Makery

« Ars Electronica revisited », entretien avec Vuk Ćosić

Portrait of a Facebook user: Vuk Ćosić, contemporary artist, active mostly in new media. @ Borut Peterlin

Vuk Ćosić, un des pionniers du Net.art, de retour après 20 ans au festival Ars Electronica de Linz en Autriche, regarde pour Makery dans son rétroviseur et nous donne sa vision personnelle.

Avec Jodi, Heath Bunting et Alexei Shulgin, Vuk Ćosić est l’un des premiers « Net.artistes ». Egalement cofondateur de forums internationaux autour de l’art, la théorie et la critique de l’Internet comme Nettime, Syndicate, 7-11 et le Ljubljana Digital Medialab, il intervenait lors de la journée historique célébrant les quarante ans du festival Ars Electronica.

Vuk Ćosić portrait equipped with ImageNet Roulette by Trevor Paglen
© Borut Peterlin

Commençons par l’archéologie, in vivo.

C’était il y a longtemps. L’archéologie est une question de temps. C’est ce que j’ai étudié. Je suis professeur en archéologie et la question qui se pose est la suivante : comment se fait-il qu’un archéologue s’intéresse aux nouveaux médias ? Une réponse brève à cette question est qu’il existe des similitudes entre les deux professions. L’archéologie est une science ou un domaine dans lequel vous créez un récit basé sur des preuves matérielles, c’est un récit sur une certaine époque. Vous parlez du passé. En tant qu’artiste, vous créez un récit, également à propos du temps. Seulement cette fois, vous parlez de l’avenir. Si nous acceptons cette explication super superficielle, alors je suis une sorte de caméra qui a tourné son objectif à 180 degrés du passé vers le futur. Mais c’est le même outil. Mon travail avec les nouveaux médias est parfois assez sérieusement et méthodologiquement archéologique – délibérément, parce que je trouve que l’archéologie est une belle chose. J’ai étudié cela délibérément. Mon engouement pour l’archéologie n’a pas diminué parce que je ne suis plus dans la profession. Donc, je suis toujours un archéologue, même si ce sont des dossiers que je crée.

A quel moment Ars Electronica s’est retrouvé sur votre chemin ?

J’y suis allé en 1996, 1997 et 1998. En 1995 je ne pouvais pas. Je n’avais pas de visa pour l’Autriche car, à cette époque, j’étais citoyen d’un autre pays et je ne pouvais pas me déplacer facilement. Et tous mes amis, tous ceux de mon groupe Ljudmila [le Ljubljana Digital Media Lab, tel qu’il était nommé dans les années 1990], ils y sont allés. Il y a des histoires intéressantes, mais je ne vous les raconterai pas (rires). Un truc funky est qu’ils dormaient dans leur voiture. Pourquoi est-ce intéressant ? En 1995, toutes les activités autour des médias numériques de Ljubljana se réduisaient à deux ou trois personnes. Ce groupe de Ljudmila, et sans ma présence, était les seules personnes de Slovénie là-bas, je crois. L’année suivante, quand j’y suis allé, nous étions à hôtel, un endroit simple, juste en tant que visiteurs. Nous commencions à connaître quelques personnes. Le Net.art avait déjà eu lieu. J’y ai rencontré physiquement des gens que je ne connaissais que depuis quelques mois. Et la communauté était très forte. 

Puis en 1997, nous avons été cooptés. J’ai reçu une invitation et beaucoup de mes amis de Net.art ont également été commissionnés. Nous avons donc également eu un bon endroit où séjourner, un meilleur hôtel cette fois-ci, et nous avons participé au programme. En 1998, j’étais président du jury du prix « Info Weapon » (le thème du festival était Infowar, ndlr), avec des personnalités très illustres pour m’accompagner. C’est intéressant de rappeler que nous avons attribué le prix à un logiciel de reconnaissance faciale. Même à l’époque, il était tout à fait évident que c’était quelque chose de mauvais. C’était un crescendo des plus chanceux. Ce fut ma dernière fois à Linz, avant cette année. Il n’y avait pas d’étage supérieur. C’était amusant. C’est à ça que ressemblait mon implication.

Et donc cette année vous êtes de retour à Ars Electronica après 20 ans ?

