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A quand le mammouth laineux 2.0 ?

Modèle d’un mammouth laineux adulte exposé à Tokyo. © Cherise Fong

Une nouvelle exposition à Tokyo met en scène le mammouth laineux : sa généalogie, ses fossiles, son génome, sa désextinction. Un microcosme médiatique des enjeux actuels qui entourent cet animal disparu de l’ère pléistocène.

De notre correspondante à Tokyo (texte et photos)

Le parcours de l’exposition spéciale au Musée national de la science émergente et de l’innovation (Miraikan) commence avec Dima : le premier corps entier de mammouth laineux à être bien préservé après sa découverte dans le nord-est de la Sibérie en 1977, un bébé de 7-8 mois décédé il y a environ 40.000 ans. C’est un spécimen touchant, car même momifié au cours des millénaires, on reconnaît bien la forme d’un petit pachyderme, les pattes recouvertes de laine beige.

Dima le bébé mammouth laineux, emprunté au Musée zoologique de Saint-Pétersbourg, exposé au Miraikan de Tokyo.

Du 7 juin au 4 novembre 2019, le Miraikan de Tokyo présente une exposition intitulée simplement « Mammouth », en comptant avec l’imaginaire qu’évoque le nom de cette espèce emblématique du Pléistocène. On retrouve un grand squelette complet, un crâne, une machoire, une molaire, même de la fourrure (assez dure) qu’on peut toucher avec les doigts. Un schéma généalogique montre l’existence contemporaine du mammouth laineux (Mammuthus primigenius), de l’Homo neanderthalensis et de l’Homo sapiens. En effet, les derniers des mammouths laineux, d’une sous-espèce naine, ont survécu dans l’île Wrangel jusqu’à il y a environ 4000 ans, soit en même temps que les humains construisaient les pyramides d’Egypte ou les monuments de Stonehenge en Angleterre.

Nombre d’autres spécimens issus du Pléistocène sont aussi exposés, certains pour la première fois, notamment un tronc laineux âgé d’environ 32 700 ans découvert en 2013, ainsi qu’un morceau de peau de mammouth laineux âgé de 31 150 ans fraîchement découverte lors d’une expédition en Sibérie arctique en août 2018, menée par le professeur Hiromi Kato de l’Université de Kindai au Japon et largement documentée dans l’expo.

L’exposition se termine avec le projet de résurrection du mammouth laineux porté par une équipe dédiée de l’Université de Kindai à Osaka. A partir d’un bout de chair du fond de la gueule de Yuka, un jeune mammouth laineux femelle exceptionnellement bien préservé depuis son décès il y a environ 28.000 ans et découvert dans le village de Yukagir en 2010, les chercheurs japonais ont fait une analyse de protéines pour en extraire 43 noyaux de cellules qu’ils ont implanté dans des ovocytes de souris. Parmi ces cellules incubées, 5 ont présenté des réactions biologiques caractéristiques du début de la division cellulaire, selon leur rapport publié en mars 2019.

Noyau de cellule de mammouth implanté dans un ovocyte de souris, par l’Université de Kindai (2019) :

Si l’expérience de Kindai est excitante, elle n’est pas tout à fait conclusive. N’empêche que le modèle grandeur nature du mammouth laineux ressuscité ne manque pas d’attirer les photos de famille et autres selfies, s’il ne fait pas tout simplement rêver des possibilités des sciences de la vie.

Le professeur et biologiste évolutionniste Miyamoto Hiroshi, membre de l’équipe « mammouth » de Kindai a déclaré : « Même récemment au Japon, le loup et la loutre se sont éteints. Actuellement, les extinctions des espèces s’accélèrent. (…) Ce projet de recherche n’est pas seulement pour comprendre la vie et la mort du mammouth. En élucidant l’écologie des grands mammifères comme le mammouth, on peut mieux prévoir les effets du changement climatique sur la vie sur Terre, et mieux les protéger maintenant. Surtout, la biodiversité enrichit le monde. Et puis, c’est amusant d’imaginer les mammouths se promenant dans les steppes de la Sibérie. »

Pas de désillusions, donc, mais toujours une contribution à la science.

