère est rationnel, dans le sens que ces sphères informationnelles outre leur prodigieuse complexité, sont relativement mesurables scientifiquement (bibliothèques, programmes audiovisuels, fresques, conférences, traitements de données, phérormones, neurotransmetteurs, champs électriques neuronaux, ADN, ARN etc.).

Le deuxième étage du concept de Noosphère chez Teilhard de Chardin est un jeu d’inversion de pensée qui est presque de nature métaphysique, dans un sens littéral. C’est à dire en dehors de la physique. Et qui est très similaire paradoxalement de mon point de vue de l’intuition du chercheur athée militant et anti-créationniste Richard Dawkins avec son concept de mèmes.

Pour faire simple, Teilhard de Chardin inverse le rapport de causalité. Ce n’est pas l’humanité qui génère la Noosphère par ses activités informationnelles, c’est la Noosphère qui génère l’humanité.

Teilhard de Chardin, d’un point de vue millénariste, voit sa Noosphère comme une entité métaphysique, qui grandit avec l’humanité, et qui, lorsqu’elle aura atteint sa maturité, finira l’Histoire.

Cette inversion de causalité ressemble beaucoup à ce que fait Richard Dawkins, qui décrit les mèmes comme des entités conceptuelles, qui se servent de nous pour se propager et se reproduire. Dans son roman VALIS (SIVA en français) Philip K. Dick rejoint cette intuition, et appelle les mèmes des plasmes.

C’est ce deuxième étage du concept de Noosphère qui, avec le premier étage, m’a le plus inspiré, car il décrit très exactement un phénomène d’illumination intuitive que connaissent beaucoup d’artistes.

Lorsque nous créons des œuvres, qu’on soit débutant ou expérimenté, il arrive parfois qu’on se sente comme connecté, porté, transporté par une énergie créatrice ineffable qui passe à travers nous. Les artistes utilisent souvent la métaphore de l’antenne (Terry Gilliam), du médium, de l’instant créateur (Stanislavski), de l’intuition créatrice, du flow, du feeling… pour décrire cet état de transe exceptionnel.

On sent que « quelque chose » de plus grand que nous passe (parfois) à travers notre main. Bien sûr, cela n’induit pas qu’on va faire un chef d’œuvre à chaque fois. Au contraire. Si nous n’avons pas acquis la technicité suffisante, nous allons trahir par notre maladresse cet « instant créateur exceptionnel ».

Ma NøøSphère est composée donc de ces deux étages, l’étage mesurable, rationnel du cyberespace généré par le vivant, et cet espace « poétique » irrationnel, immatériel, émergeant du cyberspace, où « l’Information » est devenue active, où je deviens parfois l’instrument d’un processus informationnel complexe, ineffable, ni divin ni mystique, agissant à l’échelle du collectif.

Le troisième et dernier étage de la Noosphère de Teilhard de Chardin, qui va provoquer la défiance de sa hiérarchie jésuite et son exil à New York, et auquel je n’adhère pas, car je ne suis ni croyant, ni chrétien, c’est son concept, voir, illumination, de Christ cosmique. Pour Teilhard de Chardin, cette entité métaphysique c’est le Christ.

Je pense pour ma part, que cette étape religieuse, héritée des religions révélées n’est pas nécessaire. Comme d’habitude, face à trop de complexité, on invoque le divin.

Mais je pense de façon intuitive, que des nouvelles définitions scientifiques de la notion d’information (voir Le Fil de la vie aux Editions Odile Jacob) permettent d’aborder ces phénomènes cognitifs collectifs complexes avec une approche non mystique.

« L’information » peut-être perçue comme un processus temporel dynamique de codage et décodage, générant des interactions complexes entre l’immatérialité informationnelle et la matérialité physique.

Depuis quatre milliards d’années, sur cette terre, une entité informationnelle qui n’a rien de divin, informe la matière pour assurer sa survie et perpétuation, et nous en sommes les instruments.

 

« Il est vrai que l’information a un côté immatériel qui ne se réduit pas à la matière qui la porte. La même information peut être portée par une molécule d’ADN, puis être recopiée sur un circuit à base de transistors, puis transiter par les cellules magnétiques d’un disque dur d’ordinateur pour enfin revenir sur une molécule d’ADN, comme dans l’expérience de Venter. La seul chose commune entre ces états chimiques, électriques et magnétiques, c’est l’information qu’ils portent. L’information est une entité abstraite qui ne dépend d’aucune forme de matière. Cela en fait-il une notion scientifiquement suspecte ? N’étant pas matérielle, porte-t-elle un parfum de surnaturel qui la rapproche de la théologie en l’éloignant de la science ? »

Le fil de la vie, « Un fil d’Ariane pour comprendre la nature. Un écheveau de trois milliards d’années. », Jean-Louis Dessalles, Cédric Gaucherel, Pierre-Henri Gouyon, Editions Odile Jacob, 2016.

Quels sont vos récents et prochains projets ?

La semaine du 5 au 10 novembre je suis invité à Casablanca pour faire une nøøconférence sur l’empowerment artistique et la création numérique, et présenter mes œuvres au Festival National du Film Amateur de Settat. J’y ferai visiter le NøøMuseum en VR, et je dirigerai un workshop sur ma façon de réaliser des œuvres immersives avec Unity. Je prépare aussi deux expositions d’œuvres augmentées, à la galerie Satellite en Janvier, et au Naïa Museum à Rochefort en Terre. Et je continue d’augmenter le réseau de galeries de mon NøøMuseum, en version stand alone, mais aussi en Réalité Virtuelle et en Réalité Augmentée.

Lire la première partie de cet entretien avec Yann Minh.

Le festival Technomancie.

Le NøøMuseum de Yann Minh.