Exactement 20 ans. Bien sûr, je connaissais Gerfried [Stocker] et Jutta [Schmiederer], parce que nous ne nous rencontrions pas qu’à Linz, mais aussi dans toutes sortes de lieux où je réalisais mes projets. Nous nous sommes revus à diverses occasions ces 20 dernières années. L’année dernière, nous avons co-organisé une conférence de deux jours sur l’IA dans les arts et la culture à Rijeka, où je travaillais. Gerfried voulait en quelque sorte prendre mon pouls à l’idée que je vienne à Linz. Je suis aussi allé à Linz pour une autre conférence l’année dernière. C’était fantastique ! Art meets Radical Openness, c’était incroyable.

[L’équipe slovène d’Aksioma passe près de nous, nous les saluons.]

J’ai participé à une discussion là-bas et Gerfried est venu. Nous nous sommes adonnés à un genre de jeu de jambes sophistiqué de vieils hommes grincheux. Nous nous sommes gentiment approchés l’un l’autre pour que personne ne s’offusque, que chacun ne soit pas blessé. Un peu bizarre rétrospectivement. Je lui ai dit tout de suite « Fuck off, je veux dire, tout ce que tu veux, dis-le moi simplement. Aucun problème pour venir, si vous sentez que je peux contribuer. Je joue le jeu. Je n’ai pas quitté Ars Electronica. » A un moment j’avais décidé de quitter tout ce cirque et Ars Electronica en faisait juste partie. Cela faisait partie de mon plan de retraite en 1998.

Déjà ?

Ouais, je devrais vous dire pourquoi. Mais j’aimerai terminer l’histoire de comment je suis arrivé à Ars Electronica cette année. Le Conseil de l’Europe m’avait donc invité à participer à l’organisation d’une grande conférence. Puis ils ont changé d’ambition, elle est devenue plus petite. Parce qu’ils organisaient régulièrement de grands événements sur la culture numérique, ils ont décidé que celui-ci porterait sur l’IA. Cela m’est venu à moi parce qu’elle devait se tenir à Rijeka, c’était donc sur mon territoire. Et puis, il est également apparu que Gerfried avait programmé la conférence précédente. C’était donc assez logique : ils nous ont mis ensemble, nous avons passé du temps à organiser cet événement, les intervenants. J’ai suggéré des choses, il en a suggéré d’autres et tout s’est bien passé. Et quand il est venu à Rijeka, nous avons passé deux jours ensemble. Et après la conférence, il m’a envoyé un e-mail incroyablement drôle, deux mois avant Ars Electronica de cette année, en disant : « Bonjour mon cher ami, cette année, nous célébrons un grand anniversaire, et il y aura un pré-événement avec les premiers pionniers … » suivi d’une cascade de trucs lèche-cul et manipulatoires, à la Tom Sawyer, si vous voyez ce que je veux dire.

Apparemment il a réussi ?

Oui, oui. Je lui ai répondu “Tu m’as eu dès ton hello. Tu peux compter sur moi.” C’était juste une simple conversation entre deux personnes, et c’est tout. C’était une invitation à passer du temps avec des gens que j’ai fréquenté toute ma vie en parlant de Net.art. C’était facile.

Mais vous n’avez pas parlé que de Net.art ?

Oui, Avec Vladan Joler je travaille maintenant sur un livre sur l’IA dans les arts et la culture. Il devrait être essentiellement publié par le Conseil de l’Europe, je travaille avec eux en tant qu’expert. Mais ce livre va être distribué et aidé d’une autre manière par Ars Electronica, formellement et officiellement. De toute évidence, Gerfried sait que Joler et moi sommes amis, il nous a donc mis sur une table-ronde.

Vous voyez, Ars Electronica est une affaire très compliquée. C’est énorme, cela échappe à tout le monde et le résultat est qu’ils vous laissent beaucoup d’autonomie. Vous vous mettez d’accord deux mois à l’avance, ils vous donnent l’heure précise, ils vous envoient le contrat, vous signez les papiers, tout fonctionne à la perfection. Mais en réalité, il n’y a aucune suivi de la part du commissaire après le premier moment où vous avez conclu un accord. Alors, parfois vous vous adressez à eux en disant : « Hé les gars, c’est dans deux semaines et je voudrais discuter de la façon dont nous allons aborder… », quel que soit le sujet proposé. Et vous découvrez bientôt que vous devez vous débrouillez tout seul. Mais j’aime ça. Pour moi, c’est bien. Pour beaucoup de gens, ce n’est pas si bon, parce qu’ils aiment se faire dorloter et se faire prendre par la main. Donc, notre conversation n’était pas comme un coup de pub préprogrammé, c’était plus bordélique, comme un jam jazz.