Qu’est-ce que la désextinction ?

Ce qui nous amène à la grande question de la désextinction. Si le terme (sans parler des médias) évoque la résurrection pure et simple d’une espèce disparue, la notion scientifique est beaucoup plus nuancée. Les chercheurs en ingénierie génétique savent bien que le clonage exact d’un spécimen mort depuis des milliers d’années n’est pas réaliste (entre autres, parce que les cellules commencent à se détériorer et à se contaminer dès la mort de l’organisme).

Fourrure de mammouth laineux.

Contrairement aux dinosaures jurassiques et crétacés, éteints depuis quelques 65 millions d’années, les mammouths laineux du Pléistocène ont vécu jusqu’à il y a environ 11.000 années. En outre, les éléphants d’Asie sont plus proches génétiquement des mammouths que des éléphants d’Afrique.

Plus prometteur en ce qui concerne la soi-disant désextinction, selon les praticiens, est l’utilisation de la biologie synthétique, plus précisément le CRISPR-Cas9, pour recréer un génome artificiel en y insérant certains gènes extraits d’une espèce éteinte, comme le mammouth laineux, dont on a pu récupéré des morceaux d’ADN dans des cellules préservées dans la glace. Après, il faudrait que le génome puisse s’exprimer dans un embryon, qui puisse se développer à l’intérieur d’une mère porteuse d’une espèce proche (dans ce cas un éléphant d’Asie) et naître (et grandir).

C’est ce que tente de faire depuis 2012 un projet en Russie menée conjointement par les chercheurs Semyon Grigoriev, directeur du Musée du Mammouth de l’Université Fédérale du Nord-Est à Yakutsk en République de Sakha (et qui a participé à l’expédition d’août 2018 documentée dans l’exposition au Miraikan), et Hwang Woo-Suk (pionnier sud-coréen du clonage inculpé en 2006 pour fraude et violation de lois sur la bioéthique…), fondateur de l’entreprise de clonage de chiens domestiques Sooam Biotech.

Un molaire (troisième supérieur à gauche) de mammouth laineux découvert en République de Sakha en 2013.

Aux Etats-Unis, le laboratoire du professeur George Church de l’Université de Harvard travaille depuis 2015 sur la création d’un embryon hybride composé de gènes d’éléphant d’Asie et du mammouth laineux. Il est soutenu par l’association Revive & Restore, qui réclame le combat contre le changement climatique (ranimer le mammouth pour restaurer l’écosystème arctique et empêcher la fonte des glaces) et du secours génétique (« genetic rescue ») des pachydermes en voie de disparition.

Car après les odeurs, les biocarburants, les biotextiles, les légumes, la viande… et la résurrection réussie du virus de la grippe qui a tué 50 millions de personnes en 1918, autant se servir de ces nouvelles biotechnologies pour la conservation des espèces menacées.

Pleistocene Park

Autre raison pour laquelle le mammouth laineux est parmi les candidats en première ligne de mire pour la désextinction : l’espèce ainsi (re)créée aurait déjà sa place dans une réserve naturelle de la toundra sibérienne. La réserve s’appelle Pleistocene Park, et comprend 16 hectares de terres protégées par le scientifique russe Sergey Zimov, qui a déjà réintroduit des troupeaux sauvages de bisons, bœufs musqués, élans, chevaux et rennes. En fourrageant toute l’année, ces grands herbivores aident à transformer la toundra moussue en prairies, où les trous dans la neige fondante aident à faire circuler l’air froid et donc à préserver le pergélisol (sol qui reste « perpétuellement » gelé, ou pendant au moins deux ans de suite).