Portrait de Vuk Ćosić en ImageNet Roulette © Trevor Paglen

Avez-vous ressenti cette année comme festive ou plus comme une commémoration ?

J’ai observé quelques petites choses. D’abord, une chose, sur 20 personnes que j’ai rencontrées, il y en avait au moins une de Slovénie. J’ai aimé cela, parce que lorsque nous y allions en tant qu’équipe Ljudmila ou quand j’y allais seul en tant que Net.artiste fabuleusement important, ahah, vous ne connaissiez personne. Je veux dire, il n’y avait personne du bled. Et c’était encore un domaine jeune, nous n’étions que quelques uns, rien de bien important. Et puis j’ai arrêté d’y aller. Alors maintenant, c’était comme WOW ! Tous ceux que je connais à Ljubljana qui fabriquent des fichiers et s’occupe des arts numériques étaient à Linz. J’ai beaucoup aimé ça. Ce sont de petites choses, mais ça fait plaisir. Mais le festival est devenu totalement démesuré pour moi. C’était incroyablement fatiguant parce que je me suis également donné pour tâche d’en voir autant que possible. Naïvement, j’ai toujours tendance à croire que ces grandes foires, biennales, comme Ars Electronica, parlent d’art.

Et certaines parties d’Ars Electronica sont si mal organisées qu’on remarque à peine qu’il y a la main invisible d’un cerveau. Il y avait tout de même une sélection, ce n’était pas si mal. Vous pouviez, par exemple, aller voir l’exposition présentée au OK Zentrum qui n’était pas si mal du tout. Mais en réalité, c’est tout de même une compétition, quoi qu’on en dise. Ainsi, peu importe qui décide de se présenter à la compétition, la meilleure merde est sélectionnée pour le spectacle final. Donc, ce n’est pas comme une exposition organisée. Ensuite, dans le Bunker, la cave de Post City, vous pouviez voir les programmes de ces galeries qui jouent un jeu complètement différent, un sport différent, dans une ligue différente. On pouvait y voir des galeries qui avaient sélectionné avec soin un ou deux artistes et présentaient leurs œuvres de la meilleure façon possible. On pouvait constater qu’il y avait un curateur intelligent par artiste. Et ce ratio, un curateur intelligent par artiste, de l’autre côté, on en est loin. Cela ne veut pas dire que les commissaires d’Ars Electronica ne sont pas intelligents, cela signifie simplement qu’ils se sont donnés à eux-mêmes cette tâche gigantesque…

Est-ce que vous regrettez que certains sujets n’aient pas été abordés à Ars Electronica cette année ?

Ce qui est intéressant de dire c’est qu’il y avait trop de sujets. C’est comme un supermarché avec de nombreux sujets. Et certains d’entre eux étaient justifiés, vraiment, je ne juge pas, je n’ai rien contre les organisateurs, mais quand vous faites un projet de cette taille, vous devez mettre les tendances en évidence. Vous savez, montrez une femme robot, par exemple, c’est du niveau de la chambre de commerce slovène. Et je ne pense pas que ce soit un bon niveau. Une partie de cela est du aux raisons commerciales, ce qui est compréhensible.

Il semblerait que nous parlons d’un festival qui est devenu une foire.

C’est une foire ! Dans les années 1990, cela explorait encore les frontières, on n’y allait pas dans la douleur. Apparemment il y a eu un glissement commercial. Mais que pouvez-vous y faire ? Qu’est-ce qui a changé pour moi ? Ou est resté la même chose ? … Je suppose que cela vaut pour n’importe quelle grande biennale. Vous y allez avec des attentes, de l’énergie, mais aussi un type de préoccupations que vous avez dans la vie, à un moment de votre carrière… et vous rencontrez ensuite des personnes similaires. Si vous êtes fondamentalement communicatif et avez un talent, une envie de papoter, c’est un endroit formidable. Si vous avez un peu de chance, vous rencontrez des gens avec qui vous faites plus tard des choses. Et ça c’est toujours le cas !

Qu’est-ce que cela raconte à propos de la situation actuelle dans les environnements numériques ? Ars Electronica est-il victime du même symptôme que vous avez déjà décrit à propos de l’Internet évoluant vers autre chose qu’il ne l’était dans les années 90 ?

Internet était un espace de liberté à cette époque. Nous étions tous naïfs, enthousiastes et plutôt avant-gardistes sur le fond. Peu importe le fait que nous évitions d’utiliser cette étiquette. La plupart de mes collègues et moi avons échappé à cette étiquette. Maintenant, Internet est un espace de peur, de méfiance. Évidemment occupé par une partie laide de la société, et ainsi de suite. Cela ne signifie pas un espace de promesse, c’est maintenant un espace de combat. Mais un art plus brutal, plus critique et pointu n’est pas présenté à Linz. Il faut bien le constater. Je considère Ars Electronica comme une entreprise commerciale de grande envergure qui a très bien su surfer la vague au bon moment. Il a fait son boulot, mais la vague s’en est allée.

Nous le voyons dans le monde du numérique. Ici, en Slovénie, je travaille dans le conseil aux entreprises sur le numérique et je viens de passer du temps avec des amis qui organisent toujours un concours du meilleur site Web en Slovénie. Je le faisais aussi il y a 20 ans. C’était un continent à découvrir, un endroit pour gagner de l’argent. Pourquoi le cacher ? Mais maintenant les sites Web n’existent plus pratiquement. Franchement, mettre en place un site Web pour une entreprise n’est plus vraiment une grosse affaire. Néanmoins, ces gars-là organisent toujours cette récompense Web, tout simplement parce que c’est leur business. Même chose pour Ars Electronica. J’en suis sûr, ils ne peuvent même pas envisager l’option de faire le constat que « Eh bien, l’art des nouveaux médias se retrouvent sous toutes ses formes dans le mainstream », il faut faire un autre diagnostic. Ou se dire : « Nous allons chercher un autre terrain et suivre ceux qui montreront le chemin. » Non, ils ne font pas ça. Ils essaient peut-être de le dire, mais ce n’est pas avec une foire qu’ils y parviendront. Il y a beaucoup moins d’expérimentation, beaucoup moins, vous savez, de charmants échecs et catastrophes. C’est comme ils l’ont dit, c’est la « mid-life crisis ». Je doire dire que j’ai vraiment respecté ce titre du festival.

Portrait de Vuk Ćosić © Evan Roth

Puisqu’on parle tempo, que sera Ars Electronica en 2039, dans 20 ans ? Quel sera le texte d’invitation ?

Je m’attends à des moniteurs plus minces, je m’attends à des robots plus rapides. Je m’attends à ce que Gerfried ait l’air identique et prononce un discours soigné avec une pointe d’humour soigneusement mesurée. Je m’attends à rencontrer beaucoup de personnes que je connais et qui étaient déjà présentes cette année. Je pense qu’il sera toujours question de savoir qui est invité au gala et qui ne l’est pas. Et qui a dit quoi à qui il y a 20 ans. En termes d’art, j’espère que le changement sera visible, mais que nous ne le savons évidemment pas. Ce sera encore une fois un grand ensemble domestiqué d’art numérique critique qui utilise une rhétorique de la critique, mais affiche également fièrement le logo du sponsor. C’est cet univers intermédiaire, il n’est même pas si mystérieux, et c’est ce que l’on appelle se vendre. Et sur les marges, vous verrez, parce que Gerfried a toujours été intelligent, vous verrez des personnes sincères, vous trouverez des personnes qui ont vraiment beaucoup à dire et qui contribuent. Ils n’obtiendront pas beaucoup d’attention, ils ne parleront pas au nom du festival. Si vous regardez attentivement, vous les trouverez au bar. Encore une fois, c’était le meilleur endroit d’Ars Electronica. Comme on dit, les meilleures fêtes sont dans la cuisine. C’est le même modèle humain de socialisation. Cela pourrait même être dans un endroit plus grand. Un endroit qui clignote beaucoup, pendant la nuit. Avec des essaims de drones, des logos de sponsors en haute résolution…

Et plein de slovènes ?

Tout le monde parlera slovène, ce sera la deuxième langue d’Ars Electronica.

Le futur semble plus rayonnant que le présent.

Ouais… beaucoup de choses seront des choses du passé. Comme le selfie stick et la trottinette électrique (rires).

Lisez notre entretien avec Paul Vanouse, Golden Nica 2019, et notre article sur le workshop « Soybean Futures »  à Ars Electronica.