Or, si ce pergélisol préserve effectivement de la végétation, des restes de mammouths et d’autres animaux du Pléistocène, il contient également de vastes réserves de carbone et autres gaz à effet de serre, ainsi que des microbes jusqu’ici inconnus. Et il est en train de fondre à une vitesse accélérée chaque année.

Un tronc de mammouth laineux âgé d’environ 32.700 ans, découvert en République de Sakha en 2013.

Selon Zimov, le piétinement du bétail peut entraîner une baisse de 15°C dans la température du sol. Le mammouth laineux, espèce ombrelle de l’écosystème des steppes à l’ère pléistocène, pourrait non seulement percer le sol avec ses grosses pattes, mais renverser les arbres de la forêt boréale pour faire refléter les rayons du soleil, en plus de fertiliser le sol avec ses excréments.

Le but de la désextinction, selon Revive & Restore, serait de ranimer un animal semblable au mammouth afin de restaurer l’écosystème naturel des steppes, empêcher le pergélisol de fondre et réduire les effets du réchauffement climatique. Du moins, c’est la théorie. Pour effectivement avoir un impact sur le climat, il faudrait introduire plusieurs dizaines de milliers de ces bêtes dans le territoire protégé du Parc Pléistocène.

Désextinction et détournement

Car un des revers de la médaille, c’est que les défenses de mammouth dégelées font déjà l’objet d’une chasse à l’ivoire préhistorique pour un marché très lucratif et tout à fait licite, où 90% des défenses trouvées en Sibérie finissent en Chine. Si le commerce en défenses de mammouth date du 17ème siècle, la chasse en République de Sakha—nom officiel de la vaste région sibérienne de Yakutiya en Fédération de Russie où se trouvent la grande majorité des fossiles de mammouth laineux—s’est renouvelée avec ferveur depuis 1966 suite à l’effondrement de l’Union Soviétique.

Défense de mammouth laineux.

Parmi d’autres marchés qui s’apprêtent à tirer un profit pervers de la désextinction : les brevets sur les espèces bio-modifiées, le tourisme à but non-écologique, les nouveaux animaux de compagnie, les mets exotiques…

Comme disait Carl Zimmer, journaliste de National Geographic, à la défense de Revive & Restore : « On ne joue pas à Dieu. On est en train de prendre conscience de nos propres pouvoirs, ainsi que des résultats inattendus de nos actions. »

Certaines biologistes se sont posées ouvertement des questions sur la faisabilité et les enjeux redoutables de la désextinction, comme Beth Shapiro dans son livre How to Clone a Mammoth: The Science of De-Extinction (spoiler : on ne peut pas cloner un mammouth) en 2015 et Britt Wray dans son livre Rise of the Necrofauna: The Science, Ethics, and Risks of De-Extinction en 2017.

N’empêche que depuis la découverte de CRISPR-Cas9, la désextinction au sens génétique, quelle soit justifiée éthiquement ou non par le greenwashing, est non seulement possible mais en marche.

Un mignon modèle de bébé mammouth laineux, présage de l’hypothétique mammouth 2.0 ?

Stewart Brand, personnage culte connu pour son Whole Earth Catalog des années 1968-72 et cofondateur de Revive & Restore a écrit : « Pour moi, un des aspects les plus séduisants de la résurrection d’espèces éteintes est le temps que cela va prendre. Même si tout se passe bien, la résurrection des pigeons voyageurs (ainsi que d’autres espèces si les techniques fonctionnent) prendra des décennies. Pour qu’un bébé mammouth laineux grandisse et donne naissance à une fille, il faut vingt ans. Réintroduire les troupeaux dans la région subarctique et rétablir la steppe des mammouths sera un projet à l’échelle d’un siècle. »

La question qui se pose alors : qu’est-ce qui arrivera en premier, la désextinction des mammouths ou l’extinction des humains ?

En savoir plus sur l’exposition « Le Mammouth » au Miraikan.